Hector Berlioz était sans doute davantage « napoléonien » que « bonapartiste ». La figure de l’Empereur est de celles qui peuplent sont Panthéon personnel depuis toujours. Evoquant dans ses Mémoires ses années de formation aux côtés, notamment, de Lesueur, l’un des principaux compositeurs du Premier empire, notre Hector national écrit : « … Nous avions la certitude de nous rencontrer à divers points de ralliement tels que Gluck, Virgile, Napoléon vers lesquels nos sympathies convergeaient avec une ardeur égale ». Le romantisme héroïque et quelque peu échevelé de Berlioz ne pouvait bien sûr que s’inscrire dans l’exaltation de la légende napoléonienne telle que diffusée dans les milieux libéraux pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet.
Outre les grands témoins de l’épopée militaire, alors encore regardée –et pour longtemps- comme la plus grande gloire du régime déchu, cette légende avait trouvé son troubadour en la personne de Pierre-Jean Béranger. La popularité de ce chansonnier prolifique dépassait alors de loin celle de nombreux intellectuels en vue parmi les nostalgiques de Napoléon. Ses odes à la gloire de l’Empire, de son souverain et de ses fidèles, exaltant aussi bien l’épopée impériale que ses héros, les plus modestes et les plus braves, s’arrachaient alors encore mieux que des petits pains. Son emprisonnement, à deux reprises en raison de ses écrits, accroîtra encore sa notoriété. Il laissera 4 recueils de ces chansons populaires et c’est dans celui paru en 1826 que figure une ode à la mort de Napoléon, intitulée Le Cinq mai.
Elle raconte l’histoire d’un ancien soldat parti soigner son spleen post-impérial de par le monde, qui embarque sur un navire espagnol depuis l’Inde pour retourner mourir en France. Passant par le cap de Bonne-Espérance et remontant l’Océan Atlantique, le navire arrive face à Sainte-Hélène. L’exilé qui rentre pense alors à l’exilé qui ne rentre pas, à sa gloire perdue, à la crainte qu’il saurait pourtant encore inspirer aux potentats, lui qui fut « trahi deux fois ». Mais soudain, il voit un drapeau noir sur le rivage. L’équipage espagnol, qui a laissé là « sa haine », pleure avec lui et le bateau poursuit sa route.
Ce n’est pas le texte, reflet tout à fait caractéristique de l’opinion des anciens demi-soldes et des bonapartistes pendant la Restauration, qui séduit le jeune Berlioz alors qu’il se trouve à la Villa Médicis. Il le trouve littérairement passable, mais musicalement prometteur. Et comme on l’a vu, le sujet l’étreint lui aussi, comme une grande partie de sa génération. À l’instar de Napoléon à Sainte-Hélène, d’ailleurs, Berlioz aime récrire l’Histoire à sa façon. Evoquant l’idée de cette cantate, il raconte sa genèse rocambolesque dans le Journal des Débats du 23 juillet 1861, 30 ans après cette première idée. Cette anecdote lui sert à illustrer une réflexion sur la création et la lutte qu’il faut mener, parfois, pour trouver la bonne phrase musicale… : « Je me souviens que, m’étant mis en tête de faire une cantate avec chœurs sur le petit poème de Béranger intitulé : Le 5 mai, je trouvai assez aisément la musique des premiers vers, mais que je fus arrêté court par les deux derniers, les plus importants, puisqu’ils sont le refrain de toutes les strophes :
Pauvre soldat, je reverrai la France,
La main d’un fils me fermera les yeux.
Je m’obstinai en vain pendant plusieurs semaines à chercher une mélodie convenable pour ce refrain, je ne trouvais toujours que des banalités sans style et sans expression. Enfin j’y renonçai, et par suite la composition de la cantate fut abandonnée. Deux ans après, n’y pensant plus, je me promenais un jour à Rome sur une rive escarpée du Tibre qu’on nomme la promenade du Poussin ; m’étant trop approché du bord, la terre manqua sous mes pieds, et je tombai dans le fleuve. En tombant, l’idée que j’allais me noyer me traversa l’esprit ; mais en m’apercevant après la chute que j’en serais quitte pour un bain de pieds et que j’étais tout bonnement tombé dans la vase, je me mis à rire et je sortis du Tibre en chantant :
Pauvre soldat, je reverrai la France,
précisément sur la phrase si longuement et si inutilement cherchée deux ans auparavant : « Ah ! m’écriai-je, voilà mon affaire ; mieux vaut tard que jamais ! » Et la cantate s’acheva. »
Comme on dit, c’est trop beau pour être vrai, mais après tout, on n’en sait rien. Ce que l’on sait en revanche, c’est que l’illustration musicale de ce fameux refrain est en effet d’une belle noblesse.
Berlioz mettra tout de même 4 ans à terminer sa partition de moins d’un quart d’heure. Il la dédie à Horace Vernet, lui-même souvent inspiré par l’épopée napoléonienne et également directeur de la Villa Médicis. La cantate est créée le 22 novembre 1835 au Conservatoire, sous la direction de Narcisse Girard, qui avait déjà créé son Harold en Italie un an auparavant. Pour la partie de basse, c’est un chœur de 22 hommes qui chante et non pas un soliste.
Comme souvent, Berlioz aspire à ce que son œuvre soit reprise par les autorités pour de grandes cérémonies. Le retour des cendres de Napoléon, en décembre 1840, lui fournit l’occasion de proposer à Louis-Philippe de jouer sa cantate. Mais , comme souvent aussi, il n’en sera rien.
Par un curieux paradoxe, qui tend à montrer la popularité de la figure de Napoléon en Europe et, à travers lui, des idéaux révolutionnaires alors qu’approche le printemps des peuples de 1848-1849, c’est en Allemagne que la cantate va connaître un succès public important durant l’année 1843 dans plusieurs villes allemandes. C’est notamment le cas à Dresde, en février 1843, au point que Berlioz s’en fait l’écho dans ses Mémoires : « Mais ce qui a plus vivement touché le public et les artistes de Dresde, c’est la cantate du Cinq mai, admirablement chantée par Wechter et le chœur, sur une traduction allemande que l’infatigable M. Winkler avait encore eu la bonté d’écrire pour cette occasion. La mémoire de Napoléon est chère aujourd’hui au peuple allemand, presque autant qu’à la France, et c’est sans doute la cause de l’impression profonde constamment produite par ce chant dans toutes les villes où je l’ai ensuite fait entendre. La fin surtout a donné lieu, maintes fois, à de singulières manifestations ». Il en ira de même à Hambourg peu après, au point d’occulter les extraits de Roméo et Juliette, donnés au même concert, ce qui chagrinera quand même leur auteur.
Puis Berlioz dirigera une dernière fois sa cantate à Paris, lors d’un concert de la société philharmonique de Paris, le 22 octobre 1850. Loin du succès allemand, le commentaire de l’Illustration, quelques jours plus tard, dira sobrement : « (…) Le Cinq Mai, cette héroïque chanson que Béranger avait écrite tout bonnement sur l’air : Muse des bois et des accords champêtres. Hélas ! à tort ou à raison, le peuple français est ainsi fait, que la poésie de Béranger sera plus longtemps populaire parmi nous avec ces vieux airs de vaudeville qu’avec la musique de M. Berlioz, quelque belle et profonde qu’elle soit. »
On ne l’entendra plus guère, jusqu’à ce que le disque nous la rende, parfois avec des interprètes inattendus, comme le chœur et l’orchestre de la radio néerlandaise –certes dirigés par Jean Fournet- enregistrés en public à Utrecht en 1987, avec la basse Lieuwe Visser, bien mieux capté que Laurent Naouri dans l’enregistrement plus connu de Michel Plasson.