Conte lyrique magistral, pessimiste et cruel, où s’entrechoquent deux mondes que tout sépare, Rusalka se prête aux fantasmagories. Dieter Kaegi, assisté du décorateur-costumier Francis O’ Connor et de l’éclairagiste Olaf Lundt n’ont pas manqué de stimuli ; leur mise en images et en lumières est foisonnante d’idées. L’atmosphère glauque des profondeurs d’où surgissent l’Ondin (Vodnik) et la sorcière (Ježibaba) contraste violemment avec les festivités au château du Prince en arrière-plan où les courtisans en costumes flamboyants se divertissent. Des vidéos se chargent des quatre éléments : eau, ciel, terre et feu. Si l’on est d’emblée intrigué par l’étang brumeux débouchant sur un univers aquatique souterrain peuplé de mystérieuses créatures immortelles et si l’on demeure sous le charme après la première apparition de Rusalka par la voie des airs, certains jeux de scènes ou transpositions saugrenus laissent perplexe. Pourquoi, avant que l’histoire ne commence, un couple arrive-t-il en moto sur le plateau pour faire un strip-tease ? Peut-être pour présenter gaiment les danseurs de l’inévitable ballet qui aura lieu ensuite. Que représentent ces marionnettes à fils mollement manipulées autour de l’étang ? Sans doute la misérable condition humaine. Comment le garde forestier est-il devenu machiniste-éclairagiste et par quel miracle le marmiton est-il transformé en habilleuse ? Trêve de chipotage, mieux vaut se concentrer sur l’essentiel.
Comme l’on sait, le succès de Dvořák, à la création de Rusalka en 1901, tenait en partie au contexte politique de l’époque et à son inspiration profondément tchèque. De nos jours, ses qualités dramatiques et musicales harmonieusement mêlées, en font un modèle du genre opéra. Dans la fosse profonde de la somptueuse Salle Garnier, l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo semble irradier de bonheur sous la baguette enthousiaste et complice de Lawrence Foster. Avec lui, airs, ensembles et intermèdes symphoniques multiformes, souvent proches de Wagner et de Strauss, font souplement et brillamment progresser l’action tandis que les magnifiques pages musicales à thèmes se déroulent dans leur plénitude instrumentale ô combien variée. Sans recours à des effets faciles, les sonorités spécifiques à chaque pupitre induisent avec brio les changements d’humeurs, de lieux et d’atmosphères. Attentif et au chœur et aux chanteurs, sachant les soutenir sans les couvrir, et les suivre quand c’est nécessaire, ce spécialiste d’Enesco se montre également un grand chef lyrique.
Dans le périlleux rôle titre, Barbara Haveman, Lisa peu convaincante entendue ici dans La Dame de pique en 2009, puis en émouvante Jenufa à Rouen en 2011, laisse une impression mitigée. La soprano néerlandaise ne manque ni de grâce ni de séduction ; l’application perceptible qui passe dans son chant rend d’autant plus touchant ce personnage naïf au combat perdu d’avance ; elle sait éviter de se mettre vocalement en danger, mais son émission demeure fade et il est bien des moments que l’on aimerait moins monochrome, en particulier la sublime « prière à la lune » avec ses échos de clarinettes et de flûtes. L’on voudrait aussi la chanteuse plus ardente dans « Petit papa, Ondin, sauve moi… », et plus désespérée dans la berceuse « J’ai perdu ma jeunesse… » — chantée à froid après l’entracte devant une toile peinte, ce qui n’aide pas, il est vrai.
Par ailleurs, le plateau de chanteurs est dominé par deux pointures autrement marquantes. Enrichissant avec cette prise de rôle son répertoire de caractères tragiques ou comiques auxquels son impressionnant contralto apporte un relief particulier, Ewa Podleś crée une Ježibaba de choc. Depuis ses premiers « Abracadabra », où elle sait conserver un ton assez léger, jusqu’à son anathème final, la toujours étonnante et détonante cantatrice polonaise, avec ses aspérités vocales et ses incursions inattendues dans l’aigu, compose une facétieuse sorcière, mi-bonne fée, mi-ogresse. Dansante, castratrice et sardonique, en dépit de son appartenance au monde surnaturel, cette étrange Ježibaba conserve une forme d’humanité bienvenue. Côté masculin, c’est évidemment la grande basse russe Alexeï Tikhomirov qui remporte la palme dans l’Ondin. Son instrument vocal lui permet d’assumer avec autorité toute la richesse de sa partie. Il en a la noblesse, la beauté du phrasé et du timbre, aussi bien que la puissance et la tendresse paternelle. Tous les autres chanteurs et le chœur méritent leur part d’éloges. Belle allure et voix attrayante, la princesse étrangère de Tatiana Pavlovskaïa ne passe pas inaperçue malgré les limites du rôle. Quant au jeune ténor Maxim Aksenov, s’il possède un physique viril fort séduisant et des aigus tonitruants, son chant constamment en force manque de souplesse et surtout de dimension élégiaque pour incarner ce Prince au caractère ambigu. Dès lors, on pourrait se demander si malgré l’excellent niveau de cette production du point de vue musical et théâtral, la relative insuffisance du couple phare aurait privé la très belle scène finale du degré d’émotion attendu, tout en sachant que cette déception, personnellement ressentie, s’inscrit peut-être dans l’œuvre elle-même.