On pense souvent avoir déjà tout vu et entendu à propos de La Belle meunière. La constellation d’interprétations et d’enregistrement est vertigineuse et propose autant de styles différents. Pourtant, la magie du concert est précisément de proposer chaque soir une nouvelle lecture de l’œuvre interprétée. Comme nous le confiait Matthias Goerne dans sa précédente interview, il s’agit de « recréer l’œuvre à chaque concert ».
C’est bel et bien à une recréation que nous assistions hier au Théâtre des Champs-Elysées. Sous le ciel vaste ciel de la musique de Schubert, Matthias Goerne et Leif Ove Andsnes nous décrivent avec autant de simplicité que de maturité les fleurs, les ruisseaux et les forêts du meunier solitaire.
Dans « Das Wandern », on sent le baryton encore en train de tâter du pied la scène. Les aigus trahissent une insécurité, mais que l’on se rassure tout de suite, cela ne va pas durer. Cela n’empêche pas non plus d’impressionnants figuralismes dans la partie de piano (pourtant assez peu inventive au premier abord). L’eau, les pierres, les roues du moulin… autant d’éléments nécessitant une attaque et une à chaque fois articulation différentes, ce que le pianiste exécute à merveille. Après un « Wohin? » résonnant depuis un ravin ouaté, c’est « Der Neugierige » qui offre le prochain bijou musical de la soirée. Tout en détente et retenue, la respiration d’une salle entière est suspendue aux lèvres de Goerne, dont chaque mot nous parvient avec une clarté irréprochable.
Ne croyons pas pour autant que La Belle meunière est seulement une histoire de contemplation poétique. La poigne de pièces telles que « Mein! » ou « Der Jäger » se charge de nous prouver le contraire, et on se souvient alors que Goerne faisait trembler les murs avec son Wotan il y a à peine deux semaines à Hong-Kong. Le phrasé de Leif Ove Andsnes s’adapte sans souci à la puissance du baryton, dégageant une force tranquille d’un style aussi économe qu’efficace. On retrouve cet étrange côtoiement de puissance et d’atmosphère suspensive dans le diptyque « Die liebe Farbe » et « Die böse Farbe », Schubert étant aussi bien compositeur de « divines longueurs » que pionnier tardif du Sturm und Drang.
Vient un dialogue entre le meunier et le ruisseau (« Der Müller und der Bach ») aux aspects fantomatiques. Nous planons alors dans un entre-deux savamment maîtrisé, ce qui rend l’attente entre celui-ci et la dernière pièce d’autant plus pesante. Dans cette ultime berceuse du ruisseau (« Des Baches Wiegenlied »), toutes les émotions que nous avions vécues pendant l’heure précédente s’effacent peu à peu. Le jeu du pianiste se réduit au strict essentiel, la voix du baryton s’amincit, tout converge vers un univers ou ne subsiste que le texte. Il faudra bien trente secondes d’attente au public pour manifester son enthousiasme, la contemplation du « ciel immensément grand » étant quelque chose qu’il ne vaut mieux pas troubler.