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Roberto Alagna en état de grâce
conduit Gluck à une extase bellinienne

08/01/08

Photo : La Repubblica (Bologna edition)
10 Jan 2008
© DR

Alors qu’une production de La Lupa du compositeur Marco Tutino, actuel Surintendant et Directeur artistique du « Teatro Comunale » de Bologne, était supprimée pour des causes diverses, l’équipe prévue des trois frères Alagna choisit en remplacement une nouvelle version d’Orphée et Eurydice de Gluck. Malgré un résultat vocal éblouissant, les choix des uns (les frères Alagna) provoquent les dissensions des autres (le public).




TEATRO COMUNALE DI BOLOGNA
Saison lyrique 2007-2008

En direct du « Teatro Comunale » de Bologne
Mardi 8 janvier 2008

ORPHEE  ET  EURYDICE
Tragédie-opéra en trois actes
sur une traduction française par Pierre-Louis Moline

Du livret original Orfeo ed Euridice de Ranieri de’ Calzabigi

Musique de Christoph Willibald Gluck
dans la version de Paris (1774) adaptée par David Alagna

Orphée : Roberto Alagna  
Eurydice : Serena Gamberoni
Amour (Le Guide) : Marc Barrard  

Orchestra e Coro del Teatro Comunale di Bologna   
Maestro Concertatore e Direttore : Giampaolo Bisanti   
Maestro del Coro : Paolo Vero   
Mise en scène : David Alagna
Décors : David Alagna et Federico Alagna
Costumes : Carla Teti
Eclairages : Aldo Solbiati



Poursuivant ses retransmissions en direct depuis les Opéras les plus prestigieux d’Italie, la R.A.I. propose en ce mois de janvier, avant Manon Lescaut du Teatro Carlo Felice de Gênes, Maria Stuarda de la Scala, Madama Butterfly de Florence, Tosca de l’Opéra de Rome, Parsifal de la RAI de Rome et La Rondine de La Fenice de Venise, une version française d’Orphée et Eurydice de Gluck.

La conception du compositeur-arrangeur et metteur en scène David Alagna
Orphée et Eurydice fut plusieurs fois remanié, à commencer par le compositeur lui-même, réécrivant en 1774, en français et avec ballets, sa partition créée en italien en 1762. Il y a aussi la version Berlioz, adaptant le rôle d‘Orphée pour Pauline Viardot. Interrogé par le présentateur de la Rai avant le lever du rideau, le compositeur David Alagna s’explique. Il s’est trouvé « un peu bloqué par les conventions de l’époque », comme Gluck contraint à un Finale heureux, à des ballets ajoutés… Pour rendre l’œuvre plus contemporaine, il fallait des voix plus « naturelles » et donc plus sombres. Il prend comme exemple l’Amour, petit soprano léger aux ailes d’ange et ridicule aujourd’hui, changé en baryton rocailleux (le chef des employés des Pompes funèbres). De même pour ces « voix féminines », castrats ou travestis, il fallait, selon David Alagna, « actualiser ». Il explique du reste, avoir mélangé « vision actuelle et vision antique », et comme un mythe dépasse les époques, il a enlevé « ce qui appartient plus à une époque fermée », c’est-à-dire à celle de Gluck. Du coup la partie d’Orphée (hautre-contre) est adaptée à la tessiture plus « centrale » de ténor lirico spinto de son frère Roberto (qui perd évidemment l’air virtuose du premier acte). A l’inverse, la tessiture sombre d’Eurydice se trouve changée en plus claire : une « petite fille, dirais-je presque, un peu capricieuse, un peu légère avec cette « vocalità » plus aiguë… j’ai opté pour des personnages, disons plus normaux, comme on en voit aujourd’hui, plus traditionnels en somme. » Comme dira plus tard le compositeur-surintendant Marco Tutino, évoquant toutes sortes de changements dans les morceaux musicaux mais également les « bouleversements dramaturgiques » que l’œuvre a pu connaître, l’actuelle production d’Orphée et Eurydice se veut « beaucoup plus explicite, beaucoup moins symbolique ».
D’autre part, David Alagna a retiré les danses et des morceaux symphoniques intercalés dant la version française, pour en faire une sorte de prologue « présentant les personnages, montrant qui ils sont afin que nous vivions avec eux ce drame ». Les choeurs interviennent dans le prologue, auquel succède le premier acte. Les actes II et III sont ensuite regroupés.
A l’intéressante question du présentateur de la RAI, « Comment cette adaptation musicale s’est-elle reflétée sur la mise en scène ? », David Alagna répond que l’élaboration de la version musicale s’est faite conjointement à celle de la mise en scène. Il fallait créer un récit homogène : des décors simples au début car le récit est très réaliste, puis un voyage vers les enfers, « en fait la chambre froide d’une « morgue » comme on dit en France », (le terme italien de « obitorio » ne venant apparemment pas à David Alagna). Des décors irréels pour le voyage, puis des décors plus réalistes pour le Finale. L’idée est que l’on se demande si le voyage est réel ou s’il est vu en songe, imaginé par Orphée durant les funérailles, avant un retour final à la triste réalité.
Carla Teti, créatrice des costumes, confirme leur sobriété-neutralité moderne : ce sont les costumes de deux jeunes époux mais les couleurs, utilisant les « nuances » (1) allant des jaune-orangé et rose, seront abandonnées pour des tons sombres gris-noir et prune. Les créatures infernales, les « ombres », sont montrées comme des figures blanches, exsangues ayant perdu la lumière et la couleur, elles ont même perdu toute individualité, portant des calottes et des voiles sur les yeux. Les tissus sont « simples, ivoire, et par-dessus tout, plâtreux, ils devaient suggérer le crépi et ne pas réfléchir la lumière. », conclut Carla Teti.
Le chef d’orchestre Giampaolo Bisanti se révèle ému de débuter dans un théâtre aussi prestigieux et rigoureux dans l’organisation. Il explique comment il a travaillé en total accord avec le metteur en scène, et à la question du présentateur lui demandant s’il avait une intention philologique dans la sonorité de l’orchestre, il répond sans détour : « Non, on m’a demandé un Orphée  « protoromantique », un Orphée lyrique, et j’ai donné une telle empreinte à l’orchestre et au déroulement général de l’opéra ».


La vision de Roberto Alagna
Interrogé durant l’entracte, le grand ténor affirme beaucoup aimer ce répertoire car Gluck se trouve à la base du « grand opéra » à la française, compositeur fort apprécié par Berlioz, dont Roberto Alagna enregistra de nombreux airs. Précisément, le ténor français au sang sicilien trouve que l’écriture de ces airs se rapproche si bien de celle de Gluck, que chanter Gluck pour Roberto Alagna est un plaisir de retour aux sources. Il poursuit : « Je me sens très à l’aise… un rôle superbe, seulement il me fait pleurer !  alors il y a cet incident… avec une telle musique, je ne réussis pas à retenir les larmes et puis ensuite, (il sourit) durant tout l’acte, j’ai toujours le nez qui coule, parce que j’ai pleuré !  et cela est un peu difficile ! », confiait Roberto Alagna, avec une sincérité touchante, au micro de la RAI.
Il se montre enthousiaste de l’adaptation de son frère David, ayant fait de cette œuvre un « opéra romantique ». Il se révèle très heureux de travailler avec ses frères qui, le connaissant bien, savent « creuser » au-dedans de lui-même « pour en faire sortir ces sentiments très forts. Il y a, en fait, une véritable direction d’acteurs et cela c’est beaucoup pour moi… ce n’est plus une représentation mais c’est une chose vécue… et cela me va droit au coeur. » Il insiste sur le fait que la complicité devrait toujours exister entre chanteur et metteur en scène, avec cette persuasion réciproque de ce que chacun sent, et explique à l’autre, une entente non seulement avec le metteur en scène mais avec le chef, avec tous, accord indispensable au bon fonctionnement d’une représentation d’opéra.
« Nous devons trouver le moyen d’oublier la réalité durant deux heures […] l’opéra est le dernier refuge de nos rêves », conclut Roberto Alagna qui confirme avoir toujours aimé les rôles un peu oubliés, comme celui de Roberto Devereux qu’il chantait quand il avait vingt ans !  alors qu’on ne donnait pas beaucoup l’oeuvre : aujourd’hui, il est heureux de voir Roberto Devereux affiché un peu partout dans le monde…

L’interprétation
Dès que Roberto Alagna ouvre la bouche, on est frappé par deux choses : son chant à l’ancienne, car un peu à la manière du fameux Beniamino Gigli, il intègre le sanglot au chant, dans un effet évidemment poignant. La seconde chose qui frappe est la clarté exemplaire de sa diction, qui non seulement rend intelligible chaque mot, mais donne étonnamment un accent juste à chaque parole, ne résonnant jamais comme forcée ou encore moins comme ridicule. La beauté du timbre, l’art du chant et l’abandon particulier que l’Artiste met dans son interprétation de la partie d’Orphée, apportent quelque chose de sublime, conduisant l’auditeur à une extase toute bellinienne !  A tel point que tout récitatif est déjà un plaisir, comme celui qui précède l’air du premier acte « Objet de mon amour ». Plus encore que dans l’air célèbre « J’ai perdu mon Eurydice », seul passage à recevoir des applaudissements au cours de l’exécution, un sommet est atteint avec l’arioso du deuxième acte « Quel nouveau ciel pare ces lieux ! ». La voix plane en effet au-dessus d’un complexe tissu orchestral imaginé par le génie de Gluck, dialogue avec le cor anglais, communique l’émotion du personnage et de l’interprète au spectateur enchanté.

L’Amour et conseiller d’Orphée trouve en Marc Barrard un timbre sombre marquant, une belle diction et un chant impeccable et efficace. L’Eurydice de Serena Gamberoni, au timbre très « pointu », est un peu acidulée mais expressive dans la vision « petite fille fragile et un peu capricieuse » voulue par David Alagna. Les Chœurs se montrent sensibles à la profondeur étonnante (annonçant Spontini et son siècle) que Gluck insuffle déjà à leur musique. L’« Orchestra del Teatro Comunale di Bologna » épouse une grâce et une délicatesse qui sont les mots d’ordre de tous les exécutants de cette production. Giampaolo Bisanti se révèle un « maestro direttore e concertatore » de choix, faisant fleurir toute la poésie de Gluck, sa mélancolie déjà romantique, sa profondeur humaine grandissant un XVIIIe siècle pourtant musicalement poudré à souhait.


Les réactions
L’exécution à peine terminée, les dissensions, sifflets, huées et cris comme le fameux « Vergogna ! ! », (Quelle honte !) fusent. On a même entendu, après « J’ai perdu mon Eurydice », un ironique « Bravo Alfredo ! », soulignant comme La Traviata convient mieux au ténor. Le commentateur de la RAI, sur place à Bologne, et pour une fois forcé de sortir de sa neutralité, explique, non sur un ton polémique mais dans lequel perce sa compréhension du public : « Le spectacle avait un climat vaguement mortuaire, comme du reste est l’histoire d’Orphée et Eurydice, cependant le spectacle semblait parrainé par une entreprise de pompes funèbres, entre cercueils, voitures funéraires et croque-morts… ». Entre temps, Roberto Alagna recueillait une véritable ovation devant le rideau et l’on devait rendre l’antenne à Rome avant la parution de David Alagna…
Le commentateur avait bien précisé les choses : le metteur en scène a beau justifier ses transpositions par le fait que personnages et situations sont éloignés de nos sensibilités, la musique exprime des atmosphères spécifiques que l’on voit sur la scène réalisées d’une autre manière : « Il doit exister une syntonie entre musique et dramaturgie. »
Tout est là, en fait ! Pour les artisans de la mise en scène, elle existe certainement ; pour chaque spectateur, possédant sa sensibilité propre, elle existera ou non… selon la phrase si juste de Roberto Alagna - entre temps ovationné à raison par le public - : « Nous devons trouver le moyen d’oublier la réalité durant deux heures […] l’opéra est le dernier refuge de nos rêves ».


Yonel Buldrini



 (1) En français dans le texte !

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