Le 2 avril prochain, La Monnaie proposera une version en concert de Robert le Diable, le premier grand opéra français de Giacomo Meyerbeer. Spécialiste de la musique romantique du XIXe siècle, le Professeur Robert Letellier, de l’Université de Cambridge, nous propose quelques clés pour mieux apprécier cet ouvrage charnière.
Quand Meyerbeer entreprend l’écriture de Robert le Diable, il a déjà une belle notoriété comme compositeur d’ouvrages italiens. Qu’est-ce qui explique ce changement complet de répertoire ?
Robert le Diable constitue en effet un renouvellement total de l’inspiration de Meyerbeer, comme peu de compositeurs en ont connu. Après les succès de Margherita d’Anjou et d’Il Crociato in Egitto, la réputation de Giacomo Meyerbeer est faite, mais pendant plusieurs années, il n’écrit plus rien de nouveau pour le théâtre. Dans une lettre de 1822, écrite à la célèbre basse Nicolas-Prosper Levasseur, il rend compte des limites de son expérience italienne et exprime ses projets pour le futur. Il est venu à Paris pour y superviser la création in loco d’Il Crociato. Il a trouvé que la scène parisienne offrait aux compositeurs des moyens incomparables pour produire des ouvrages hautement dramatiques. Les livrets y sont supérieurs aux libretti italiens. Le public lui parait également sans préjugés. C’est un peu comme si Meyerbeer lui-même tournait la page d’une période créative dépassée.
La basse Nicolas-Prosper Levasseur, caricature de Benjamin
Meyerbeer est initialement un artiste de culture allemande mais qui a su s’approprier l’opéra italien. Comment va-t-il procéder ?
Meyerbeer se sent prêt à affronter les défis de la scène parisienne. Dans sa volonté de créer quelque chose de foncièrement nouveau, il se plonge dans l’étude de la civilisation française, son histoire, sa littérature, ses arts graphiques, son théâtre. Il devient même un expert en termes de connaissance du répertoire de l’Opéra. Ses recherches sur le théâtre l’amènent à se rapprocher d’Eugène Scribe qui restera son principal collaborateur tout au long de sa vie. Au théâtre, Scribe est un maître du drame bourgeois et, avec l’aide de collaborateurs, produit quantité de pièces, généralement en phase avec l’actualité. En tant que librettiste, il comprend les exigences de la scène, la psychologie des compositeurs et du public. Meyerbeer, quant à lui, a le sentiment que les questions politiques, religieuses, historiques ou sociales, correspondent à une attente du public. Les ouvrages à venir de Meyerbeer tourneront essentiellement autour de cette problématique.
Quelles sont les sources de l’intrigue de Robert le Diable ?
Scribe et Meyerbeer s’accordent sur un opéra-comique en trois actes. Le librettiste propose de s’inspirer d’une vieille légende moyenâgeuse, possiblement inspirée de la vie de Robert le Magnifique, futur père de Guillaume le Conquérant, qui connut une jeunesse turbulente avant une fin édifiante. Robert était le sixième Duc de Normandie, et le personnage historique est effectivement entaché d’une réputation de violence et de cruauté. Dans le roman anonyme du XIIe siècle, une jeune femme sans enfant voit ses vœux exaucés en priant le diable. L’enfant est fort, méchant et son existence est immorale. Il se repent finalement de sa méconduite et se réconcilie avec l’Eglise. C’est Meyerbeer qui persuade Scribe de transformer l’ouvrage en un grand opéra romantique en cinq actes. Le rôle comique de Raimbaut est ainsi raccourci (il disparait désormais à partir du troisième acte). Meyerbeer signe avec l’Opéra le 1er décembre 1829 et, inspiré par la qualité du livret, commence immédiatement à composer. L’ouvrage avance rapidement, mais la Révolution de Juillet (1830) contrarie ses plans.
C’est à ce moment qu’intervient le Docteur Véron…
Le nouveau directeur de l’Opéra est en effet déterminé à ce que Robert le Diable soit la première grande création de son administration. C’est un homme d’affaires avisé, un excellent organisateur. Il convoque l’élite du Théâtre : Edmond Duponchel, chef du service de la scène, Adolphe Nourrit, le ténor qui créera le rôle-titre, Pierre-Luc-Charles Cicéri pour les décors, Filippo Taglioni pour le ballet, et le chef d’orchestre François-Antoine Habeneck (un spécialiste des symphonies de Beethoven). Ajoutez à cela une compagnie de chanteurs et danseurs de premier plan, et un orchestre qui, à l’époque, était le meilleur orchestre d’opéra au monde.
Portrait de Louis-Désiré Véron par Charles Carey
Quelle est la réception de l’ouvrage ?
La musique dramatique de Robert le Diable, ses mélodies et son orchestration, son intrigue gothique et ses effets scéniques (en particulier le célèbre Ballet des Nonnes à l’acte III) obtiennent un triomphe sans précédent à la première, le 21 novembre 1831, sacrant instantanément Meyerbeer comme le premier compositeur de sa génération, y compris pour des artistes tels que Chopin, Heine, Balzac, Dumas fils…. Meyerbeer synthétise de manière extraordinaire le contrepoint germanique, la mélodie italienne, la pompe d’un Spontini, et y ajoute des richesses orchestrales inédites.
Quelle est la part d’Eugène Scribe dans ce succès ?
Tout d’abord la nature du livret qui adapte la légende médiévale au goût romantique. Le Moyen Âge est d’ailleurs à la mode avec la veine du roman « gothique » anglais illustré entre 1790 et 1820 par Ann Radcliffe (Les Mystères d’Udolphe), Matthew Lewis (Le Moine), Charles Robert Maturin (Melmoth ou l’Homme errant) ou encore Mary Shelley (Frankenstein). Cette littérature, très populaire ensuite en Allemagne, l’est également en France un peu plus tardivement, au travers de traductions ou de romans originaux. Au delà du cadre historique, elle traite des fantasmes, de l’inconscient, des interdits… La psychologie moderne nous en offre aujourd’hui des interprétations très éclairantes. Scribe s’est précédemment inspiré de Sir Walter Scott, immense succès littéraire de l’époque, pour sa Dame Blanche, archétype de l’opéra-comique du XIXe siècle. Sa Fiancée de Lammermoor inspirera plus tard Lucia di Lammermoor, chef d’oeuvre de Donizetti, créé en 1839.
Eugène Scribe, caricature de Benjamin
L’intrigue fonctionne sur plusieurs niveaux : mythe, légende, histoire, mais aussi le drame personnel des protagonistes. C’est l’histoire d’une âme qui cherche la rédemption en tentant de triompher de ses démons intérieurs, de son hérédité. Il y a également une composante sociale avec la tentative du héros de s’élever au dessus de sa condition de chevalier pauvre, pour conquérir Isabelle, tout en étant tiraillé entre le désir charnel et un amour idéalisé. Bertram est le père diabolique. Alice représente la figure de la mère disparue. Apparaissant à l’acte II, Isabelle est d’abord une muse, l’image de la perfection féminine pour l’amour courtois. C’est à l’acte IV que son personnage prend un relief particulier et original, face à un Robert plus près du viol que des valeurs de la chevalerie, avec une prière d’une grande élévation. Nous avons là une figure qui rappelle celle, classique dans l’hagiographie catholique, de la sainte « retournant » un païen avant de l’épouser.
Néanmoins, c’est la musique de Meyerbeer qui aura eu l’impact le plus significatif et le plus durable…
Il faut déjà rappeler que cette musique est tout simplement très belle, pleine de mélodies dont certaines sont devenues à l’époque des chansons populaires (la ballade de Raimbaut au premier acte, « L’or est une chimère » chanté par Robert…). La Valse infernale et l’Evocation des Nonnes de Bertram sont devenus des archétypes de la musique « démoniaque ». La musique d’inspiration italienne est illustrée par la scène d’Isabelle : récitatif, air lent, tempo di mezzo avec choeur, et rapide cabalette conclusive qui combine boléro et mélodies siciliennes. La partie lente fait un peu songer à Rossini, mais la scène d’Isabelle à l’acte III, avec l’air « Grâce pour toi-même » annonce de manière évidente l’« Addio del passato » de La Traviata.
On trouve un autre exemple d’avancées avec le développement de scènes musicales « étendues ». L’acte I n’est qu’un bloc unique encadré par le chœur initial (« Le vin, le jeu ») et le chœur final qui conclut la scène de jeu. Entre ces deux extrémités, on peut certes, après coup, isoler des airs, mais ils sont totalement intégrés au tissu musical. Même constat à l’acte III, où les numéros s’enchaînent sans interruption depuis la Valse infernale (au milieu du premier tableau) jusqu’à la fin du second tableau et de l’acte, Ballet des Nonnes compris. Des accords non résolus structurent les transitions tonales, de même que des motifs dramatiques, voire grotesques, à l’orchestre. Dans son Traité de l’instrumentation, Berlioz salue des innovations comme les pages écrites pour le registre grave de la viole, des mélodies confiées aux simples tympans ou aux contrebasses seules… Même pour un public actuel, le Ballet des nonnes reste une composition d’une modernité étonnante : on peut donc imaginer à quel point il a pu surprendre le public de l’époque.
Edgar Degas, Le Ballet de « Robert le Diable » (1876)
Ce qui nous mène au ballet…
L’image des esprits sortant des tombes va immédiatement devenir iconique. Chorégraphié par Filippo Taglioni, elle est à l’origine du ballet « en blanc », illustré plus tard par les Willis dans Gisèle, Le Lac des Cygnes, les esprits des danseurs morts dans La Bayadère… L’importance dramatique du ballet se retrouve aux origines du genre en France, avec les précédents de Lully et Rameau, mais la danse n’est pas ici un simple divertissement : c’est un élément essentiel de l’action dramatique.
La distribution de la création est exceptionnelle.
Elle réunit Laure Cinti-Damoreau, soprano colorature, Julie Dorus-Gras plus lyrique, l’immense basse Levasseur, et le plus grand ténor de l’époque, Nourrit, créateur de Masaniello dans La Muette de Portici, d’Arnold dans Guillaume Tell, de Gustave III, et plus tard d’Eléazar dans La Juive ainsi que de Raoul dans Les Huguenots. Il fallait également un chef tel que Habeneck, et un orchestre d’une grande qualité, pour répondre aux exigences de la partition. Enfin, c’est Marie Taglioni, la propre fille du chorégraphe, qui interprète l’abbesse maudite dans le Ballet des Nonnes.
Le décor compte pour beaucoup dans le triomphe de la première.
A son époque, Cicéri a révolutionné l’art de la scène. Ses idées pour la scène du cloitre sont également devenues iconiques. Celle-ci a été immortalisée par deux fois par Edgar Degas. La scène de la Croix (premier tableau de l’acte III), a connu également de multiples reproductions, beaucoup figurant la célèbre Jenny Lind (« le rossignol suédois » !) qui interpréta le rôle à Londres en 1847. On la trouve sous forme de gravure, mais également dans les porcelaines du Stafforshire. Les costumes de François-Gabriel Lépaulle étaient également d’une richesse et d’une somptuosité rares.
Jenny Lind en Alice, porcelaine du Staffordshire © University of Connecticut
Etonnamment, l’ouvrage a même sa propre légende !
Sa préparation a été assez mystérieuse et secrète : au début, il s’agissait d’un opéra-comique, et à la fin c’est un grand opéra, avec des parties (comme le ballet ou le dernier air d’Isabelle) composées quelques semaines avant la première ! Lors de répétitions « clandestines » Levasseur terrifia le concierge de l’immeuble qui crut à des manifestations sataniques. On parla vite des coûts exorbitants de la production, et on insinua qu’ils étaient supposés faire oublier le peu de qualité de l’ouvrage (Meyerbeer s’en plaint auprès de Véron, l’accduant de ne pas croire à sa musique, mais l’astucieux homme d’affaires veut mettre toutes les chances de son côté : à l’époque, le directeur de l’Opéra risque ses fonds personnels et Véron sera le seul à avoir été bénéficiaire ! Il sera vite remplacé par des administrateurs moins doués). La première connut trois chutes, mais pas celle de l’ouvrage : la grande croix faillit tomber sur Dorus-Gras pendant sa prière ; une partie du décor s’effondra à proximité de Taglioni étendue sur sa tombe ; enfin, Levasseur disparut au fond d’une trappe, prématurément ouverte, durant le finale.
En vérité, Robert le Diable peut sans conteste prétendre au titre de premier opéra romantique ! Son succès fut immense, avec au moins 69 créations locales dans les deux premières années suivant la création. Il fut joué 754 fois à l’Opéra de Paris jusqu’en 1893, dépassé ensuite par Les Huguenots. Il fut donné sur tous les continents. Robert le Diable changea la face de l’opéra, et influença jusqu’aux adversaires les plus corrosifs du compositeur.