En Belgique, dit-on, l’Institut médico-chirurgical de la Couronne pourra lui faire bénéficier des toutes dernières avancées d’un traitement au radium ? Croit-il seulement que ce procédé révolutionnaire pourra soigner un cancer du larynx détecté quelques semaines auparavant ?
Assurément, il a peur. Lui qui ne s’était pas spécialement inquiété de la toux persistante ou des très douloureux maux de gorge qui, depuis février ne le quittent plus. Il a fait des cures inutiles, cru les premiers médecins qui lui disaient que son mal n’était qu’un rhumatisme et soudain, le voilà qu’il réalise que le temps s’accélère, que l’incertitude le gagne, que les mines s’assombrissent, que les regards fuient. Où est donc l’insouciance distanciée qui paraît se cacher derrière chacune de ses photographies, sur lesquelles il pose avec cet air détaché et vaguement hautain. Elle est en ce début de novembre plus que jamais l’artifice qui cache doutes et mélancolie. Avec partout, toujours, à la bouche ou entre ses doigts, une cigarette, ce poison lent et sans doute coupable auquel il ne pense même plus.
« Ils m’envoient à Bruxelles !!! C’est grave ! Tu peux imaginer mon état d’esprit », écrit-il le 3 à son ami Riccardo Schnabl. Oui, c’est grave. Le mal est si avancé qu’on s’en remet d’emblée aux dernières trouvailles de la science. Si la maladie commence à l’effrayer, Puccini n’est pas le dernier à chercher à expérimenter tout ce qui pourra non seulement le retenir sur terre, mais aussi à lui préserver toute la vigueur dont il a besoin en toutes circonstances. Cet avatar du docteur Faust qu’il n’a pas mis en musique cherche le secret de la jeunesse et, depuis des années, est prêt à écouter toutes sortes de charlatans prêt à le lui vendre et à essayer tout type de mixture que le premier venu lui désignera. Au printemps, voilà qu’il s’intéressait à un remède miracle de quelque professeur du Collège de France, dont l’histoire ne dit pas s’il s’appelait Dulcamara.
Mais notre homme n’est pas bête. Il ne se fait pas trop d’illusion : dans la même lettre à Schnabl, une question fuse : « Et Turandot ? Mah. Ne pas l’avoir terminé, cet opéra, me remplit de douleur ». Quatre ans de travail et elle n’était toujours pas terminée, son œuvre maîtresse. Il veut qu’elle soit son couronnement artistique, comme s’il sentait qu’elle serait la dernière. Cette ultime obsession artistique est omniprésente. À peine arrivé à Bruxelles, il écrit à son librettiste Adami : « M’y voici ! Pauvre de moi, ils me disent que j’en ai pour six semaines. Tu t’imagines comme je suis content ! Et Turandot ! ».
« Et Turandot ! » La principessa di morte ne le quitte pas. Les médecins non plus, qui jurent qu’il s’en sortira, la veille même où une crise cardiaque viendra sans prévenir jeter un funeste doute sur le fameux traitement au radium par électrodes directement posées sur la tumeur. C’était il y a 100 ans.
Donc, à quoi pense Puccini 25 jours avant sa fin ? Connaîtrait-il le sort du povero Buoso : viendrait-on se disputer son héritage musical ? Et qui donc le ferait ? Sur ce plan, il n’a pas d’héritier. Pense-t-il à une mort aussi imprévue qu’héroïque, alla Mario Cavaradossi ? Pense-t-il à la phtisique Mimi, dans la mansarde glacée de ses amis ? Ou au sacrifice de Cio-Cio San pour sauver son honneur ? Son honneur, quel honneur ? Sa vie d’artiste le tire vers le glorieux Mario, mais sa vie d’homme ferait penser à Pinkerton. Croit-il monter au ciel dans la pureté des anges comme Angelica partie rejoindre son fils ? Sans doute pense-t-il plutôt retrouver sa chère mère dont la mort précoce l’avait anéanti. Après tout, à l’opéra, tout finit par un rire ou par un crime ; par un sanglot ou par des noces ; par une blessure ou par une rupture. Du Wild Wild West au Japon traditionnel, il pense peut-être à ses si nombreux voyages, en bateau, en train ou dans l’un de ses chers bolides qui avaient failli le tuer plus vite encore que cette fichue tumeur. Il n’y avait laissé qu’une jambe écrasée au bord d’une route.
Non décidément, ce 29 novembre 1924, il n’y a plus que la mort évidemment. Cette fin inévitable, universelle, égalitaire, qui nous laisse tous, pauvres exsangues, étendus seuls sur un désert de larmes, aussi sûrement que le corps de Manon Lescaut sur la terre de Louisiane. Décidément une Rondine ne fait pas le printemps.
Et Turandot ? Et Turandot ? Oui, peut-être pense-il aussi à l’amour, au sacrifice, à l’aveuglement. A la cruauté, aussi. Ou au courage qu’il n’a pas toujours eu. Peut-être pense-t-il à ce finale qu’il ne fera pas. Peut-être à un décor, peut-être à une mesure, à une note glissée là… Peut-être à la dernière double barre, jusque avant d’écrire Fine dell’opera. C’est là que commence l’éternité.