C’est après avoir assisté à une pièce de Maurice Etienne Legrand, dit Franc-Nohain, et appelée L’Heure espagnole que Maurice Ravel a l’idée de l’adapter pour son premier opéra – qu’il appellera toujours sa « comédie musicale ». Cette pièce quelque peu sulfureuse avait remporté un grand succès à l’Odéon en 1905 et c’est d’ailleurs Franc-Nohain lui-même qui signe le livret adaptant sa propre pièce. Ravel, qui à 30 ans a déjà acquis une grande notoriété, propose cette idée à Albert Carré, patron de l’Opéra-Comique.
Ce dernier tergiverse et prend tout son temps. Il ne bondit pas d’enthousiasme à la perspective de monter dans sa maison « familiale » cette histoire d’épouse un brin nymphomane qui trompe son ennui (et son mari) avec tout ce qui bouge pendant que monsieur va inspecter les horloges municipales… Ravel, lui, a déjà concocté la partition piano-chant, prête dès 1907.
Après avoir bien tourné en rond, Carré se dit que finalement l’idée de Ravel peut l’intéresser. Il pense en effet monter une grande tournée américaine dans laquelle il serait bon de présenter des œuvres nouvelles. Ravel peut donc orchestrer sa partition et c’est peu dire qu’on lui en sait gré. Trois ans ont passé depuis la composition initiale. Trop tard pour reculer désormais, Carré ne fera finalement pas de tournée mais accepte de créer la nouvelle œuvre au printemps 1911.
Pas très rassuré, Carré se dit qu’il serait sans doute judicieux d’associer une œuvre d’un autre genre, au moins d’un genre populaire. Il pense alors à Thérèse de Massenet, œuvre créée triomphalement à Monte-Carlo en 1907. On ne peut pas imaginer association plus antinomique, entre le burlesque grinçant et audacieux – y compris musicalement – du jeune Ravel et le sérieux un peu dépassé du vieux Massenet. On ne le refera jamais et on préférera adjoindre à la courte pochade ravélienne soit le féérique Enfant et les sortilèges du même, soit d’autres œuvres à l’esprit tout aussi grinçant, aux portes de l’humour noir, comme à Paris voici quelques années, avec Gianni Schicchi de Puccini. L’assurance de passer un double moment de pur bonheur.
Ravel est en tout cas ravi de son travail. Il l’inscrit dans la lignée du Mariage, opéra inachevé de Moussorgski. « L’Heure espagnole est une comédie musicale, écrit Ravel dans le Figaro quelques jours après la première. Seul le quintette conclusif, par sa structure générale, ses vocalises et ses effets vocaux, peut rappeler les ensembles habituels au répertoire. (…) C’est essentiellement par la musique, l’harmonie, le rythme, l’orchestration que je voulais que s’exprime l’ironie ». Cette explication est en effet rendue nécessaire par une avalanche de critiques qui reprochent à l’œuvre une « froideur mécanique » (!!). L’histoire a jugé et pour réconcilier tout le monde, voici justement le quintette final, le plus classique, mais qui ne perd rien de son savoureux, ici dans une interprétation qui a fait date et qui reste aujourd’hui encore au sommet de la discographie, celle de Lorin Maazel avec l’orchestre national de la RTF et des solistes de premier ordre : Michel Sénéchal, Gabriel Bacquier, José van Dam, Jane Berbié, Jean Giraudeau.