Dans ces colonnes, on n’a pas toujours été tendre pour Natalie Dessay. On n’a pas non plus été cruel ; mais souvent il nous est arrivé de faire montre d’ironie voire de raillerie à l’égard de la soprano française. Le bruit nous est parvenu qu’elle n’appréciait ni cet humour ni ces façons, et que se moquer c’est mal. Mais, à vrai dire, ce n’est pas pour les artistes que nous écrivons : c’est à leur sujet. Qu’ils nous lisent ou nous fassent lire par leur entourage qui leur en rapporte la substance ou le ton est un immense honneur qu’ils nous font, tant nous mesurons la distance qui sépare les caves du criticule des empyrées de la gloire lyrique. (Du reste, une distance à peu près équivalente sépare lesdits empyrées des Olympes où trônent les compositeurs, ce qui installe une sorte d’équidistance dont le plumitif tire une partie possible de sa légitimité) (ceux qui n’ont pas compris cette dernière phrase peuvent m’écrire). Il est cependant évident que nous avons moins ri de son art que de sa personne et moins de sa personne que de ses postures. Mais évidemment, pour une chanteuse, tout cela ne fait qu’un.
Lorsqu’en couverture d’un de ses numéros, Diapason prêta à Natalie Dessay cette déclaration : « Demain j’arrête », les foudres lui tombèrent sur la tête. Diapason n’eut comme seul tort que d’être en avance sur son temps. Car hier, Natalie Dessay a arrêté. Elle n’a pas disparu des écrans radars puisqu’elle a simplement quitté les scènes. Elle s’est offert une sorte de retraite en CDI, si vous voulez. Il n’est pas douteux qu’elle réapparaîtra sous divers avatars dans les mois qui viennent, mais pas sur les scènes d’opéra (pour l’instant).
Aussi, il est temps pour nous de dire toute l’admiration que nous portons à Natalie Dessay. Les rieurs y verront un signe supplémentaire de notre cynisme. Pourtant, cette admiration est sincère. Simplement, elle ne résulte pas des traits censément admirables usuellement prêtés à Natalie Dessay par le tout-venant de la critique. Ainsi, nous ne sommes pas du tout fascinés par l’actrice, que toujours nous trouvâmes un peu mécanique, un peu prévisible. Nous ne sommes pas non plus épatés par l’ambition vocale, par la défonce que s’est imposée cette soprano léger colorature pour endosser des rôles plus significatifs. Nous ne sommes pas non plus particulièrement béats devant l’instrument lui-même, de timbre assez neutre et d’une technique dont la perfection rapidement s’est étiolée. Enfin, nous ne prêtons aucun crédit à la stature médiatique de Natalie Dessay, à ses coups de gueule et à l’exposition sporadique de sa philosophie de la vie.
Non, ce que nous admirons chez Natalie Dessay, ce n’est pas cela. Ce que nous admirons, c’est ce qui produit tout cela. C’est, pour ainsi dire, le tempérament artiste. C’est le fait que, avec toutes ses outrances et parfois ses limites, Natalie Dessay est une chanteuse d’opéra qui s’est voulue de plain-pied avec ce qui, à l’opéra, ressortit vraiment à l’art, et non à la technique, à l’artisanat, à la routine, à la tradition. Profondément nous avons toujours été impressionné par son questionnement, qui pourrait se résumer ainsi : « qu’y a-t-il dans ce genre défunt, boursouflé, dépassé, qui me transcende et qui me porte ? ». Tout le reste vient de cela, pour le meilleur et pour le pire : tout, donc, est empreint d’une sorte de radicalité qui, parfois, verse dans le contestable voire le ridicule, mais qui toujours ose une réponse à cette question centrale. Elle fait partie de ces rares artistes qui ont le sentiment du mystère lyrique. Elle l’a cherché partout, au-delà de ses limites vocales. Elle a poursuivi une sorte de mirage idéal de ce que pourrait ou devrait être l’art lyrique, et sans cesse elle a fait l’épreuve de la frustration. Malgré tous ses dons vocaux, elle a cherché à aller vers ce qui, dans l’art lyrique, brûle et non vers ce qui simplement plaît. Et d’abord vers ce qui la brûlerait, elle, qui n’est pas toujours ce qui nous brûle, nous. C’est pourquoi cette quête nous a parfois laissé sur le bas-côté.
Si Natalie Dessay s’est (temporairement ?) retirée des scènes lyriques, c’est sans doute parce que la limite avait été atteinte où la frustration était plus certaine que l’accomplissement. « Qu’est-ce que je fous là ? » l’a emporté sur « Eurêka ». Et peut-être en effet sa quête d’artiste n’est-elle pas exclusive : ses questions profondes pourraient se poser et peut-être se résoudre dans d’autres types d’art, un peu comme Fischer-Dieskau fit avec la peinture, où se décèle une part de son génie que même ses interprétations musicales ne révèlent pas.
Il y a fort à parier cependant que l’énigme – personnelle, esthétique, métaphysique – que Natalie Dessay tente de percer à jour ne se concentre nulle part aussi puissamment que dans la musique. C’est aussi pourquoi nous aimons Natalie Dessay : si elle n’est pas notre chanteuse préférée, elle est une des musiciennes que nous écoutons le plus attentivement. Et nous sommes certains que cessant d’être diva, elle restera musicienne.