Cette version de concert d’Otello (dont c’était ce soir la première avant qu’elle ne soit représentée à Luxembourg, Dortmund puis Paris) voit l’orchestre dans la fosse et une mise en espace des chanteurs, qui n’ont donc pas de partition. Il faut également noter quelques éclairages variés, un fin rideau descendant pour certaines scènes intimes afin d’isoler les chanteurs des chœurs, et même un petit lit pour Desdemona au dernier acte. Si on en saisit mieux les agissements des personnages, notamment dans les magnifiques ensembles que renferme la partition, tout cela ne fait pas du théâtre (surtout lorsque les chanteurs n’ont pas de dons innés de comédien). Non, vraiment, la version de concert ne sied pas à l’opéra dont l’essence même ne comporte que 50 % de musique, surtout dans un ouvrage comme celui-ci.
La distribution était très alléchante sur le papier : Heppner, Harteros, Vassallo, voilà de quoi saliver. Hélas, Ben Heppner était visiblement en méforme, et ce fut une triste succession de sons serrés ou blancs, de notes craquées ou escamotées. Par ailleurs, on sent le ténor mal à l’aise avec la langue italienne dont la prononciation pâteuse devient gênante à la longue. Inutile d’épiloguer sur cette prestation vocale mais la puissance du personnage en prend un sacré coup, d’autant plus que le ténor canadien n’est en rien un comédien, au point que l’on sourit des postures stéréotypées et des maladresses (l’index tendu comme principal geste scénique…). Difficile alors de croire à son Otello qui ne fait jamais frémir et qui peine à émouvoir, y compris dans la scène finale, pourtant l’une des plus sublimes de l’histoire de l’opéra…
Le Iago de Franco Vassalo « profite » de la faiblesse de son Otello avec une prestation vocale et scénique largement plus convaincante ! Le baryton italien affiche un timbre superbe, un chant d’une grande élégance et une présence scénique éclatante. Sans doute un manque de noirceur l’empêche-t-il d’être un Iago tout à fait crédible. Ainsi, si le Brindisi du premier acte laisse pantois par l’insolence de la prestation (les La aigus sont impressionnants), le « Credo » du deuxième est peut-être trop chanté et pas assez joué et incarné. Sans doute un metteur en scène aurait permis au baryton d’être davantage dans le personnage. Mais il faut admettre les limites de l’exercice dans le cadre d’une version de concert.
Carton plein en revanche pour la sublime Anja Harteros. La soprano est vraiment à l’apogée de ses moyens. La voix est renversante de beauté (du grave – rond, jamais forcé – à l’aigu, irradiant) et le chant d’un raffinement inouï est à se damner. Le personnage de Desdemona convient en outre parfaitement à la soprano : la féminité qu’elle dégage, son amour dévoué pour Otello puis son désespoir, la pitié qu’elle suscite, tout cela passe parfaitement la rampe. Le dernier acte est mené à la perfection avec une chanson du saule anthologique et un « Ave Maria » sur le fil. Entre les deux, le fameux élan sur « Ah, Emilia, addio » tétanise d’émotion. Sublime.
Le Cassio d’Alexey Dolgov séduit par son joli timbre et une voix lyrique qui donne une consistance non négligeable à son personnage. Il devient ainsi plus qu’un simple pion de Iago. En contrepartie, Roderigo a été opportunément distribué à un ténor à la voix plus légère, sinon un peu blanche. Emanuele Giannino s’y montre convaincant.
Si l’Emilia de Christina Daletska est quasiment transparente, on apprécie la stature de Stanislav Shvets en ambassadeur de Venise.
Le WDR Rundfunkchor de Köln est superbe de tenue tandis que les six petits chanteurs de la Maîtrise de l’Opéra national du Rhin étonnent par l’excellence de leur prestation malgré leur petit nombre.
Dans la fosse, Daniel Harding est tel qu’on le connaît : capable de fulgurances extraordinaires, de mises en valeur particulières mais aussi, par moments, d’une relative indifférence. La tempête du début de l’ouvrage est impressionnante et l’orchestre et les chœurs y rugissent fort opportunément. Mais Harding semble rester pied au plancher trop longtemps avec un duo d’amour qu’on aurait souhaité plus alanguissant et sensuel, notamment pour le merveilleux thème du baiser. De manière générale, une plus grande palette de nuances aurait été bienvenue, mais la prestation de Harding convient bien à l’électricité que dégage cette musique. Et soulignons encore cette capacité du chef anglais à « sculpter » le discours d’une manière vraiment extraordinaire, comme par exemple dans le solo des contrebasses à l’entrée d’Otello (acte IV), sublimement phrasé.
Le Mahler Chamber Orchestra (qui porte ici bien mal son nom vue sa taille) n’est pas, contrairement à ce qu’on voudrait parfois nous faire croire, la plus merveilleuse des formations. Elle nous gratifie même d’un certain nombre d’accidents notamment dans le « Credo » (timbales en avance d’une mesure, faux-départ d’un violon..) et de couacs un peu surprenants. Admirons par contre une belle sonorité des cuivres et le beau solo de cor anglais. Sans doute toutes ces petites scories disparaîtront au fur et à mesure de la tournée ? Espérons surtout que Ben Heppner retrouvera sa voix…