C’est l’affluence des grands jours au Festspielhaus de Baden-Baden et l’ingénieux parking sous-terrain est déjà plein une demi-heure avant le début du concert anniversaire. Cela nous apprendra à flâner aux thermes de la ville d’eau, en oubliant l’heure, comme l’avait déjà constaté Mark Twain avant nous, puis de rêvasser sous les fenêtres de la maison où habitait Dostoïevski (qui passait d’ailleurs le plus clair de son temps au Casino). La ville, très fréquentée par l’aristocratie et les milieux littéraires et musicaux (des Schumann à Pauline Viardot), est restée d’un total dépaysement, plus ou moins hors du temps ; les Russes, qui achètent et investissent tout ce qu’ils peuvent, y sont très présents et fort attachés. Est-ce pour cette raison que Valery Gergiev est à ce point lié à ce théâtre où il revient très régulièrement depuis son ouverture, en avril 1998 ?
Andreas Mölich-Zebhauser, l’intendant du Festspielhaus, commence la soirée par un discours où il résume avec verve et beaucoup d’humour les difficultés rencontrées par la jeune maison depuis sa création. Il souligne l’importance de l’action de Gergiev notamment, qui a su trouver d’importants mécènes américains pour un théâtre censé fonctionner quasi exclusivement avec des fonds privés. Il cite quelques-uns des événements majeurs de son histoire (un Ring exceptionnel sous la direction de Gergiev, la venue de Claudio Abbado, de Christian Thielemann ou encore des cycles Mozart, Strauss ou opéras russes). On peut s’en faire une idée dans un petit film de promotion du Festspielhaus. À l’heure actuelle, l’institution tourne à plein, avec la plupart des stars internationales qui se succèdent lors des différents festivals et soirées de saisons excessivement bien remplies. Et le futur est prometteur, puisque le festival de Pâques accueille désormais le Philharmonique de Berlin (cf. l’article de Pierre-Emmanuel Lephay). Baden-Baden fait maintenant concurrence à Salzbourg, entre autres. L’ancienne gare transformée en salle de spectacle de près de 2500 places est un lieu au charme étrange : la moyenne d’âge y est assez élevée, vu le prix des places, et l’ambiance plutôt huppée, mais on s’y sent curieusement bien, non sans une certaine intimité qui se dégage paradoxalement de la salle immense avec des artistes qui souvent, se lâchent et entretiennent une relation privilégiée avec un public conquis, à l’instar d’Anna Netrebko au cours des galas de fin de saison, à la mi-juillet.
Pour l’heure, la soirée anniversaire commence avec des extraits d’Eugène Onéguine et une introduction magistralement dirigée par un Gergiev impérial, mains nues frémissantes et puissamment expressives, qui semble avoir concentré toute la force et l’émotion de Tchaïkovski dans son être magnétique. L’orchestre est au diapason et le tout sonne merveilleusement. Arrive alors Alexei Markov, exceptionnel en Onéguine. Ce baryton est incroyable de talent et de beauté vocale. Pierre-Emmanuel Lephay l’annonçait déjà en 2009. Le baryton était déjà sur les planches du Festspielhaus pour Yolanta : voici « un nom à suivre car cet homme a tout ». La taille élégamment prise dans un habit du soir bien découpé, d’aspect très romantique, Alexei Markov nous propose un Onéguine fier et irradiant de séduction mêlée de douceur dans une main de fer tout en puissance et volonté par ailleurs. Un rien de sensualité slave achève de camper le personnage. Les autres solistes du Mariinsky ne sont pas aussi remarquables. Ekaterina Goncharova en Tatiana souffre non pas tant d’absence de maturité que de force de conviction. Cela dit, son interprétation de l’air de la lettre ne manque pas d’exaltation avec quelques beaux aigus. Est-ce la superbe robe digne de Gloria Swanson qui fait voir en elle la star plutôt que la jeune débutante ? C’est l’orchestre qui sublime la prestation avec des cuivres qui donnent la chair de poule. Dans le rôle de Lenski, Sergei Semishkur est assez fade. Phrasé monotone et peu articulé, aigus secs cependant compensés par de beaux graves, le ténor ne marque pas franchement les esprits. Suit une Polonaise impeccable, nerveuse, rapide et endiablée, légère comme une Chantilly. Le duo final permet de retrouver un Markov épatant : les voix s’accordent superbement et le grand cri d’animal blessé jeté par Onéguine délaissé transperce la salle.
Après la pause, Hélène Grimaud, charmante de simplicité et très élégante dans un costume blanc qui n’est pas sans évoquer celui de Baptiste dans les Enfants du Paradis, envoûte dans le Concerto pour piano de Schumann idéalement soutenu par l’orchestre du Mariinsky. Quant à la Symphonie n°4 de Tchaïkovski qui clôture le programme, elle est l’occasion d’une démonstration de virtuosité qui laisse pantois, alternant rêve, émotion et puissance du destin qui tonne à intervalle réguliers.
En plus de la rose traditionnellement offerte à l’issue de chaque spectacle à toutes les dames (roses qui tiennent toute la semaine qui suit…), ce soir Andreas Mölich-Zebhauser, tout sourire, invite le public à prendre un verre à l’issue d’un spectacle de près de quatre heures pour fêter dignement l’anniversaire de son institution. On doute d’abord de sa capacité à avoir bien compris l’allemand, mais non : il y a des bretzels pour 2500 personnes et tous types de boissons à gogo, aux sons d’un orchestre de jazz. Nazdarovié, Prosit, santé et longue vie au Festspielhaus !