Quelles délices ! On sort de la salle Favart heureux et comblé, spectateur ravi et repu, quand bien même le spectacle n’aura duré en tout et pour tout qu’une courte heure et demie, qui plus est sans entracte. Petite merveille d’équilibre, cette œuvre rare mérite qu’on lui accorde enfin la place qui devrait être la sienne au répertoire. On se demande vraiment pourquoi et comment elle a pu être négligée aussi longtemps…
Tout à fait délicieux à entendre et cela, dès la première écoute, cet opéra enchanteur reprend tous les ingrédients attendus dans le genre comique du xviiie siècle ; il correspond tout aussi bien à l’univers dépeint dans les tableaux de l’ère rococo, en particulier dans les fêtes galantes peuplées d’amants occupés à compliquer les jeux et approches amoureuses avec un art consommé. On y retrouve également l’esprit des Lumières. Quant à la structure de l’opéra lui-même, elle est très proche de celle du jeune Mozart. Et pourtant, c’est lui qui a été influencé par Grétry et pas le contraire… D’ailleurs, Mozart était en France au moment de la construction de l’ouvrage et on trouve dans le 23e opéra de Grétry, tout à fait aguerri à l’écriture d’œuvres des plus diverses mais avec une prédilection pour les comédies avec ariettes, bien des parentés avec l’univers de Mozart et da Ponte. Le travail du librettiste, l’Anglais Thomas d’Hèle, est remarquable, surtout quand on pense que l’écrivain était alors récemment arrivé en France et peu familier avec la langue.
L’histoire est simple : Lopez, riche négociant de Cadix, voudrait que sa fille reste veuve pour profiter de la fortune héritée de son époux. Mais la belle Léonore a vingt ans et n’est pas indifférente aux avances de Don Alonze, noble désargenté, qu’elle trouve néanmoins trop jaloux. Isabelle, sœur d’Alonze, est la meilleure amie de Léonore. Elle vient d’être secourue par Florival, un officier français, qui déclare sa flamme et prend rendez-vous pour le soir même avec une Isabelle conquise. Quand il demande à Jacinte, la servante de Lopez, comment s’appelle sa maîtresse, celle-ci répond évidemment : « Léonore » et le Français se trompe ainsi sur l’identité de sa belle. Alors qu’il est caché dans le jardin, Florival est confronté à Don Alonze, furieux de découvrir que ses soupçons se confirment puisque sa promise a un autre galant : Florival lui explique en effet être amoureux de Léonore… Les fers se croisent alors mais Lopez intervient et les deux jeunes filles se présentent à leur tour dans un hilarant : « Sans être trop indiscret, ne puis-je m’instruire du sujet qui vous attire en ce séjour ? – L’amour ! », repris par chaque protagoniste avec un effet comique inénarrable. Au final, les couples se forment d’autant mieux que Don Alonze vient d’hériter d’un oncle et peut se passer de dot, ce qui ouvre la perspective d’un double mariage.
L’Amant jaloux est l’un des opéras les plus commentés par Grétry dans ses écrits. Sans doute était-ce son opéra fétiche et cela se comprend. Le sujet est tiré d’une œuvre anglaise très appréciée à Londres pendant tout le siècle. Un critique avait d’ailleurs à l’époque déclaré que : « l’action était fort habilement gérée, et l’intrigue ingénieusement construite avec beaucoup d’esprit »1. Opinion que nous partageons tout à fait. Rapide et efficace, le propos resserré exploite à merveille les ressorts des marivaudages attendus mais délicieusement exploités, jamais ennuyeux. L’alternance des parties parlées avec les ariettes est rondement menée et contribue à l’équilibre de l’ensemble.
Puisque l’œuvre oscille entre parlé et chanté, il faut absolument des interprètes aussi à l’aise dans le jeu d’acteur que dans le chant. C’est là toute la réussite de la distribution rassemblée au Comique. Frédéric Antoun en Florival est à cet égard particulièrement convaincant. Tour à tour bretteur aux poses élégantes et engagé dans un monologue amoureux, il est à son aise dans tous les registres. Diction impeccable, allure de Fanfan la Tulipe lyrique, son timbre éclatant fait merveille dans les notes les plus éthérées avec des nuances sensuelles et des crescendos sûrs et sonores. Il impose à lui seul un rythme suivi à tout le spectacle. Vincent Billier, dans la foulée, est un Lopez barbon à souhait, rusé et rompu à y voir clair au-delà des apparences, personnage dont la bouteille est ici évidente à l’oreille comme au paraître, dans une tessiture agréablement profonde, ample et mûre, qui vient chatouiller fort agréablement le bas de la colonne vertébrale de l’auditeur. Brad Cooper est moins convaincant en Don Alonze, son accent très prononcé cassant la belle unité du reste de la distribution. Son timbre pourrait être plus séduisant et ses aigus laissent passablement à désirer. Maryline Fallot est une Jacinte pimpante et enjouée, parfaite dans le rôle de la soubrette complice et finaude. Son timbre velouté enveloppe de moelleux les moindres nuances de son phrasé impeccable et de l’expressivité de son chant sûr et amène. Le public de la salle Favart lui réserve un triomphe. Daphné Touchais est une superbe Isabelle, touchante, charmante et juvénile, à l’image de son rôle. Son chant majestueux et posé domine la distribution féminine, l’emportant sur les aigus hésitants de Magali Léger qu’on aurait souhaité voir plus magistrale en Léonore. Le jeu de la belle et exquise soprano n’est pas en cause, bien au contraire, mais les difficultés de ses cavatines et notamment son air de bravoure, « Je romps la chaîne qui m’engage », manquent d’assurance. Ses escalades chromatiques sont agressives et parfois dissonantes, mais sa performance d’ensemble reste mieux qu’honorable. Disons encore que tous les interprètes ont le physique du rôle, ce qui est un plaisir qu’on ne saurait bouder.
Depuis le xviiie siècle, on a parfaitement conscience de la difficulté que représente le passage du parler au chanter et retour. Tous les interprètes s’en tirent ici admirablement et contribuent à restituer à l’œuvre de Grétry sa rapidité et les enchaînements subtils de couleurs musicales et d’effets comiques emboîtés avec brio. Constamment sollicités, les sens du spectateur sont en perpétuel éveil et participent du foisonnement général toujours maîtrisé et juste. Comme le disait Grétry : « chaque musicien est obligé d’avoir l’œil sur l’acteur chantant ; c’est la seule manière de bien accompagner ». Certes, les musiciens du Cercle de l’Harmonie ne risquent pas de pouvoir suivre à la lettre ce précepte du fond de la fosse. Mais ils semblent avoir des yeux derrière la tête, tout à fait à l’unisson des acteurs-chanteurs, parfaitement dirigés par un Jérémie Rhorer inspiré. L’irruption de la mandoline est à cet égard exemplaire. Le tourbillon musical inventif et raffiné laisse ici apparaître ses ressorts avec justesse.
La mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau est à saluer dans l’efficacité de la recréation d’un spectacle versaillais de l’Ancien régime. Sans effets trop appuyés, il parvient à trouver rythme, énergie et cohésion. Poétique et raffinée, sa direction met en valeur tous les aspects de cet Amant jaloux. Le finale s’achève avec deux paons au repos dans le décor qui se mettent à faire une superbe roue en fond de la scène et un lancement d’un feu d’artifice composé de cotillons dorés : simple, certes, mais poétique, jubilatoire et sexuellement allusif, comme l’art du xviiie siècle… Les costumes, raffinés et dans l’esprit du xviiie siècle, se doublent d’allusions contemporaines : des tulles modernes et superbes qui se marient admirablement avec les étoffes classiques sans oublier, stridulants au milieu des tons pastels, des fuchsias ou oranges vifs qui font exulter l’œil et rappellent les effets contrastés de la musique et des situations. Ces contrastes colorés sont d’ailleurs tout aussi prégnants dans les tableaux de l’époque, de Boilly à de Troy. Quant aux toiles peintes créées pour l’occasion dans l’esprit de celles de la création versaillaise, elles sont superbes et rappellent les cartons du xviiie siècle de Boucher et d’autres. En somme, il s’agit là d’une bien belle production, franchement drôle, joliment chantée et magistralement interprétée, qui met le cœur en joie.
Grétry était le compositeur favori de Marie-Antoinette : on la comprend aisément et on attend avec impatience la sortie d’un DVD. Saluons encore, au passage, la merveilleuse charte graphique adoptée par l’Opéra Comique dans de magnifiques variations à partir des illustrations de Grandville. Les affiches tout comme les programmes de l’institution enchantent. On attend la suite avec confiance.
1 Cité dans L’Amant jaloux d’André Ernest Modeste Grétry et Thomas d’Hède. Livret, études et commentaires, Textes réunis par Jean Duron, Wavre, Mardaga/Centre de musique baroque de Versailles, collection « Regards sur la musique », mars 2010, p. 10. Voir la recension de cet ouvrage sur le site.