Alors qu’une production de La Lupa
du compositeur Marco Tutino, actuel Surintendant et Directeur
artistique du « Teatro Comunale » de Bologne,
était supprimée pour des causes diverses,
l’équipe prévue des trois frères Alagna
choisit en remplacement une nouvelle version d’Orphée et Eurydice
de Gluck. Malgré un résultat vocal éblouissant,
les choix des uns (les frères Alagna) provoquent les dissensions
des autres (le public).
TEATRO COMUNALE DI BOLOGNA
Saison lyrique 2007-2008
En direct du « Teatro Comunale » de Bologne
Mardi 8 janvier 2008
ORPHEE ET EURYDICE
Tragédie-opéra en trois actes
sur une traduction française par Pierre-Louis Moline
Du livret original Orfeo ed Euridice de Ranieri de’ Calzabigi
Musique de Christoph Willibald Gluck
dans la version de Paris (1774) adaptée par David Alagna
Orphée : Roberto Alagna
Eurydice : Serena Gamberoni
Amour (Le Guide) : Marc Barrard
Orchestra e Coro del Teatro Comunale di Bologna
Maestro Concertatore e Direttore : Giampaolo Bisanti
Maestro del Coro : Paolo Vero
Mise en scène : David Alagna
Décors : David Alagna et Federico Alagna
Costumes : Carla Teti
Eclairages : Aldo Solbiati
Poursuivant ses retransmissions en direct depuis les Opéras les
plus prestigieux d’Italie, la R.A.I. propose en ce mois de
janvier, avant Manon Lescaut du Teatro Carlo Felice de Gênes,
Maria Stuarda de la Scala, Madama Butterfly de Florence, Tosca de
l’Opéra de Rome, Parsifal de la RAI de Rome et La Rondine
de La Fenice de Venise, une version française
d’Orphée et Eurydice de Gluck.
La conception du compositeur-arrangeur et metteur en scène David Alagna
Orphée et Eurydice
fut plusieurs fois remanié, à commencer par le
compositeur lui-même, réécrivant en 1774, en
français et avec ballets, sa partition créée en
italien en 1762. Il y a aussi la version Berlioz, adaptant le
rôle d‘Orphée pour Pauline Viardot. Interrogé
par le présentateur de la Rai avant le lever du rideau, le
compositeur David Alagna
s’explique. Il s’est trouvé « un peu
bloqué par les conventions de
l’époque », comme Gluck contraint à un
Finale heureux, à des ballets ajoutés… Pour rendre
l’œuvre plus contemporaine, il fallait des voix plus
« naturelles » et donc plus sombres. Il prend
comme exemple l’Amour, petit soprano léger aux ailes
d’ange et ridicule aujourd’hui, changé en baryton
rocailleux (le chef des employés des Pompes funèbres). De
même pour ces « voix féminines »,
castrats ou travestis, il fallait, selon David Alagna,
« actualiser ». Il explique du reste, avoir
mélangé « vision actuelle et vision
antique », et comme un mythe dépasse les
époques, il a enlevé « ce qui appartient plus
à une époque fermée »,
c’est-à-dire à celle de Gluck. Du coup la partie
d’Orphée (hautre-contre) est adaptée à la
tessiture plus « centrale » de ténor
lirico spinto de son frère Roberto
(qui perd évidemment l’air virtuose du premier acte). A
l’inverse, la tessiture sombre d’Eurydice se trouve
changée en plus claire : une « petite fille,
dirais-je presque, un peu capricieuse, un peu légère avec
cette « vocalità » plus aiguë…
j’ai opté pour des personnages, disons plus normaux, comme
on en voit aujourd’hui, plus traditionnels en somme. »
Comme dira plus tard le compositeur-surintendant Marco Tutino, évoquant
toutes sortes de changements dans les morceaux musicaux mais
également les « bouleversements
dramaturgiques » que l’œuvre a pu
connaître, l’actuelle production d’Orphée et Eurydice se veut « beaucoup plus explicite, beaucoup moins symbolique ».
D’autre part, David Alagna a retiré les danses et des
morceaux symphoniques intercalés dant la version
française, pour en faire une sorte de prologue
« présentant les personnages, montrant qui ils
sont afin que nous vivions avec eux ce drame ». Les choeurs
interviennent dans le prologue, auquel succède le premier acte.
Les actes II et III sont ensuite regroupés.
A l’intéressante question du présentateur de la RAI, « Comment
cette adaptation musicale s’est-elle reflétée sur
la mise en scène ? », David Alagna
répond que l’élaboration de la version musicale
s’est faite conjointement à celle de la mise en
scène. Il fallait créer un récit
homogène : des décors simples au début car le
récit est très réaliste, puis un voyage vers les
enfers, « en fait la chambre froide d’une
« morgue » comme on dit en France »,
(le terme italien de « obitorio » ne venant
apparemment pas à David Alagna). Des décors
irréels pour le voyage, puis des décors plus
réalistes pour le Finale. L’idée est que l’on
se demande si le voyage est réel ou s’il est vu en songe,
imaginé par Orphée durant les funérailles, avant
un retour final à la triste réalité.
Carla Teti,
créatrice des costumes, confirme leur
sobriété-neutralité moderne : ce sont les
costumes de deux jeunes époux mais les couleurs, utilisant les
« nuances » (1) allant des jaune-orangé et
rose, seront abandonnées pour des tons sombres gris-noir et
prune. Les créatures infernales, les
« ombres », sont montrées comme des
figures blanches, exsangues ayant perdu la lumière et la
couleur, elles ont même perdu toute individualité, portant
des calottes et des voiles sur les yeux. Les tissus sont
« simples, ivoire, et par-dessus tout, plâtreux, ils
devaient suggérer le crépi et ne pas
réfléchir la lumière. », conclut Carla
Teti.
Le chef d’orchestre Giampaolo Bisanti
se révèle ému de débuter dans un
théâtre aussi prestigieux et rigoureux dans
l’organisation. Il explique comment il a travaillé en
total accord avec le metteur en scène, et à la
question du présentateur lui demandant s’il avait une
intention philologique dans la sonorité de l’orchestre, il
répond sans détour : « Non, on m’a
demandé un Orphée
« protoromantique », un Orphée lyrique, et
j’ai donné une telle empreinte à l’orchestre
et au déroulement général de
l’opéra ».
La vision de Roberto Alagna
Interrogé durant l’entracte, le grand
ténor affirme beaucoup aimer ce répertoire car Gluck se
trouve à la base du « grand opéra »
à la française, compositeur fort apprécié
par Berlioz, dont Roberto Alagna enregistra de nombreux airs.
Précisément, le ténor français au sang
sicilien trouve que l’écriture de ces airs se rapproche si
bien de celle de Gluck, que chanter Gluck pour Roberto Alagna est un
plaisir de retour aux sources. Il poursuit : « Je me
sens très à l’aise… un rôle superbe,
seulement il me fait pleurer ! alors il y a cet
incident… avec une telle musique, je ne réussis pas
à retenir les larmes et puis ensuite, (il sourit) durant tout
l’acte, j’ai toujours le nez qui coule, parce que
j’ai pleuré ! et cela est un peu
difficile ! », confiait Roberto Alagna, avec une
sincérité touchante, au micro de la RAI.
Il se montre enthousiaste de l’adaptation de son frère
David, ayant fait de cette œuvre un « opéra
romantique ». Il se révèle très heureux
de travailler avec ses frères qui, le connaissant bien, savent
« creuser » au-dedans de lui-même
« pour en faire sortir ces sentiments très
forts. Il y a, en fait, une véritable direction
d’acteurs et cela c’est beaucoup pour moi… ce
n’est plus une représentation mais c’est une chose
vécue… et cela me va droit au coeur. » Il
insiste sur le fait que la complicité devrait toujours exister
entre chanteur et metteur en scène, avec cette persuasion
réciproque de ce que chacun sent, et explique à
l’autre, une entente non seulement avec le metteur en
scène mais avec le chef, avec tous, accord indispensable au bon
fonctionnement d’une représentation d’opéra.
« Nous devons trouver le moyen d’oublier la
réalité durant deux heures […]
l’opéra est le dernier refuge de nos
rêves », conclut Roberto Alagna qui confirme avoir
toujours aimé les rôles un peu oubliés, comme celui
de Roberto Devereux qu’il chantait quand il avait vingt
ans ! alors qu’on ne donnait pas beaucoup
l’oeuvre : aujourd’hui, il est heureux de voir Roberto
Devereux affiché un peu partout dans le monde…
L’interprétation
Dès que Roberto Alagna ouvre la bouche, on
est frappé par deux choses : son chant à
l’ancienne, car un peu à la manière du fameux
Beniamino Gigli, il intègre le sanglot au chant, dans un effet
évidemment poignant. La seconde chose qui frappe est la
clarté exemplaire de sa diction, qui non seulement rend
intelligible chaque mot, mais donne étonnamment un accent juste
à chaque parole, ne résonnant jamais comme forcée
ou encore moins comme ridicule. La beauté du timbre, l’art
du chant et l’abandon particulier que l’Artiste met dans
son interprétation de la partie d’Orphée, apportent
quelque chose de sublime, conduisant l’auditeur à une
extase toute bellinienne ! A tel point que tout
récitatif est déjà un plaisir, comme celui qui
précède l’air du premier acte « Objet de
mon amour ». Plus encore que dans l’air
célèbre « J’ai perdu mon
Eurydice », seul passage à recevoir des
applaudissements au cours de l’exécution, un sommet est
atteint avec l’arioso du deuxième acte « Quel
nouveau ciel pare ces lieux ! ». La voix plane en effet
au-dessus d’un complexe tissu orchestral imaginé par le
génie de Gluck, dialogue avec le cor anglais, communique
l’émotion du personnage et de l’interprète au
spectateur enchanté.
L’Amour et conseiller d’Orphée trouve en Marc
Barrard un timbre sombre marquant, une belle diction et un chant
impeccable et efficace. L’Eurydice de Serena Gamberoni, au timbre
très « pointu », est un peu
acidulée mais expressive dans la vision « petite
fille fragile et un peu capricieuse » voulue par David
Alagna. Les Chœurs se montrent sensibles à la profondeur
étonnante (annonçant Spontini et son siècle) que
Gluck insuffle déjà à leur musique.
L’« Orchestra del Teatro Comunale di
Bologna » épouse une grâce et une
délicatesse qui sont les mots d’ordre de tous les
exécutants de cette production. Giampaolo Bisanti se
révèle un « maestro direttore e
concertatore » de choix, faisant fleurir toute la
poésie de Gluck, sa mélancolie déjà
romantique, sa profondeur humaine grandissant un XVIIIe siècle
pourtant musicalement poudré à souhait.
Les réactions
L’exécution à peine
terminée, les dissensions, sifflets, huées et cris comme
le fameux « Vergogna ! ! », (Quelle
honte !) fusent. On a même entendu, après
« J’ai perdu mon Eurydice », un ironique
« Bravo Alfredo ! », soulignant comme La
Traviata convient mieux au ténor. Le commentateur de la RAI, sur
place à Bologne, et pour une fois forcé de sortir de sa
neutralité, explique, non sur un ton polémique mais dans
lequel perce sa compréhension du public : « Le
spectacle avait un climat vaguement mortuaire, comme du reste est
l’histoire d’Orphée et Eurydice, cependant le
spectacle semblait parrainé par une entreprise de pompes
funèbres, entre cercueils, voitures funéraires et
croque-morts… ». Entre temps, Roberto Alagna
recueillait une véritable ovation devant le rideau et l’on
devait rendre l’antenne à Rome avant la parution de David
Alagna…
Le commentateur avait bien précisé les choses : le
metteur en scène a beau justifier ses transpositions par le fait
que personnages et situations sont éloignés de nos
sensibilités, la musique exprime des atmosphères
spécifiques que l’on voit sur la scène
réalisées d’une autre manière :
« Il doit exister une syntonie entre musique et
dramaturgie. »
Tout est là, en fait ! Pour les artisans de la mise en
scène, elle existe certainement ; pour chaque spectateur,
possédant sa sensibilité propre, elle existera ou
non… selon la phrase si juste de Roberto Alagna - entre
temps ovationné à raison par le public - :
« Nous devons trouver le moyen d’oublier la
réalité durant deux heures […]
l’opéra est le dernier refuge de nos
rêves ».
Yonel Buldrini
(1) En français dans le texte !
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