La salle est comble, naturellement, en ce soir de première pour découvrir Traviata. L’œuvre incontournable était à l’affiche de la capitale bretonne il y a une dizaine d’année avec une proposition assez sublime d’Emmanuelle Bastet qui avait marqué les esprits. Pour sa part, Silvia Paoli déplace l’action à la fin du dix-neuvième siècle dans une salle de spectacle : Violetta s’y débat au milieu d’un théâtre social cruel et décadent. L’opéra de Liège en début d’année avait adopté le même parti pris de théâtre dans le théâtre avec une version ébouriffante de cette vie parisienne vue des coulisses où le désespoir perçait sous plumes et paillettes. Ici, le résultat est plus sobre mais malgré tout très prenant.
Le rideau se lève sur une danseuse en chemise qui exprime douleur et fragilité face à un mur d’hommes en fracs, indifférents, qui l’enjambent sans un regard. C’est pareillement vêtue que Violetta expire deux heures plus tard dans la solitude du théâtre déserté. Simple et efficace, cette image qui ouvre et clôt la soirée est complétée par un jeu récurrent sur les costumes que l’on revêt ou dont on se dépouille ainsi que sur une manifeste réflexion sur le genre, puisque les hommes arborent bientôt hauts de forme et tutus, que les femmes portent alors la moustache, que les travestis sont nombreux. Ce climat de carnaval entre malsain et sulfureux est mieux rendu encore par les chorégraphies inventives d’Emmanuele Rosa.
Tout cela fonctionne parfaitement visuellement mais brouille quelque peu le propos: Violetta est victime d’une société patriarcale, normée, étriquée qui pourtant s’affiche ici crânement ouverte d’esprit, « gender fluid ».
Au second acte, les panneaux peints descendent des cintres pour projeter l’illusion d’un bonheur fugace à l’avant-scène. Cette chimère – encore une fois habilement soulignée par le ballet – ne résiste pas aux arguments assénés par Germont. Le décor, qui n’est pas sans évoquer La desserte rouge d’Henri Matisse, s’effrite à chaque nouvel assaut du père. Les roses de l’amour se changent en ronces et le papier peint fleuri dévoile un cruel miroir où se reflète le public – clin d’oeil à Robert Carsen? -tandis que Violetta y inscrit le prénom d’Alfredo au rouge à lèvres comme en lettres de sang.
Au dernier acte, le théâtre se fera intérieur, métaphore de l’héroïne dont la flamme s’étiole comme les becs de gaz, dont le cœur se glace comme la tempête de neige qui s’abat sur les lieux et qui, seule et abandonnée, ne fait qu’halluciner les retrouvailles avec le père et le fils qui chantent hors scène. Le « O Gioia » de la moribonde est celui d’une âme égarée de douleur, basculant dans la folie.
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Darija Auguštan est la révélation de la soirée. Elle s’approprie le personnage de Traviata avec une vérité désarmante, sans coquetterie aucune. Son soprano solaire s’enrichit d’une conduite de la ligne remarquable, d’un legato quasi sensuel. Les vocalises sont souples, les aigus faciles, la voix est pleine sur l’ensemble des registres, le souffle long. Surtout, l’incarnation est sincère, le jeu naturel et l’art de la narration consommé. Chez une artiste aussi jeune, cela présage d’une étincelante carrière. Elle fait ici ses débuts dans l’hexagone. Gageons que nous l’y reverrons bientôt d’autant plus qu’elle confesse un goût particulier pour le répertoire français. Après avoir incarné Micaëla la saison passée à Zagreb, elle sera d’ailleurs Antonia ce printemps à l’opéra de Düsseldorf.
Francesco Castoro donne la réplique à la jeune chanteuse croate sans jamais forcer le trait, proposant un Alfredo démuni, à la sincérité touchante. Le ténor jouit d’un timbre clair, sonore, homogène, sans forçage, à la prosodie italienne irréprochable. La silhouette qu’il dessine offre un fertile contraste avec le Germont tranchant de Dionysios Sourbis dont le vibrato un peu large empêche de profiter pleinement de la puissante projection et d’un caractère qui semble hésiter entre noirceur et compassion.
L’Orchestre national des Pays de la Loire ainsi que le chœur d’Angers Nantes Opera, très en place, investis, jouent des couleurs avec brio, du grinçant au plus chatoyant. Tous font preuve d’une remarquable énergie sous la direction de Laurent Campellone qui assume des tempi rapides et une certaine brutalité. Cette dernière surprend et dérange quelque peu même si il s’agit sans doute de dire la marche forcée vers l’inéluctable et le drame. Elle s’adoucit heureusement de respirations et de moments suspendus opportuns pour laisser toute sa place à l’émotion.
Les chanteurs, pour leur part, ne semblent pas en souffrir. Aurore Ugolin que l’on avait pu applaudir dans the Rake’s progress irradie en Joséphine Baker travestie ou dans une sublime un robe manteau jaune – due comme l’ensemble des très beaux costumes à Valeria Donata Bettella. Elle pare Flora de son timbre chaud, corsé et crée un contraste idéal avec la douce Annina de Marie-Bénédicte Souquet. Enfin, l’aéropage d’hommes gravitant autour de notre dame aux camélias complète avantageusement la distribution. Carlos Natale et Stavros Mantis entourent Gagik Vardanyan, Duphol aussi impeccable que le Docteur Genvil de Jean-Vincent Blot.
Ce spectacle est à découvrir à Rennes jusqu’au 4 mars avant un reprise à Angers les 16 et 18 mars et à Tours en juin.