Trois ans après son dernier récital consacré à Haendel à la Salle Pleyel, Sonya Yoncheva souligne son attachement à ce compositeur par un album suivi d’un concert à la Philharmonie de Paris. Mais à côté des airs de Handel, on trouve finalement dans le programme de cette soirée également Rameau et Purcell. C’est donc un vrai retour aux sources baroques pour celle qui a grandi dans le Jardin des Voix de William Christie. Or, depuis cette période, une décennie s’est écoulée et Sonya Yoncheva est devenue la star internationale que l’on connaît, celle qui aborde Bellini et Verdi avec grand succès. Evidemment cela ne va pas sans modifications de la voix, que beaucoup d’autres ont déjà soulignées avant nous : élargissement de l’ambitus au prix d’une perte de focalisation, plus grande projection mais affaiblissement des aigus, perte de netteté dans la prononciation… On n’entend donc pas ce soir les souvenirs de l’étudiante mais bien une des plus belles et amples voix du monde qui chante du baroque. Ne commençons donc pas par bouder notre plaisir : bien plus que dans le disque réfrigérant, ce timbre solaire, cette calme puissance, cette émission rayonnante, ce médium chaleureux et cette vivacité sur scène (qui lui fait accompagner elle-même l’air des Indes galantes au tambourin), nous hallucinent au point de trouver ces airs trop courts. Là où d’autres grandes chanteuses plus habituées au répertoire du XIXe siècle pouvaient s’abîmer dans le sucré, Sonya Yoncheva n’écœure jamais et enchante le spectateur par l’opulence de ses moyens.
Or ce n’est pas juste de la belle musique, c’est aussi du drame, et on ne peut que regretter que l’enchanteresse se grise trop de ses charmes et ne cherche pas des sortilèges plus rares, peut-être moins faciles. Sans nier le colossal travail antérieur que suppose cette « facilité » actuelle, notre diva ne sort jamais de sa zone de confort, d’où un vrai manque d’émotion. Stylistiquement d’abord, les variations sont souvent chiches, voire maladroites (« Tornami a vagheggiar »), et l’orchestre aménage des pauses malvenues pour lui permettre un point d’orgue (« With darkness deep »). Dramatiquement ensuite, l’expression n’est pas très fouillée (« V’adoro pupille » trop poseur, « Non disperar » en manque d’espièglerie) voire en contre-sens : ce « Laschia ch’io pianga » qu’elle annonce elle-même comme « pas triste » et qui se satisfait mal d’un tempo rapide, de portamenti du violon et d’une chanteuse vive plus encline à entonner un air de réjouissance. Enfin cette diminution de la focalisation est très dommageable dans cette grande salle où sa voix se perd vite dans une réverbération excessive. Au point que le medium sonne assez sourd, et pour peu qu’elle détourne le visage, on croirait entendre un live capté dans une église avec un seul micro. Les moments les plus convaincants de la soirée sont ceux où le compositeur force la chanteuse à l’économie vocale : « Tristes apprêts » d’abord et sa déclamation rigide qui l’incite à moins de brillance, la mort de Didon ensuite et son austère ostinato sur lequel elle est obligée d’amoindrir son éclatante santé vocale par souci de crédibilité.
Le plus grand défaut de ce concert, c’est donc bien la salle, la Cité de la Musique voisine aurait été plus indiquée. Surtout quand l’orchestre réuni ne compte que treize musiciens, chef compris ! C’est évidemment gênant dans Haendel mais on a fini par s’y habituer tant la donne est courante pour ce compositeur. Mais pour Rameau, plus chanceux en la matière, c’est presque insupportable, l’ouverture de Dardanus en est méconnaissable, et quand le public se met à applaudir en rythme pour le bis des Indes Galantes (encouragé par le chef !), la danse des sauvages est totalement inaudible. Enfin la chanteuse adapte sa puissance vocale non à l’orchestre, mais à la salle. C’est dire si l’Accademia Montis Regalis a du mal à jouer son rôle attendu de protagoniste… Dans ces conditions Alessandro de Marchi fait du mieux qu’il peut. On compte tout de même un basson et deux hautbois mais qui jouent en sourdine pour ne pas rompre l’équilibre des pupitres, les cordes sont très dynamiques et précises, et le chef insuffle le plus souvent possible de l’énergie à ces instrumentistes. Une très belle miniature en somme, mais a-t-on jamais demandé à une colombe de se poser sur un bonzaï ?