Jean-Sébastien BOU
Chaque génération
a son Pelléas. Celui de Jean-Sébastien Bou restera associé
au centenaire de l'oeuvre en 2002 à l'Opéra Comique. Un rôle
qu'il songe pourtant à abandonner après une dernière
série de représentations à Prague pour se tourner
vers des rôles plus dramatiques. En attendant, il reprend le rôle
d'Oreste dans l'Iphigénie en Tauride de Gluck à Tours et
fera ses débuts à l'Opéra Bastille en novembre prochain
dans L'Amour des trois oranges de Prokofiev.
Comment en êtes-vous
arrivé à la musique et au chant ?
Mon père était
musicien, il est entré au Conservatoire de Paris à l'âge
de 9 ans, d'abord en "solfège spécialisé", ensuite
en piano. A son époque, ses professeurs étaient Jacques Février,
Nadia Boulanger... J'ai donc baigné là-dedans dès
mon enfance. La musique était quelque chose de naturel à
la maison. Avec mon père, qui adorait l'opéra, on a toujours
beaucoup déchiffré, on allait souvent à l'opéra,
au théâtre, au cinéma. Tout ce qui était du
spectacle me fascinait. C'est pourquoi, même si je me suis essayé
à plusieurs instruments, il était évident que c'était
du chant que je voulais faire. Sans avoir l'idée, étant gamin,
d'en faire un jour mon métier.
Est-ce qu'il y a eu un
moment où vous vous êtes dit : "je veux devenir chanteur"
?
En fait ça s'est fait
progressivement. Je suis entré au Conservatoire en 1996 et j'ai
été renvoyé au bout de quelques temps parce que j'avais
trop d'absence ! J'avais tellement de choses ailleurs que je ne pouvais
pas assister à tous les cours. Je faisais des études de médecine
-
mais j'aurais fait un très mauvais médecin !
Ensuite, en travaillant,
en essayant des choses, en auditionnant, on se dit : tiens, ça marche,
ce que je fais plaît... Chez soi, on reprend ce qu'on a pas réussi,
on approfondit avec un professeur. Et peu à peu, je me suis rendu
compte que mon désir de faire du chant était nettement supérieur
à celui de faire de la médecine. C'est là que je m'épanouissais
le plus, c'est encore le cas aujourd'hui.
Vous allez chanter dans
Iphigénie
en Tauride de Gluck à Tours, un rôle que vous avez déjà
interprété...
Je l'ai abordé en
1999 à Nantes, aux côtés d'Alexia Cousin. Depuis, je
ne l'avais plus chanté. Quand on reprend un rôle, on repart
de zéro, surtout après six ans. D'une part parce qu'on est
plus la même personne, ensuite parce que notre voix a évoluée.
C'est l'occasion de mesurer les changements, les progrès faits,
de réadapter sa technique par rapport à son niveau actuel.
Comment envisagez-vous
cette évolution actuellement ?
Ma voix s'élargit,
je commence à gagner dans les aigus et les graves. Je peux envisager
des rôles plus dramatiques. Peut-être pas encore les barytons
verdiens - Posa à la limite - mais des emplois plus graves : je
vais par exemple reprendre Pelléas à Prague cette saison,
et je pense que ce sera la dernière fois. Pas que je m'ennuie dans
ce rôle, bien au contraire, mais la tessiture est assez aiguë.
Je n'ai pas une voix légère, je n'ai pas non plus encore
une voix large, mais elle commence à s'épaissir.
Pour l'instant, j'essaye
de gommer mes défauts et surtout de me tourner vers des rôles
plus larges qui vont faire évoluer ma voix. Valentin, que j'ai abordé
à Lille la saison dernière,
est plus large que Pelléas. J'aimerais bien aborder Oneguine, mais
c'est encore un peu tôt. Pour ce genre de rôle, il faut se
sentir prêt.
Comment trouve-t-on l'équilibre
entre les rôles qu'on vous propose, ceux que vous désirez
aborder, et ceux pour lesquels vous vous sentez prêt ?
Pour rôder un rôle,
il faut le travailler chez soi, avec un professeur, jusqu'à se sentir
prêt à l'affronter sur scène. Mais il y a également
des paramètres d'âge, d'affinité avec le personnage...
pour lesquels on ne peut rien faire si ce n'est attendre. Cela vient avec
le temps et l'expérience.
Il se trouve que pour l'instant,
les rôles qu'on me propose sont souvent dans ma voix. Lorsqu'on m'a
demandé Don Giovanni, je ne me suis pas posé la question.
J'ai tout de suite accepté. Pourtant, ça en a fait rire beaucoup.
De même, Valentin m'a permis d'aborder le Barbier de Séville,
que je vais chanter pour la première fois à Tours. Cela faisait
cinq ans qu'on me le proposait. Je me sens enfin prêt.
Le rôle de Valentin
semble avoir été une étape importante...
Absolument, parce qu'il m'a
ouvert la perspective de chanter du répertoire. Finalement, hormis
Pelléas et la version pour baryton de Werther, je n'en avais pas
tellement chanté avant. Maintenant, je peux m'attaquer à
de vrais rôles de barytons d'opéra français, adaptés
à mon âge, alors que je n'en avais pas l'idée avant.
Zurga par exemple, ou Escamillo - même si le rôle est un peu
grave, et surtout je ne le trouve pas très intéressant. Mais
je le regarderai de plus près lorsque je chanterai le Dancaïre
à Covent Garden. Ce sera l'occasion de chanter avec des gens comme
Terfel !
Vous avez besoin d'être
au contact de grands chanteurs ?
Evidemment, on se nourrit
de leur expérience, de leur métier. A la fois en travaillant
avec eux mais aussi en les voyant sur scène : j'écoute très
peu de disques mais lorsque j'ai le temps, je vais le plus possible à
l'opéra - et j'espère bien y amener mon fils dès qu'il
sera un peu plus grand.
C'est toujours intéressant
de voir les autres travailler. Nos aînés ont des choses à
nous enseigner scéniquement et vocalement. A nous après de
garder ou de laisser de côté ce que nous considérons
comme important ou non. Pendant les répétitions de Faust
à Lille, j'ai eu la chance de chanter aux côtés d'Alain
Vernhes, qui était Méphisto - mais a été aussi
Valentin à de nombreuses reprises. J'ai pu discuter avec lui, le
questionner : il m'a aidé, m'a conseillé, toujours sur un
pied d'égalité.
En plus, ce sont des artistes
qui n'hésitent pas à transmettre en même temps tout
un héritage, qu'ils ont eux même reçu. Je suis heureux
de le retrouver à la Bastille pour L'Amour des trois oranges.
Même si le rôle de Farfarello est court, c'est l'occasion de
faire mes débuts dans cette salle.
D'autres rencontres qui
vous ont marqué ?
Pas tellement des chanteurs,
plutôt des metteurs en scène. Probablement parce que ce qui
m'attire avant tout, c'est le travail scénique. Carsen par exemple,
avec qui j'ai travaillé en 2002 à l'occasion de la reprise
des Boréades de Garnier à New York. C'est une grande
personnalité, avec qui on peut échanger, discuter. Grâce
à ce genre de metteurs en scène, les chanteurs deviennent
plus attentifs à l'aspect théâtral, ce qui est également
bénéfique du point de vue vocal. A une certaine époque,
les chanteurs étaient livrés à eux-mêmes, le
bras tendu et la main sur le coeur...
Un chanteur peut-il encore
envisager sa carrière comme il y a cinquante ans ?
Non. Tout d'abord parce qu'il
n'y a plus de troupes - en particulier celle de l'Opéra de Paris.
On ne peut plus parler en termes de carrière. De nos jours, à
moins d'être une star, on ne choisit pas. On nous propose - pour
ne pas dire on nous impose. La totale liberté, c'est de pouvoir
dire non pour telle ou telle raison. Non par caprice, mais par simple exigence
professionnelle.
L'avantage d'un théâtre
comme celui de Tours, c'est de travailler régulièrement avec
les mêmes artistes et de créer ainsi un esprit de troupe.
De toute façon, on aime bien travailler avec les mêmes personnes.
Jean-Yves Ossonce fait beaucoup de choses avec peu de moyens. Quatre représentations
d'Iphigénie pour une ville comme Tours, c'est déjà
bien.
De plus en plus souvent,
on chante une production pour quelques représentations seulement,
sans avoir le temps de s'investir dans le personnage. L'Opéra de
Lille par exemple propose moins de productions mais avec plus de représentations.
L'avantage, c'est qu'un maximum de gens peut venir, et ça nous donne,
à nous chanteurs, l'occasion de roder un rôle. Plus on chante
un rôle, plus on peut se permettre des choses, prendre des risques.
Des artistes comme Natalie Dessay ou Mireille Delunsch n'hésitent
pas à le faire, avec des résultats souvent satisfaisants,
parfois moins. Mais c'est le prix à payer si l'on veut que l'émotion
passe.
Et les attentes du public
ont-elles changé ?
Je pense qu'elles sont sensiblement
les mêmes. Elles ont même augmenté. Je parle du vrai
public d'opéra. C'est ce même public qui pardonne tout à
un chanteur ayant un niveau vocal exceptionnel, parce qu'il est avant tout
sensible à la voix. Ceci dit, le public dans sa globalité
se diversifie et il faut en tenir compte.
Dans quelle mesure ?
Dans la mesure où
le support économique actuel est basé sur la consommation,
pour relancer la culture, il faut la consommer, ne serait-ce que pour en
assurer la survie économique. Par exemple, j'ai accepté de
participer aux Carmina Burana données en juin dernier au
Palais des Sports pour m'en rendre compte par moi-même. Artistiquement,
je n'en ai rien tiré ni de positif ni de négatif : une répétition,
une générale et on y va. Mais les gens étaient contents
: c'était un public de touristes qui voulaient voir un spectacle,
quel qu'il soit. Deux par jours, c'était fatiguant, surtout pour
le baryton qui a une partie tendue et dramatique. Mais il fallait découvrir
le milieu. Je ne ferais pas ça tous les jours mais je le referai
à l'occasion. Ne serait-ce que parce qu'il y a des gens qui apprécient
vraiment. Il faut éduquer le public en leur imposant certaines choses,
mais il faut aussi s'adapter dans une certaine mesure à leurs exigences.
Ceci dit, les a priori demeurent
sur le fait que l'opéra coûte cher, que c'est un luxe. Si
l'opéra est un luxe, ce n'est pas parce qu'il cher : une place d'opéra
coûte beaucoup moins cher qu'un match de foot. C'est surtout que
cela semble encore inaccessible pour beaucoup de gens. Un chanteur actuel
doit avoir tous ces éléments à l'esprit, il ne peut
pas faire comme si ça n'existait pas.
Accordez-vous de l'importance
aux critiques ?
Oui parce qu'il y a toujours
un fond de vérité, qu'elle soit positive ou négative.
Sauf lorsque c'est haineux et que ça n'apporte rien. Heureusement,
j'ai plutôt bonne presse ! Evidemment, j'ai des réserves :
j'essaye d'en tenir compte, je le mets dans un coin de mon cerveau afin
d'y penser une fois rentré chez moi, au moment de travailler.
Propos recueillis
par Sévag TACHDJIAN
Septembre 2005