Chef-d’œuvre incompris ou occasion manquée? Les avis sur Teseo, le troisième ouvrage du Saxon destiné à la scène londonienne, sont pour le moins partagés et relèvent d’ailleurs parfois de perspectives diamétralement opposées. Alors que Buford Norman, éminent spécialiste de Quinault et Lully, y voit une « remarquable adaptation » de Thésée, Anthony Hicks, sommité haendélienne, n’hésite pas à affirmer que certaines faiblesses de Teseo procèdent du livret de Quinault – critique à laquelle nous pouvons difficilement souscrire. S’il n’atteint pas encore à la perfection d’Atys, l’ouvrage est solidement charpenté et marque, après Alceste, une étape décisive dans l’évolution de la tragédie en musique. Les défauts de construction de Teseo, son manque d’unité, ses ellipses comme ses obscurités, la médiocrité de certains vers ne doivent rien à Quinault, mais au nouveau librettiste, dépassé par la tâche. Il faut ajouter que Haendel et Haym tentent également de concilier l’inconciliable en mariant l’idiome lullyste et les codes de l’opera seria. Ils optent pour un fondu enchaîné où la majorité des airs, plutôt brefs, mais de facture souvent italienne avec leurs Da Capo, ne sont plus suivis par la sortie des artistes et multiplient les accompagnati, expérimentant, avec un bonheur inconstant, un style composite. L’orchestre, particulièrement rutilant, fait la part belle aux vents : flûtes à becs et traversières, trompette, bassons et hautbois (soliste dans pas moins de neuf airs), tandis que l’écriture des accompagnements trahit, ici et là, l’influence française.
Si le Thésée de Lully fut joué presque une année durant après sa création et connut une dizaine de reprises jusqu’en 1779 – Mondonville et Gossec révisant même le livret de Quinault –, Teseo ne rencontra qu’un succès d’estime et sombra dans l’oubli au terme des treize représentations données en janvier 1713, jusqu’à sa redécouverte au festival de Göttingen en 1947. Haendel ne chercha plus jamais à réunir les goûts français et italien ni à construire un drame en cinq actes, fait unique dans toute sa production. La période n’était pas vraiment faste pour le compositeur, qui avait renoncé à folâtrer dans les bocages après l’accueil glacial réservé au Pastor fido, et cherchait à recouvrer les grâces du public britannique en reprenant les ingrédients de Rinaldo : une vigoureuse peinture de caractères, pimentée de magie et d’effets spectaculaires.
Inabouti sur le plan dramatique, malgré ses fulgurances, Teseo aligne quelques trésors qui valent largement le détour ! Médée ne frappe pas que par sa complexité psychologique : au-delà du fameux « « Dolce riposo », dont bien des concertistes font leur miel, Haendel conçoit des pages grandioses pour la créatrice d’Armide (Rinaldo) et la future Melissa d’Amadigi, Elisabetta Pilotti-Schiavonetti : les imprécations saisissantes de l’accompagnato « Ira, sdegni, e furore », le délirant « Sibilando, ululando, fulminate la rival » ou encore l’ultime et rageur « Morirò, ma vendicata » donnent une idée du tempérament et des ressources de cette chanteuse. Du tempérament, Mary-Ellen Nesi en a à revendre et si elle peine à embrasser la démesure du personnage, la puissance de l’incarnation compense la modestie des moyens. Agile, incisif, le chant sait aussi se parer d’accents touchants pour traduire l’ambivalence de cette figure exceptionnelle.
Max-Emanuel Cencic se lance avec un aplomb renversant dans une partie hautement périlleuse pour un falsettiste, fût-il mezzo, comme il le revendique désormais. Ecrit pour le castrat soprano Valeriano Pellegrini, qui chantait dans Agrippina à Venise, le rôle-titre évolue dans une tessiture plus tendue encore que ce Nerone haut perché où peu de contre-ténors osent d’ailleurs s’aventurer (Ragin, Jaroussky, Cencic dans son récital haendélien). Le suraigu est parfois crispé et son aigreur suscite le malaise, surtout en première partie : s’agit-il encore de musique ou d’une prouesse physique, d’une performance, d’un défi ? Le virtuose nous fascine en tout cas dans le plus échevelé des duos (« Cara/caro, ti dono in pegno il cor »). Max Emanuel Cencic occupe décidément une place à part dans le microcosme baroque.
Emmanuelle de Negri compose une délicieuse Aeglé (Agilea), même si elle ne semble pas nourrir d’affinités particulières avec la vocalise et l’ornementation, qui la trouve un peu à court d’imagination. En revanche, dans le cantabile, elle rivalise de fraîcheur et de sensibilité avec ses partenaires tandis que ses récitatifs, captivants, illustrent des qualités déclamatoires déjà admirées chez Rameau (Hyppolite et Aricie, Pigmalion). Arcane a le timbre rond et pur de Damien Guillon, alto frémissant et subtil. A chacune de ses interventions, le chant se fait musique, à mille lieues du narcissisme et de l’épate facile. Bien que la voix de Xavier Sabata manque de focus et d’homogénéité, il campe avec brio l’impétueux roi d’Athènes (Egée) et nous offre un duo jubilatoire, hargneux à souhait, avec Médée (« Sì, ti lascio, altro amore io chiudo »). Enfin, le soprano plus personnel et ensoleillé d’Ana Quintans (Clizia) complète idéalement la distribution, même si nous aimerions l’entendre davantage.
L’orchestre des Folies Françoises manque sans doute de pâte et n’évoque guère la sonorité brillante, « le grand fracas » décrit par les auditeurs de l’orchestre du Queen’s Theatre dans Haymarket où Haendel fit monter Rinaldo et Teseo, mais il déploie de magnifiques couleurs. Du hautbois voltigeur qui dialogue avec Emmanuelle de Negri au clavecin disert du continuo, les prestations individuelles sont d’une excellente tenue et mériteraient d’ailleurs que les noms des musiciens figurent dans le programme de salle. Primus inter pares, Patrick Cohën Akenine dirige depuis le violon, d’un geste sobre, précis, avec une maîtrise admirable des éclairages et des nuances qui épouse la diversité des climats dont la partition regorge. S’il ose des tempi plus vifs dans les derniers actes, il ne force jamais le trait et reste toujours à l’écoute des solistes.
Il faut savoir gré au Théâtre des Champs-Elysées de sortir des sentiers battus et de nous permettre d’alterner, entre deux piliers du répertoire, le plaisir de la redécouverte avec le confort des habitudes. Teseo, dont Marc Minkowski avait dirigé, au début des années 90, une version de concert entrée dans les annales pour la Médée incendiaire de Della Jones, a bien été monté à Nice en 2007 ou à Berlin en 2009, mais il mériterait de retrouver plus régulièrement l’affiche des théâtres.