Au
fil des ans, la Canadian Opera Company de Toronto est devenue la
principale maison d’opéra au Canada et une des plus
importantes en Amérique du Nord. Son directeur
général, le chef d’orchestre Richard Bradshaw, en
assure la direction artistique. La veille de cet entretien il terminait
une série de représentations de Die Zauberflöte.
Débordant d’énergie, c’est un homme quand
même un peu fatigué que nous rencontrons, mais plein
d’un enthousiasme irradiant face au travail accompli
jusqu’à maintenant et aux grands moments qu’il
entrevoit à partir du mois de septembre 2006.
Comment être-vous arrivé à la direction d’orchestre ?
Avant de diriger,
j’ai fait des études de piano et j’en joue encore
à certains moments. Je dois dire que comme pianiste je
n’étais pas trop mal (rires). J’ai aussi
été organiste et parfois claveciniste, mais tout en me
livrant à ces activités j’avais toujours en
tête de diriger. J’ai suivi des cours de direction
d’orchestre en Angleterre, j’ai été assistant
de Sir John Pritchard et c’est ensuite que la carrière a
débuté. Cette activité a toujours
été primordiale pour moi et si je suis aujourd’hui
directeur général de la Canadian Opera Company (COC) ce n’est pas parce que je l’ai cherché, je voulais avant tout être chef d'orchestre.
Quelle est votre conception du rôle d’un chef d’orchestre ?
Vous savez, être
chef d’orchestre ce n’est rien en soi. Avec la meilleure
volonté du monde si je n’ai pas devant moi de bons
musiciens le résultat ne sera pas extraordinaire. Par contre si
80 bons musiciens ont l’intention de bien travailler ensemble, ce
n’est pas moi, mais eux qui, en donnant le meilleur
d’eux-mêmes, sont les grands artisans de leur
succès. Mon rôle consiste à créer une
atmosphère, à donner un cadre pour amener ces personnes
à travailler en harmonie, à faire jaillir une
pensée musicale. Mais l’essentiel du travail, c’est
eux qui le font.
Dans quelles circonstances êtes-vous devenu directeur général du COC ?
Avant d’arriver
à Toronto pour diriger au COC, j’étais à
l’Opéra de San Francisco et avant ça à
Glyndebourne comme chef des chœurs au Festival. Glyndebourne
continue d’ailleurs d’occuper une place spéciale
dans mes pensées. L’invitation d’aller diriger au
War Memorial Opera House, un très grand théâtre aux
États-unis, a été pour moi une vraie chance.
Après plus de dix années à San Francisco, je
m’apprêtais à retourner en Europe, mais à ce
moment-là, soit en 1989, on m’a demandé de venir
à Toronto comme directeur musical. J’avais un engagement
de deux ans en Europe et je ne croyais pas possible de venir à
Toronto, On me proposait de changer l’orchestre et le
répertoire du COC. C’était
extrêmement intéressant et finalement j’ai pu
modifier mon agenda et je suis devenu le directeur musical.
C’était un risque, mais je dois avouer que je suis
très content de l’avoir pris. J’ai
développé une lune de miel qui dure toujours avec son
orchestre, un des meilleurs pour l’opéra selon le New York
Times.
On me connaissait à Toronto où j’avais été invité en 1988 à diriger Tosca
avec Cornelis Opthof et Stefka Evstatieva. Puis je suis devenu directeur
artistique en 1994 et le choix des œuvres et des artistes
m’appartenait. Mais très tôt on a voulu que je devienne
directeur général ce que j’ai refusé parce
qu’à ce moment-là, je ne voulais m’occuper
que de l’aspect artistique. En 1998 j’ai enfin
accepté ce poste. Pour monter un répertoire
intéressant j’ai cru qu’il était devenu
nécessaire de construire le nouveau théâtre. Je
suis forcément très impliqué dans les affaires
administratives de la compagnie et depuis quelques temps je dois consacrer
beaucoup de mon temps aux différentes levées de fonds
pour la nouvelle maison et pour les productions.
Quelle est selon vous l’importance actuelle du COC ?
Je dirige beaucoup au
COC, mais aussi quelquefois en Europe, en Australie et au Japon. Je
peux comparer et je dois vous dire que je me sens très bien
à Toronto. J’aime beaucoup la compagnie et
l’orchestre. Ensemble, nous pouvons faire ce qui est
nécessaire pour atteindre un statut international. En ce qui
concerne le COC, l’expression anglaise « the grass is
always greener somewhere else » ne me paraît pas
fondée. Je
suis certain que les choses que nous faisons en ce moment à
Toronto peuvent être comparées à ce qui se fait
à Londres, à Paris et à Berlin et je suis un peu
fatigué d’entendre des gens qui disent que ce n’est
pas possible de faire aussi bien que dans ces villes. En ce moment,
c’est possible parce que nous avons les talents, nous avons les
chanteurs, les metteurs en scène. Ben Heppner, Adrianne
Pieczonka, Frances Ginzer, Robert Lepage, Atom Egoyan, François
Girard, Michael Levine. Ce que nous n’avons pas c’est le
budget. Nous sommes dans un pays riche, très civilisé,
mais nous avons pour les arts un budget qui nous fait ressembler
à un pays du tiers monde.
Le budget du Conseil
des
Arts du Canada qui nous subventionne partiellement n’est pas
assez important. Actuellement, le budget total alloué au Conseil
des Arts du Canada pour tous les arts
équivaut à celui alloué à Berlin pour
l’opéra seulement. Cette situation est totalement absurde.
À Toronto, nous avons un large public qui paye pour venir aux
spectacles. C’est une part importante de nos revenus et si cette
année nous faisons un léger surplus, il ne suffit pas de
s’en
vanter. Ce que nous devons dire c’est que nous pourrons faire
encore plus si nous avons le budget.
Quelle
sera la place de l’opéra dans le nouveau
théâtre le Four Seasons Centre for the Performing Arts
(FSCPA) ?
Le ballet avec
l’opéra y occupera évidemment la place la plus
importante. Il y aura également 90 concerts thématiques
gratuits où se produiront des élèves de
l’École Glenn Gould du Conservatoire de Musique de Toronto
dont Jean-Philippe Sylvestre est issu, un pianiste fantastique avec qui
je viens de faire le troisième concerto de Rachmaninov. Parmi
ces concerts il y aura aussi des chœurs, des musiciens de
l’Université de Toronto, de jeunes chanteurs de
l’Ensemble Studio du COC, le Regent Park School of Music. Donc
plusieurs concerts, chaque semaine, avec de jeunes chanteurs et des
instrumentistes.
Le FSCPA sera un
véritable centre culturel et nous ne voulons pas que ce soit
élitiste. En ce qui concerne l’opéra, nous
réserverons 40% des billets hors abonnements pour les jeunes de
moins de 30 ans. Cela signifie que dans le nouveau
théâtre, 120 places seront octroyés pour tous les
spectacles payants à des personnes qui n’auront à
débourser que 20$ seulement. Si on veut vraiment venir à
l’opéra, ce sera donc possible.
Pour l’inauguration du nouveau théâtre, en septembre 2006, vous allez donner la Tétralogie de Wagner ! Pourriez-vous en dire davantage sur la réalisation de cet immense projet ?
Le Ring
est déjà vendu à plus de 80%. À
l’heure actuelle, 30% des places sont vendues à des gens
de l’extérieur du Canada, soit des États-unis,
de l'Europe et même de l’Asie. Le Ring, c’est un
projet auquel nous pensons depuis longtemps. Dans le
théâtre actuel, le Hummingbird Centre, le COC a
déjà fait Die Walküre en 2004, Siegfried en 2005 et Götterdämmerung sera donné ici en février prochain. Alors nous sommes prêts pour le Ring
au grand complet, cet Everest de tout l’opéra, en
septembre 2006. Le moment est particulièrement bien choisi pour
donner ce premier Ring
canadien, car nous avons maintenant l’orchestre pour le faire;
nous avons au Canada des chanteurs qui sont en mesure de le produire.
Nous avons la possibilité aussi de pouvoir compter sur celui que
je considère comme le meilleur Siegfried de l’heure,
Christian Franz. Maintenant on peut prendre ce grand risque, car
financièrement ce n’est pas un problème, nous avons
le budget.
Au niveau artistique, c’est un projet énorme. Après le Walküre de 2004 et le Siegfried de 2005, le New York Time a dit que c’est le Ring
du moment. Puis nous avons ici même les metteurs en
scène : Atom Egoyan, François Girard, Tim Albery et
Michael Levine. Ils vont travailler vers une vision totale de
l’œuvre même si chacun est responsable de sa partie.
Il y a là un vrai travail d’équipe. Michael Levine
fait les décors et il est le maître d’œuvre de
l’ensemble du projet. Ils ont développé avec moi
une conception commune du Ring.
Avez-vous
des objectifs précis en confiant ces mises en scène
à des personnes qui viennent du milieu du cinéma ?
Personnellement, je ne
suis pas sensible au fait qu’ils viennent du milieu du
cinéma. Ce qui m’intéresse, c’est
qu’ils souscrivent à l’idée qu’à
l’opéra on voit avec les oreilles et on écoute avec
les yeux. Atom et François sont très attentifs à
la musique. J’ai vu le film Trente-deux films brefs sur Glenn Gould
et je me suis dit que François Girard devrait faire de la mise
en scène d’opéra. Il entend la musique et il
crée pour les yeux quelque chose qui est suggéré
par la musique. Même chose pour Atom Egoyan. Au moment où
j’ai vu son film Exotica, je l’ai tout de suite identifié comme metteur en scène pour Salomé
que nous avons donné ici. Lui aussi est très bon
musicien. Ils ont
tous deux la sensibilité de musiciens et ils le sont dans
l’âme. François Girard joue du piano, mais
quelqu’un peut être musicien dans l’âme sans
nécessairement jouer d’un instrument.
Quels sont les opéras que vous avez aimés diriger au COC et pour lesquels vous conservez un grand souvenir ?
D’abord le doublé Le Château de Barbe-Bleu et Erwartung
mis en scène par Robert Lepage et qui, après Toronto, a
fait son tour du monde. Il a été monté à
Toronto d’abord, puis à Edimbourg - où cela a
créé une véritable commotion -, Melbourne, Hong
Kong, New York, Genève, Cincinnati, Vancouver et
Montréal. Puis la mise en scène de François Girard
pour Oedipus Rex et la Symphonie des Psaumes
qui ont également été repris à
Édimbourg. Cela a changé la vie de la compagnie. Nous
avons en ce moment la réputation d’être une
compagnie audacieuse. Pour moi c’est très
intéressant pour l’avenir.
Tout cela a
été profitable pour la notoriété de la
compagnie, mais n’a pas eu pour effet de régler les
problèmes de subvention. Artistiquement, on peut dire
qu’il est maintenant nécessaire de chanter pour cette
compagnie. Ce n’était pas le cas il y a seulement quinze
ans parce que nous ressemblions davantage à un opéra de
province. Maintenant, après ces productions qui se sont
promenées un peu partout, les chanteurs désirent venir
à Toronto. Puis étant donné notre
réputation dans le monde, il deviendra plus facile de faire des
co-productions avec des compagnies européennes comme nous le
ferons avec Zurich et Lyon.
La
saison régulière 2006-2007 du COC s’annonce fort
intéressante! Nous réserve-t-elle des surprises ?
La prochaine saison montre en tout cas que nous n’avons pas peur de prendre certains risques : Lady Macbeth
de Mtensk, un opéra scandaleux que nous avons déjà
joué et qui, selon moi, sera la chose la plus saisissante que
nous ferons en 2006-2007. Nous allons ensuite donner Così fan tutte, et nous aurons enfin et pour plusieurs
années la possibilité de jouer Mozart dans un
théâtre qui est parfait pour ce répertoire. Mais
une maison comme la nôtre ne peut échapper à la
nécessité de faire des œuvres plus connues du
répertoire comme Faust, Luisa Miller et la reprise de cette Traviata
qui avait fait scandale à Toronto et qui avait pourtant
été jouée avec grand succès en
Nouvelle-Zélande où les gens sont peut-être moins
puritains qu’ici. Elektra
pour la première fois à Toronto sera jouée telle
que Strauss l’a conçue avec l’orchestre de 106
musiciens. La taille de la fosse modulable le permettra.
Comme on peut le voir, on
doit essayer de maintenir un juste équilibre dans notre
programmation. J’espère que nous pourrons jouer des
opéras nouveaux et bien de notre temps comme lors de notre
deuxième saison dans le FSCPA.
Vous
faites de légers surplus alors que d’autres maisons comme
l’Opéra de Montréal n’arrivent pas à
boucler leur budget ! Comment faites vous ?
La raison est bien simple
! C’est uniquement parce que nous n’avons pas fait les
choses que je veux (rires) ! Mais j’espère que le Conseil
des Arts du Canada se montrera plus généreux à
l’avenir avec un budget amélioré.
Indépendamment de ça, nos spectacles sont vendues
à 95% et très souvent à guichet fermé. Cela
n’arrive pas par hasard, c’est le fruit d’un travail
de plusieurs années. Il a fallu gagner la fidélité
de notre public. Maintenant si je programme Janacek, le
théâtre affiche complet. Même le programme double de
Lepage n’attirait pas le public lorsqu’il a
été donné ici pour la première fois.
Maintenant quand on le donne, il n’y a plus une place de libre.
Quels sont les projets que vous entrevoyez pour l’avenir ?
Nous espérons
pouvoir travailler encore avec MM. Lepage, Girard et Egoyan. Nous
sommes en pourparlers avec Robert Wilson. Notre répertoire
était limité jusqu’à maintenant parce
que ce n’était pas possible de faire davantage dans le
Hummingbird Centre. Dans le nouveau théâtre, nous allons
augmenter le nombre de représentations et peut-être
élargir le répertoire. Il faudra absolument faire Tristan et Meistersinger. Et puis nous voudrions aller davantage vers les répertoires français et russe comme Pelléas et Mélisande, mon opéra préféré et Les Pêcheurs de Perles. Peut-être certaines raretés pour le futur comme Le Roi de Lahore ou La Juive ou encore Le Prophète
; mais ça ce n’est pas sûr parce que de telles
productions coûtent très cher. Quoi qu’il en soit,
je promets Les Troyens avant la fin de mon mandat comme directeur
général.
Propos recueillis
par Réal Boucher
21 Décembre 2005
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