Nombreux sont les mélomanes à regretter que Marc Antoine Charpentier n’ait pas eu davantage l’occasion de pratiquer la tragédie lyrique, et à se réjouir qu’outre la Médée qu’on a récemment pu revoir au Théâtre des Champs-Elysées, un heureux hasard a voulu que soit préservée la partition de son David et Jonathas. Sans être vraiment un opéra, il s’agit en tout cas d’un drame destiné à la scène, avec tous les ingrédients du genre : amours contrariées, jalousies, haine meurtrière. Sur un sujet également traité dans l’histoire sacrée Mors Saulis et Jonathae, Charpentier composa une œuvre destinée à être représentée par les élèves du collège Louis-le-Grand en même temps qu’une tragédie latin intitulée Saul. Le texte de cette dernière étant perdu, il ne nous reste plus qu’une musique qui n’était initialement pas conçue pour être interprétée seule. Pourtant, lors de sa recréation moderne en 1981, sous la direction de Michel Corboz, une version scénique avait d’emblée été adoptée, avec la production de Jean-Louis Martinoty pour l’opéra de Lyon. Après les concerts de 1988 (et le disque qui suivit), William Christie était déjà revenu à ce David et Jonathas pour une tournée à l’automne 2004, cette fois sous la forme d’un concert mis en espace. Troisième étape en 2012-13, avec cette fois une véritable production scénique, créée lors du dernier festival d’Aix-en-Provence.
Depuis l’extraordinaire Femme sans ombre qui l’avait fait connaître à l’aube des années 1990, Andreas Homoki semblait avoir un peu perdu de ces immenses qualités dramatiques qu’on avait saluées à ses débuts, et l’on est heureux de le voir revenir à une approche aussi fine de la mise en scène d’opéra. S’il évite intelligemment l’écueil de la transposition complète, il situe le drame peu après la Deuxième Guerre mondiale, et on ne peut s’empêcher de songer aux premiers colons israéliens et aux Palestiniens en voyant les paysans qui forment l’entourage de Saül et les Philistins en fez et djellaba. Le sujet biblique retrouve une lisibilité immédiate, mais au mythe se substitue l’anecdote. Homoki a explicitement recours aux codes cinématographiques, avec ces flashbacks, ces effets de split screen et ces « fondus au noir » qui fractionnent le déroulement théâtral en autant de scènes brèves et juxtaposées, là où le discours musical privilégie au contraire la continuité (la scène 2 de l’acte I est ainsi fragmentée en unités distinctes alors qu’elle correspond à l’air de Joabel, « Dépit jaloux, haine cruelle »). Usant d’un décor simple mais qui ne cesse de changer de proportions, en hauteur comme en largeur, il réserve les effets les plus spectaculaires pour le moment surnaturel de la Pythonisse, replacé au centre de la tragédie et non plus en prologue.
Notre confrère Claude Jottrand s’était montré assez sévère avec ce spectacle lors de sa création au festival d’Aix-en-Provence, moins à cause de son aspect visuel que de sa distribution, que l’on retrouve quasiment inchangée pour cette reprise parisienne. S’il n’avait guère convaincu dans l’Orlando Paladino de Haydn donné l’an dernier au Châtelet (voir compte rendu), Pascal Charbonneau excelle en revanche dans ce rôle de haute-contre à la française. Alors que les deux enregistrements existants optent pour une voix de contre-ténor (Paul Esswood, Gérard Lesne), la renaissance baroqueuse permet désormais de confier David à des ténors, dont la science du falsetto leur permet de négocier cette tessiture tout en exprimant les tourments du héros. Cheveux aile-de-corbeau et lunettes rondes, Ana Quintans a ici la bouille de Daniel Radcliffe, mais ce Harry Potter fait son coming out dans la deuxième partie, embrassant David à pleine bouche avant de mourir ; la soprano portugaise prête au personnage un physique menu et surtout une voix d’une densité propice à susciter l’émotion. Arnaud Richard est la révélation de la soirée : alors qu’il n’était à Aix qu’un guerrier, la défection pour raison de santé de Neal Davies le propulse au premier plan, et il s’acquitte admirablement de cette lourde tâche, offrant un Saül vocalement et théâtralement somptueux, avec une constante recherche d’expressivité. On admire le Joabel de Krešimir Špicer, à la méchanceté savoureuse et au français impeccable, tandis que Dominique Visse, qui susurre, chuchote, parle, chante, crie sans jamais en faire trop, ajoute avec la Pythonisse une nouvelle composition à son répertoire. Outre sa présence en tant que masse vocale, le chœur des Arts Florissants laisse entendre, pour de menues interventions en solistes, de fort belles personnalités qu’on prendra plaisir à retrouver prochainement dans des rôles plus développés. L’orchestre, lui, tisse le fil ininterrompu d’un récit que la mise en scène émiette, dirigé par un William Christie imperturbable, soucieux de garantir la cohérence de ce qui pourrait n’être qu’une suite de divertissements entrecoupés de monologues mais qui devient sous sa baguette une tragédie lyrique à part entière. Un DVD à paraître en avril chez Bel Air Classiques viendra immortaliser ce spectacle.