Dans un irrésistible opéra bouffe, Gaetano Donizetti a ratifié les us et coutumes ou « convenances » des artistes lyriques ; et si cette joyeuse farce se nomme à juste titre Le Convenienze ed inconvenienze teatrali, on la monte aujourd’hui souvent sous le titre plus court de Viva la Mamma !, car la « maman » en question, pivot de l’intrigue, n’est autre que la redoutable mère de la primadonna, cœur d’or naïf mais intraitable quant aux convenances de sa fille, houspillant librettiste et compositeur, se fâchant avec tout le monde. Le génie de Donizetti consiste à faire interpréter le rôle par un baryton travesti, inversant la tradition du mezzo-soprano jouant des rôles masculins, et donnant ainsi toute sa saveur au personnage.
Le compositeur-librettiste Giorgio Battistelli reprend l’idée mais l’envahissant personnage est cette fois ce que l’on pourrait nommer « l’épouse-mère » du héros, tant sa présence est effroyablement attentive à son époux, éclipsant la véritable mère, également aux petits soins étouffants pour le héros de l’histoire. Il faut dire que le rôle est rempli par un Bruno Praticò idéal : immense dans sa silhouette, contenant à la fois son mari et la véritable mère de celui-ci ! (le filiforme Peter Edelmann). L’interprète est grand lui aussi, de mesure dans la démesure, de goût et de musicalité (ah ! son ineffable démarche à petits pas), quelle grâce touchante, gentiment ridicule mais non grotesque…
Giorgio Battistelli n’arrête pas là sa trouvaille et la multiplie pour ainsi dire, car il fait interpréter par des chanteurs d’autres rôles féminins ! On pouvait a priori se faire une idée négative en se demandant où réside l’intérêt d’inverser ainsi, presque systématiquement, une tradition déjà bizarre du mezzo en travesti. Il n’en est rien lorsqu’on découvre la pièce, et la mesure du metteur en scène David Pountney y est pour beaucoup, faisant mouvoir sans excès, sans lourdeur, non seulement Bruno Praticò, mais également les très efficaces Peter Edelmann, Pascal Desaux et Xavier Szymczak, qui nous apparaissent, curieusement, simplement un peu ridicules. On a même la bonne idée d’employer un grand écran projetant parfois une image, un texte comme dans les films muets, voire quelques scènes hilarantes, filmées avec les chanteurs même, comme les diverses morts de l’épouse, imaginées par le pauvre mari excédé, tel Marcello Mastroianni dans le célèbre film-source de notre opéra.
Dans tout cela, le rôle du père est un peu effacé mais ses apparitions et ses moments de conseils pour son fils sont d’autant plus impressionnants qu’ils sont confiés à Jean Segani, dont la présence, lyrique et dramatique, nous surprend. A propos de ce vétéran, on chuchote que l’Opéra de Nancy pourrait lui faire l’affectueuse gentillesse de lui donner un rôle dans la prochaine saison, réalisant ainsi son rêve de pouvoir dire avoir fêté son soixante-dixième anniversaire en chantant encore.
Le secret de Giorgio Battistelli librettiste ? Un équilibre constant dans le commentaire de son sous-titre négatif mais bien trouvé de « Action musicale pour le crépuscule de la famille », une comédie satirique ne tombant jamais dans la farce burlesque, dans le grossissement à outrance, tandis que tant de lectures modernes d’opéras bouffes de Il Barbiere à Don Pasquale donnent dans un grotesque appuyé, non plus comique mais tristement sordide, sans chaleur humaine. Précisément, à une pauvre époque où un personnage exhibe une pièce de lingerie féminine intime – et la flaire ! – (un récent Barbiere di Siviglia de triste mémoire), on passera sur l’unique épisode inutile car déplacé même dans le contexte parodique, du prêtre « affamé » se jetant sur la nouvelle épousée.
On a même droit à du pur comique, sans rapport direct avec l’intrigue, lorsque le héros, dans la tentative désespérée de se débarrasser de son épouse, prépare un magnétophone pour enregistrer la conversation de cette dernière avec son ancien amant, et déplie, avec un regard entendu vers le public, un interminable mode d’emploi qu’il va devoir assumer ! Il faut à ce propos, tirer un coup de chapeau à l’accessoiriste de l’Opéra qui, pour l’occasion, a mis la main sur un véritable « Geloso », petit magnétophone italien des années 60, portant bien son nom de Jaloux, du fait de ses proportions réduites.
Pour revenir aux interprètes fort valeureux, on remarque la pureté vocale de Theodora Georghiu, en jeune cousine dont s’éprend le héros, son aisance vocale et scénique confèrent au délicat personnage juste ce qu’il faut de présence diaphane mais tout de même un peu passionnelle. L’aisance également dramatique et vocale, est la caractéristique du ténor Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, ayant déjà frappé le public nancéien la saison dernière dans le splendide Wiener Blut de Johann Strauss. Timbre clair mais chaleureux, à l’aigu sûr et « plein », acteur fini sachant doser ses exaspérations et clins d’œil vers le public lorsqu’un étouffement particulier lui vient de son épouse-mère ou de sa propre mère ! Bernhard Landauer dessine bien le rôle d’un artiste peintre caricatural, timide et un peu mesquin, qu’il fallait avoir l’idée d’affubler du timbre de contre-ténor achevant le ridicule du personnage.
Peu présents selon l’œuvre, mais comme toujours d’une précision étonnante étaient les choeurs de l’Opéra de Nancy, particulièrement saisissants, par exemple, dans leur évocation de l’atmosphère un peu « suspendue » et étrange de tragédie grecque, lors des parties chantées hors scène et accompagnant les évolutions de solistes.
Cette joyeuse société est fort efficacement concertée par le chef Daniel Kawka, que l’on voit bien attentif à traduire les conceptions du compositeur, obtenant par exemple de précises sonorités espiègles des instrumentistes. Autre compliment à ne pas ménager, l’effort des chanteurs français dans la langue italienne, pourtant cousine, mais si difficile dans la bouche de chanteurs francophones, comme on a pu le remarquer toujours.
Quant à la musique, on assiste à la confirmation de l’abandon de l’atonal à tout prix. Finies les sonorités grinçantes glaçant le sang des malheureux auditeurs, plus plongés dans l’angoisse amère que véritablement frappés par une musique dérangeante. Finies les dissonances aigres et agressives… oh ! certes, on ne chantonne guère de motif en ressortant, mais l’on garde une belle impression d’ensemble, selon l’expression un peu « cliché » mais prenant ici tout son sens : l’opéra, Art total.
« Voyez, je sors d’une cinquième représentation, sans fatigue, tant la vocalità est fluide et agréable ! », nous confiait, enchanté (si l’on peut se permettre le jeu de mots), un rayonnant Bruno Praticò à la sortie des artistes.
Giorgio Battistelli sait ainsi traduire les lourdeurs de la famille et de ses bonnes intentions étouffantes, les espiègleries du personnage principal essayant de s’y soustraire pour survivre ! On entend ainsi tout une palette d‘onomatopées mises en musique, de « Hum ? », de « Ha ! » exaspérés, et surtout de « Ah ! », soupirs résignés. Le compositeur se fait aussi une spécialité dans la répétition de mots ou de syllabes, convention du genre dont Donizetti se plaignait en son temps, tant il trouvait ces répétitions artificielles et lassantes. Giorgio Battistelli s’amuse ici à faire « stationner » le chanteur sur une syllabe et durant un moment ! trouvaille gentiment comique, espiègle et sympathique clin d‘œil au public, soulignés sur scène par des gestes bien dosés, un peu à la Jacques Tati.
La musique ne choque pas pour choquer, elle est au service de l’action, des sentiments, sans copier quiconque, même si les façons de faire –ou plutôt « manières de composer », demeurent : les sonorités aiguës des violons à la Puccini, exprimant les moments d’amour… sauf que pour le Maestro Battistelli, ces sonorités sont ironiques, l’amour n’existant plus dans le sens héros-épouse.
Le clin d‘œil affectueux à l’opéra du Siècle d’Or ne manque pas non plus : à un moment donné, Donna Rosalia pianote un air dans son salon, peine à déchiffrer la partition, puis avec des mimiques complices significatives vers le public, décide d’abandonner dédaigneusement l’air par trop difficile… en fait, la célébrissime romance « La donna è mobile » !
Un « divorce de tout genre », pourrait-on dire en jouant sur le titre, afin de caractériser cette musique, mais – et c‘est le plus important à nos yeux – c’est la preuve surprenante que l’on peut encore composer après Don Pasquale, dont on a pourtant dit qu’il était le dernier opéra bouffe.
L’Opéra de Nancy, justement devenu Opéra national de Lorraine pour la qualité de ses productions, ne mérite qu’un augure pour cette belle et courageuse réussite. Théâtres d’opéra de France et de Navarre (et même du Monde !), courez emprunter cette farce délicatement grinçante, d’un goût à l’équilibre auquel notre époque ne nous avait plus habitués…