Nos régions ont du talent, affirme le slogan publicitaire. L’Opéra de Rouen Normandie le confirme. Tancrède à l’affiche jusqu’au 16 mars réussit là où Beatrice di Tenda à Paris le mois dernier échouait : rallumer sur une scène française le feu du belcanto romantique.
En 1813 à Venise, Rossini est déjà considéré comme un maestro di cartello – comprendre un compositeur dont le nom seul suffit à attirer un large public. Malgré son jeune âge – 20 ans ! –, le théâtre le plus important de la ville, la Fenice, lui commande un opéra seria sur un livret de Gaetano Rossi d’après la tragédie de Voltaire Tancrède. La partition, composée en moins d’un mois, fixe les règles qui régiront l’art lyrique pendant plusieurs décennies. L’inspiration, constante, ne se limite pas à la voix, dans la continuité de l’art crépusculaire des castrats ; elle irrigue l’orchestre, à mille lieux de l’idée de grande guitare que les contempteurs du belcanto accolent au genre. Écoutez l’arrivée du héros éponyme sur son esquif bercé par le clapotis des violons tandis qu’aux bois gazouillent les oiseaux, ou la plainte du hautbois au 2e acte dans l’obscurité déjà romantique du cachot d’Aménaïde. Le pouvoir suggestif de l’instrumentation est exploité comme rarement dans l’opéra italien de l’époque.
Appelé au dernier moment pour remplacer Antonello Allemandi, George Petrou n’a sans doute pas eu le temps de peaufiner le détail autant qu’il l’aurait voulu. Mais l’Orchestre de Rouen Normandie et le chœur Accentus bénéficient du travail préparatoire déjà réalisé. Passée une ouverture sous amphétamine au crescendo inutilement brusqué, la direction reprend ses esprits et impose à l’ensemble sa juste pulsation rythmique, trouvant à traduire tant la poésie des pages les plus tendres que l’effervescence des joutes héroïques.
© Marion Kerno / Agence Albatros
Il faut des chanteurs hors sol pour rendre justice à ce genre d’ouvrage. Depuis 2017, année qui l’a vu chanter Cenerentola sur la scène du Palais Garnier, Teresa Iervolino se range dans la catégorie des quelques mezzo-sopranos étiquetées « rossiniennes ». Moins guerrier qu’amant malheureux, son Tancrède préfère la langueur des cantilènes aux éclats belliqueux. C’est dans les cavatines et les duos élégiaques que ce chevalier conquiert les palmes de sa gloire, lorsque la musique flatte les reflets du timbre – l’ombre veloutée du grave, la lumière douce de l’aigu – et la plastique d’un chant qui culmine dans la dernière scène, version tragique (dite de Ferrare), où Rossini, défiant les conventions, atteint des sommets d’épure expressive.
Le vocabulaire belcantiste de Marino Monzó n’est pas aussi étendu. Le prisme des couleurs et des nuances importe moins que l’agilité et la précision du suraigu, indispensables pour triompher des innombrables coloratures auxquelles son soprano se trouve confronté. Aménaide ne prend ici chair que dans l’émotion qu’engendre les entrelacs de sa voix avec celle de sa partenaire, en une communion idéale de timbres, proche de l’extase.
S’il faut une révélation à la soirée, elle a pour nom Santiago Ballerini, qui interprète Argirio : un métal que n’entache aucune nasalité – talon d’Achille du ténor rossinien ; une émission haute et souple ; une technique servie par une intelligence du chant qui lui permet de surmonter à sa manière les passages les plus périlleux ; une maîtrise du style avec l’usage de demi-teintes et d’effets bienvenus – ah ! la messa di voce qui introduit « Pensa che sei mia figlia » (en ligne sur YouTube) – un tempérament enfin, une fougue qu’il doit apprendre à contenir pour tenir la distance et éviter que la cabalette de son dernier air – le magnifique « Ah ! segnar invano io tento » – et le duo suivant n’en payent les conséquences.
Depuis Ewa Podleś en 1989 en Belgique, on sait qu’une bonne Isaura peut cacher un grand Tancrède. Il n’est pas certain que la jeune révélation des victoires de la musique, Juliette Mey relève un jour le défi sauf à ce que son mezzo-soprano gagne en ampleur dans le bas de la tessiture. Mais elle possède effectivement beaucoup d’atouts pour envisager un parcours que l’on espère rossinien, à commencer par la souplesse et le contrôle du souffle qui valent à « Tu che i miseri conforti » un joli succès.
Beaucoup de promesses aussi chez la basse Giorgi Manoshvili, Orbazzano désavantagé par un rôle qui ne lui concède aucun air, au contraire de Roggiero – Benoît-Joseph Meier – qui en est ici cruellement privé – « S’avverassero pure i detti suoi ! » fait partie des rares coupures dans la partition.
La mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau projette le drame dans un moyen-âge fantasmé où prédomine le noir rehaussé de quelques touches dorées. Il y a quelque chose de Don Carlos dans cette vision obscurantiste de Tancredi où d’inquiétants frocards habillent la nudité du décor. Le pouvoir religieux prend le pas sur la junte militaire commandée par un Orbazzano aux manières de reître. Est-ce parce que nous sommes à Rouen qu’Aménaïde dans sa prison évoque Jeanne d’Arc ? Si tel est le cas, il s’agit de la seule fantaisie que s’autorise une approche respectueuse du livret, aux clairs-obscurs esthétisants, qui voudrait plus de liberté dans le mouvement pour paraître moins appliquée.
Saluons enfin l’hommage rendu pour cette série de représentations à Ewa Podleś, contralto sortie casquée de la cuisse de Rossini disparue en début d’année, dont Tancrède fut l’un des chevaux de bataille. Que l’on nous concède cette conclusion plus personnelle, mais comment ne pas évoquer dans le même temps la mémoire de sa biographe, notre regrettée Brigitte Cormier, disparue elle aussi il y a peu de temps, qui était originaire de Rouen.