Les humbles habitants du landerneau
lyrique que nous sommes ont vécu un clochemerle effarant, d'abord amusant, puis
un peu désolant.
On ne saura jamais s'il y eut cabale,
début de cabale, ombre de cabale ou pas de cabale du tout. Il y a eu, en tout
cas, défaut radical d'atomes crochus entre Alagna et la critique milanaise, et
aussi bien avec une partie du public de la Scala. Le but était-il de faire la
peau a un ténor pas complètement italien ? Tester une star et éprouver ses
limites nerveuses ? Imposer une doublure, Antonello Palombi, pour le propulser
vers une gloire dont a ce jour seul son jean aura bénéficié (je vois bien
Palombi mettre son jean aux enchères, il vaut quelque chose, ce jean) ? La
méforme que fait valoir Alagna était-elle déjà perceptible avant le soir du 12,
expliquant que son remplaçant fut déjà prêt a entrer en scène ? Pourquoi n'avoir
pas imposé dix minutes de pause au moment de la sortie du ténor ? Les indices et
les déclarations se croisent et s'entrecroisent, mais une évidence s'impose :
Alagna n'était pas le bienvenu a La Scala
Tout le monde sait que les Milanais ont
aimé et aiment Muti d'amour. Les relations houleuses du Maestro avec le théâtre
et l'orchestre n'avaient pas remis en cause le sentiment du public d'avoir là un
vrai, un grand chef d'opéra. La critique était exigeante, mais savait
profondément que la présence de Muti plaçait haut La Scala au palmarès des
maisons d'opéra. Alagna doit a Muti une part immense de sa carrière. Alagna
s'est fâché avec Muti. Angela Gheorghiu ne doit rien a Muti, mais elle l'a
traité avec un dédain aberrant, en répliquant au Maestro qu'elle n'acceptait pas
les leçons, avant de prendre ses cliques et ses claques. Quelle étrange
initiative, de la part de Lissner, que d'aligner, pour sa première saison,
Alagna en Radames et Gheorghiu en Violetta. Comment un fervent scaligere n'y
verrait-il pas un camouflet différé a Muti, une manière de faire rentrer par la
grande porte ceux qui avaient défié et insulté Muti ? Alagna a écarté
l'hypothèse que Milan lui ait fait payer sa fâcherie avec Muti, avec qui il a de
nouveau de bons rapports - mais enfin, il a reconnu que La Scala lui avait fermé
ses portes pendant dix ans.... Avant ce retour triomphal voulu par Lissner.
Maladresse, en outre, de distribuer notre Roberto dans un rôle ou se sont
illustrées les figures emblématiques de La Scala, et ou lui-même n'est
certainement pas a son meilleur. Entendons-nous : Alagna chante magnifiquement
Radames, mais il lui manquera toujours l'espèce de densité musclée, le bronze
dans le timbre, qui font les Radames historiques. Au rebours, ses plus
précieuses qualités sont bridées par ce rôle - et lorsqu'il tente de les faire
valoir en tirant Radames vers plus de poésie et de lyrisme, il déçoit un public
habitué aux Radames guerriers. C'est cette déception qu'a exposée la presse
italienne au lendemain de la première : Alagna a tenté des allégements, des
transparences, quand le public voulait du lourd, du trompetant. Voyez le cast
réuni autour d'Alagna : un cast d'Arenes de Verone, voix largissimes,
sonorissimes. Dans cette configuration, le pari était difficile. Un retour
triomphal a La Scala aurait pu se faire dans Roméo, ou Faust, ou même une
Traviata. Dans un rôle ou Roberto règne seul. La critique a eu beau jeu de faire
la fine bouche. Lui répondre avec indignation n'était pas une bonne idée.
Déclarer que La Scala et son public n'étaient pas «pour lui» une idée plus
mauvaise encore. Annoncer l'annulation d'André Chenier une idée catastrophique.
Les images du "drame" sur Youtube
On a beaucoup daubé sur un public
milanais nationaliste, capricieux, injuste. Eh bien, pardon : c'est d'abord un
public connaisseur, et qui aime qu'on le respecte. On a dit : il a siffle la
Callas. Pardon, mais il lui a aussi fait de sacrés triomphes. Il a sifflé
Pavarotti dans Don Carlo. En effet : Pavarotti ne savait pas son rôle, battait
la mesure avec la main. Il a sifflé Ricciarelli. Oui, comme tout le monde.
Alagna doit infiniment a ce public. Par son conflit regrettable avec Muti puis
ses déclarations intempestives, il l'a déçu et irrité. Qu'un Lissner n'ait pas
senti cela, que personne n'ait dit au ténor qu'il lui fallait faire attention,
se montrer moins catégorique, ménager l'avenir, c'est effarant. Que personne
n'ait senti qu'Alagna revenait a La Scala non sur un tapis de rose, mais sous
surveillance, a l'essai, c'est stupéfiant. Alagna a été accueilli a bras ouverts
par Lissner, mais le public voulait qu'il regagne ses lauriers, et lui a offert
une mise a l'épreuve un peu cruelle qui pourtant était bien prévisible. Que nul
n'ait averti le ténor des circonstances précises de son retour est
incompréhensible : prévenu, il aurait su que les huées et les contestations
étaient la part désagréable mais obligée de son retour. Au contraire, ces
manifestations l'ont trouve démuni. Il a réagi avec fierté, avec le sursaut
d'orgueil de l'artiste qui ne veut pas subir. Le geste a quelque grandeur. Mais
il n'aurait même pas dû advenir.
Les conséquences sont claires : Roberto
Alagna ne chantera plus jamais a La Scala. Ce n'est pas Stephane Lissner qui est
en cause. C'est la mémoire d'un public.
Les autres conséquences sont plus
banales et assez tristes : déclarations, menaces de procès, avocats en
pagaille.... Ajoutons a cela l'apparition semi-improvisée d'Alagna place de La
Scala le soir du 14, devant une foule de paparazzi, et qui laisse un sentiment
de malaise. Ou encore, hier, son passage chez Pippo Baudo (une sorte de
Jean-Pierre Foucault italien, marié a... Ricciarelli), conclu par
l'interprétation d'une jolie chanson sicilienne, dont on se demande ce qu'elle
ajoute a l'affaire.
Domine l'impression d'un très grand
gâchis, et naît une inquiétude : a ce moment de sa carrière, Roberto Alagna
semble totalement seul. Certes, il est entouré des siens, qui oeuvrent pour lui.
Certes, il a un public, une maison de disques, des contrats, etc. Mais il est
seul face aux choix qui s'imposent. Seul face a des désirs nombreux, face a des
voies qui s'ouvrent, face a des possibles qui donnent le tournis - opéra,
chanson, cinéma, etc. Homme aux talents multiples et ennemi de l'uniformité,
Alagna a élargi son champ d'action. Il y a gagné en reconnaissance. Mais aussi
en pression, en devoirs, en obligations. Il est devenu un people : c'est-a-dire
quelqu'un dont la vie semble publique, et sur lequel n'importe qui peut dire
n'importe quoi. Les agences de presse et d'événementiel l'ont ajouté sur la
liste des personnalités «invitables» aux événements mondains et demi-mondains,
aux cotes d'une vedette de la télé et d'un chanteur de la Star Ac'. Tout cela se
fait presque malgré soi : on fait un disque «populaire», il se vend, on fait
Drucker - et voilà : on devient un people. On est sollicité, voulu, demandé,
réclamé. Quelle force alors il faut pour dire non, décliner, refuser : ce serait
cracher dans la soupe qu'on a soi-même mitonnée. Ce serait tuer dans l'oeuf une
reconnaissance qu'on a ardemment désirée. Ce serait ruiner les chances qu'offre
cette célébrité : tourner dans un film avec Jean Reno ? chanter au concert de
Patrick Bruel ? Faire un disque de véritables chansons ? Quand on est assoiffé
de tout, curieux de tout, on ne tourne pas le dos a ces voies nouvelles. On paie
le prix : on se rend disponible, prêt a cooperer, ouvert a tout.
Les adieux (?) de Roberto Alagna à
La Scala montrent un homme seul
Et c'est cela même qui rend seul. Car il
est évident que le rêve le plus intime de Roberto Alagna n'est pas de tourner
avec Jean Reno. Cela, c'est une fantaisie. Une lubie. La vérité, c'est qu'il
veut être et rester le plus grand ténor de son temps. Or paradoxalement, de plus
en plus de gens l'aiment pour ce qu'il n'est pas : un chanteur de charme, un
ténor agréable qui aide les jeunes de la Star Ac' et chantonne avec Lara Fabian.
Voilà l'image que les gens ont de lui. Un substitut de Luis Mariano.
Or Roberto Alagna, profondément, ce
n'est pas cela : l'écouter chanter ce qui véritablement définit son identité
artistique vous fait entendre une arrogance solaire, un lyrisme mâle, une
bravoure de mousquetaire - quelque chose qui se situe dix mille pieds au-dessus
des amateurs qu'on le prie de cautionner. La noblesse dévorée de son Don José
vous cramerait toutes les Lara Fabian du monde. Mais l'époque veut lui faire
croire que le mieux c'est d'être sympa et disponible. Que son karma c'est d'être
populaire, proche des gens, etc. Alors qu'un minimum d'oreille vous montre
qu'Alagna porte en lui les trésors rarissimes d'un lyrisme fervent et hautain,
on veut en faire un baladin agréable. De Cyrano faire un petit marquis.
La solitude est la. Il ne faut pas
choisir, mais tenir. Ne pas se laisser éblouir ni bluffer, mais continuer a
opposer à tout ce qui fait rentrer dans le rang, à tout ce qui normalise, la
certitude qu'on vaut mieux que cela. Si cette certitude existait, si Alagna
avait encore conscience d'être non pas un grand ténor avec plein de cordes a son
arc, mais un ténor d'exception capable de porter son art a l'incandescence, le
public de La Scala n'aurait pas hué longtemps : il aurait trouvé face a lui un
artiste capable de le faire taire.
Ce n'est pas ce qui s'est produit. Et
derrière l'incident se profile le doute : Alagna n'a pas voulu subir, mais n'a
pas non plus voulu vaincre - est-ce qu'il estime que le jeu n'en vaut plus la
chandelle ?
Dans la solitude de l'artiste face a ses
choix, le public soutient mais n'aide pas. Notre maigre parole interpelle mais
ne résout pas. A Roberto Alagna de poser les questions que très évidemment cet
épisode soulever. A lui d'y répondre. Et a nous d'attendre.