Tout n’a-t-il pas été dit sur Cosi fan tutte ? Longtemps présenté comme un imbroglio galant, le dernier opéra issu de la collaboration entre Mozart et Da Ponte a ensuite été remodelé au tragique par une série de metteurs en scène, de Chéreau à Haneke : l’amour unique n’existe pas, la fidélité non plus, la jalousie lance ses flèches, quelle amère expérience pour les jeunes fiancés de la pièce – et comme Harnoncourt avait raison de souligner que tous les opéras de Mozart finissent mal ! Cette course à l’abîme, où la victoire semble promise à qui proposera le Cosi le plus noir, et qu’un Dmitri Tcherniakov semblait en passe de remporter l’été dernier à Aix-en-Provence, avec son final en forme de prise d’otage, Anne Teresa De Keersmaeker a décidé de s’en écarter. Sur la scène grande ouverte du Palais Garnier, un décor unique composé de murs blancs et de panneaux transparents ; la chorégraphe belge, en quête de clarté, cherche moins à sonder les âmes qu’à montrer les corps. Ceux des six chanteurs, mais aussi des danseurs qui incarnent leurs doublures. Parabole de la duplicité du désir ou clin d’œil aux multiples déguisements qui émaillent l’intrigue, le procédé produit toujours, pour cette deuxième reprise, des effets mélangés : l’élégance glacée du spectacle, son aspect un peu design, réhaussés encore par des chorégraphies aux lignes bien géométriques, donnent un résultat parfois poseur, aussi éloigné de la spontanéité et de la fougue mozartiennes que la ligne droite l’est de la courbe. Mais cette froideur clinique dit tout de même quelque chose de Cosi, de la solitude implacable guettant les personnages, malgré les prodigieux mariages de voix qui semblent les unir à leurs partenaires. Désormais bien installée au répertoire de l’Opéra de Paris, cette production, sans parvenir à éclairer tous les aspects d’une œuvre qui échappera toujours aux interprétations trop rationnelles, jette une lumière crue sur la distance infinie qui peut séparer les êtres, et sur l’impossibilité de la combler par le désir, par les sentiments même.
Jeune et pleine de vie, la distribution réunie pour l’occasion semble quelque peu bridée par le spectacle, et risque parfois l’effacement face à des danseurs remarquables. Mais elle joue sa partie avec conviction. Vannina Santoni fait Fiordiligi élégante et touchante dans sa mélancolie résignée. Dommage que la voix, d’une séduction indéniable, portée par une belle longueur de souffle dans le premier duo avec sa sœur, se trouve dépassée par les vocalises et l’ambitus de ses airs, où la chanteuse doit se contenter de gérer, à défaut de pouvoir incarner. Plus à l’aise paraît la Dorabella d’Angela Brower : habituée d’un rôle qu’elle a déjà enregistré pour Yannick Nézet-Séguin, la mezzo-américaine donne, grâce à instrument aussi puissant qu’à l’aise dans les nuances, un swing incomparable à « E amore un ladroncello ». Héritant des passages du spectacle regardant le plus franchement vers la commedia dell’arte, faux nez de médecin et de notaire et voix de fausset obligée, Hera Hyesang Park obtient à l’applaudimètre un succès mérité : cette Despina enjôleuse, ambiguë et remarquablement projetée a pour elle, en plus de sa drôlerie, une véritable identité scénique et musicale. Du côté des hommes, les clefs de fa sont plus frustes : Alfonso sonore de Paulo Szot, en délicatesse avec sa quinte aiguë, Guglielmo un peu pataud de Gordon Bintner, qui, dans « Donne mie la fate a tanti », pousse sa grosse voix sans trop se soucier de legato ou de phrasé. Tout cela laisse à Josh Lovell le loisir de développer un Ferrando attachant, rêveur dans son « Aura amorosa », plus en difficulté lorsque l’écriture se tend, dans les scènes de séduction ou de désillusion du deuxième acte.
© Benoite Fanton/ONP
Dans la fosse, Pablo Heras-Casado rappelle opportunément à quel point Cosi fan tutte est un opéra de chef : les détails d’orchestration, éclairés avec brio, les plans sonores, savamment distribués afin que l’œuvre ne perde jamais de son rythme, les lignes mélodiques, mises en valeur sans couvrir le plateau, sont une célébration ininterrompue du génie de Mozart. Et si l’orchestre de l’Opéra, en ce soir de première, n’est pas exempt de quelques décalages et scories, notamment du côté des bois, il donne à la représentation l’indispensable pulsation théâtrale sans laquelle il n’y a pas de soirée d’opéra.