Le XXe siècle vit naître toute une génération de chefs d’orchestre défendant corps et âme un répertoire qui leur tenait à cœur. Reinbert de Leeuw fut de ceux-ci. En fondant le Schönberg Ensemble en 1974, il affichait sa volonté de remonter à la source de la modernité, se consacrant à la musique de la Seconde école de Vienne. Il poursuivit cette aventure avec l’ensemble belge Het Collectief, avec lequel il enregistra Janáček, Mahler, Zemlinsky et Berg. Le dernier disque de sa prolifique carrière est donc ce Chant de la Terre, enregistré quelques semaines seulement avant sa mort.
Il est difficile de rester indifférent à un tel testament musical. Cette version réorchestrée pour un effectif similaire à la réduction faite par Schoenberg, le chef se montrait pressé de l’enregistrer. Le livret de l’album nous apprend que les musiciens présents lors de l’enregistrement étaient bien conscients de sa fatigue physique. Cependant, tous admiraient l’inspiration avec laquelle il communiquait ses idées musicales.
Cette inspiration, l’auditeur y croit volontiers dès les premières mesures du « Trinklied vom Jammer der Erde ». Sa réorchestration semble moins transparente que celle de Schoenberg, mais avec tant d’énergie, on se rapproche sensiblement de la version originale pour grand orchestre. La vigueur avec laquelle de Leeuw emmène son orchestre semble presque impensable pour un homme de cet âge. A ce titre, la grande cohésion qui règne entre les membres de Het Collectief est à saluer tout particulièrement. Ce sentiment de grande vivacité domine l’enregistrement, même si quelques passages du dernier mouvement auraient tout de même bénéficié en clarté.
Un Chant de la Terre réussi, cela tient avant tout à deux solistes, à qui Mahler semble demander la lune. Le redoutable « Trinklied » exige un heldentenor en pleine possession de ses moyens, mais également capable de la plus fine nuance. La « voix d’alto » requise par la partition tient quant à elle presque du mezzo, tant la tessiture en est ample.
Yves Saelens se jette tête baissée dans les difficultés du premier mouvement, et s’en tire admirablement. Le timbre du ténor belge n’a rien perdu de sa vigueur et de son éclat, et les aigus délicats de « Der Trunkene im Frühling » sont parfaitement musicaux.
Nous avions déjà remarqué les capacités vocales surprenantes de Lucile Richardot dans le cycle Gesualdo des Arts florissants. Son timbre chaleureux et profond, allié à une diction irréprochable feront d’elle une grande mahlérienne (attendons patiemment les Kindetotenlieder !). On se doit pourtant de constater que le registre aigu peut encore gagner en aisance : la toute première phrase du deuxième mouvement, ou la conclusion du dernier (« Die liebe Erde, allüberall… ») atteindront certainement cette plénitude au fil des années.
C’est à la fois sur un départ et sur une promesse que se conclut cette enregistrement. Si Reinbert nous manquera certainement, on peut se réjouir d’une relève tout aussi vivace.