Le 17 février 1904, le « papillon puccinien » s’envolait pour
la première fois… et tombait lamentablement, désavoué par le plus prestigieux
des théâtres d’opéra… Mais laissons pour l’instant ce triste Finale et observons
plutôt la naissance de la chrysalide. En fait, il ne s’agit pas tout à fait du
même « papillon » car celui qui volette aujourd’hui dans toutes les maisons
d’opéra du monde a connu d’autres métamorphoses. Rappeler les beautés reconnues
d’une oeuvre est intéressant, mais ce joyeux anniversaire peut être également
l’occasion d’observer de plus près la première Madama Butterfly…
« Non ascoltarono una nota quei cannibali »
(« Ils n’écoutèrent pas une note, ces cannibales »)
Giacomo Puccini, le lendemain du désastre de la création.
Naissance, envol...
et chute du « Papillon »
Par une belle soirée de l’été 1900, Giacomo Puccini se trouvait
à Londres pour la première anglaise de Tosca et assistait à la
représentation d’un drame de David Belasco intitulé Madam Butterfly. Le
Maestro suivait la pièce avec un enthousiasme croissant et resta subjugué par le
sujet qui ne devait pas manquer de force… puisque Puccini ne comprenait pas un
mot d’anglais ! Les larmes aux yeux, Giacomo sauta au cou de Belasco et lui
demanda la permission de mettre son drame en musique. La conception de Madama
Butterfly était née, balayant les Maria Antonietta, Cirano di
Bergeracco, et autres Miserabili sur lesquels hésitait notre
compositeur... (sans parler de Tartarino di Tarascona de Daudet, de
Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, de La Tour de Nesle de Dumas
père ou de La Faute de l’abbé Mouret d’Emile Zola, ou encore de l’Adolfo
d’après Benjamin Constant).
David Belasco (1853-1931) avait tiré son sujet d’une nouvelle de
John Luther Long (1861-1927), Madam Butterfly, publiée en 1898 dans un
magazine américain et, paraît-il, elle-même inspirée d’un fait authentique. De
récentes recherches ont révélé que ces écrits étaient également redevables à la
Madame Chrysantème de Pierre Loti (1887), sorte de journal dans lequel le
marin-écrivain narre ses impressions sur le Japon…et surtout sur les Japonaises,
qu’il juge d’ailleurs parfois avec un mépris étrange. Ce récit a fourni
également de la matière au livret de l’opéra, notamment pour la scène des noces
du premier acte, qui n’existe ni chez Long ni chez Belasco.
Maria Callas en Cio Cio San
Puccini avait d’ailleurs pensé utiliser presque exclusivement la
nouvelle de Long lorsqu’il s’était heurté aux exigences du dramaturge américain,
apparemment fort gourmand quant à la cession des droits d’adaptation.
Les deux librettistes de Puccini avaient chacun leur tâche :
Luigi Illica s’occupait de la structure en actes et en scènes, tandis que
Giuseppe Giacosa était le versificateur. L’idée première de Puccini était
d’opposer l’Amérique au Japon, dans deux actes respectifs. En fait, la
traduction italienne de la nouvelle de Long révéla que l’action ne se déroulait
jamais en Amérique. Luigi Illica tenta alors de seconder la conception de
Puccini en tirant du début de la nouvelle une sorte de Prologue présentant un
contraste de personnages américains et japonais, et se terminant par un long duo
pour les deux protagonistes. Le second acte comprenait trois tableaux insistant
encore sur cette dualité de civilisations puisque les premier et troisième
tableaux se déroulaient dans la maison de Butterfly et le deuxième au consulat
américain de Nagasaki. Vers le milieu du mois de novembre 1902, Puccini
abandonna le tableau du consulat, le livret se retrouva finalement en deux
actes : le premier, tiré par Luigi Illica de la nouvelle de Long, et le second,
adapté par Giacosa de la pièce de Belasco, devenu entre temps plus raisonnable.
La Madam Butterfly de Belasco comprenait un acte unique entrant
directement dans le vif du sujet : l’attente et la solitude de Butterfly qui
captivèrent tellement un Puccini ne comprenant pas un mot d’anglais. Le
compositeur en revenait donc à sa conception initiale, qu’il énonçait ainsi à
Luigi Illica : « L’opéra doit être en deux actes. Le tien et premier, et
l’autre, le drame de Belasco ».
Il faut d’autre part signaler que la Butterfly de Long rate son
suicide grâce à la prompte intervention de la fidèle servante et à l’irruption
du bambin qui se blottit contre elle. Sa blessure superficielle ne l’empêche pas
de retourner à son ancienne profession et le lendemain, Mrs. Pinkerton trouve la
maison vide. David Belasco modifie la fin et donne une dimension tragique au
désespoir de l’héroïne, privée de son fils par les époux Pinkerton. La
malheureuse Butterfly se saisit l’épée de son père –avec laquelle il s’est tué –
et se suicide à son tour, modification évidemment retenue par Puccini qui en fit
son Finale, impressionnant et bien connu.
Giacomo récolte partitions et enregistrements de
chansons japonaises, s’entretient avec l’épouse de l’ambassadeur du Japon en
Italie, qui lui chante des mélodies de sa terre natale. En novembre 1902, il
commence à orchestrer le premier acte… qu’il terminera le 15 septembre de
l’année suivante, réalisant l’orchestration des actes suivants à la fin du mois
de décembre 1903. Certes, la période est longue, mais il faut savoir que le
Maestro, grand amateur d’automobiles, avait subi un accident et une fracture du
fémur le contraignit à ne pas quitter son fauteuil roulant jusqu’à l’été.
D’autre part, le fait de se voir diagnostiquer légère forme de diabète, plongea
le Maestro dans une prostration morale et physique que Michele Girardi
rattache à « la tendance autodestructive innée de Puccini ». Sa désastreuse
relation conjugale n’arrangeait rien, la terrible Signora Puccini étant d’une
jalousie extrême. Précisément à l’époque de l’accident, le couple engagea une
jeune domestique qui finit par vouer une admiration sans bornes à notre
compositeur. Elvira Puccini s’alarma, multiplia les accusations, les vexations,
les tentatives d’éloigner la jeune fille… à un point tel que la malheureuse
s’empoisonna, agonisant durant plusieurs jours… Une autopsie révélant intacte la
virginité de l’infortunée demoiselle donna tort à la terrible épouse (qui avait
pourtant de quoi être jalouse de son papillon de compositeur, méritant le
premier – et pour d’autres raisons – le surnom de Cio-Cio-San !). Ce drame se
passa quelques années après la gestation de Madama Butterfly mais nous
sert à comprendre la difficile vie du Maestro qui devait certainement trouver
refuge et réalisation dans son art… Après sa convalescence, il se rendit à Paris
pour superviser la première de Tosca à l’Opéra-Comique, puis termina,
nous l’avons vu, la composition de Butterfly à la fin de l’année.
Au bout de trois ans et demi, eut donc lieu l’éclosion de notre
Papillon (« butterfly ») qui, à peine envolé, retomba lamentablement le 17
février 1904, soir de la création au Teatro alla Scala. On sait
aujourd’hui que les mérites d’un opéra et son maintien dans le répertoire ne
sont pas forcément liés à l’accueil réservé à la première. Il Barbiere di
Siviglia, Norma, La Traviata et Madama Butterfly
sont probablement les meilleurs exemples d’opéras très mal accueillis à leur
création et pourtant couramment représentés par la suite et aujourd’hui encore.
Puccini
lui-même ne comprenait pas l’échec de cet opéra dans lequel il avait mis « son
cœur et son âme ». Durant les répétitions, les manifestations d’enthousiasme
avaient été fort nombreuses et unanimes, des interprètes aux machinistes, et à
la fin de la générale, l’orchestre tout entier s’était levé pour adresser au
Maestro une ovation spontanée. Les interprètes étaient des chanteurs de
prestige : Rosina Storchio, le ténor Giovanni Zenatello, le baryton Giuseppe De
Luca et un chef estimé pour sa compétence minutieuse, Cleofonte Campanini, ayant
dirigé la créations de Adriana Lecouvreur et Siberia. La chronique
ne rapporte pas la moindre défaillance de l’un deux…
On en est
encore à sa demander si une claque favorable à Pietro Mascagni n’intervint pas,
ou encore un complot de l’éditeur rival de Ricordi, Sonzogno… D’autre part on
n’en était plus à l’époque romantique des factions pro-compositeurs comme du
temps de Giovanni Pacini dont la compagne, princesse Paolina Borghese, sœur de
Napoléon, avait le pouvoir de faire tomber, à sa création, rien moins que
Norma !
La sœur de Puccini écrivit à son époux
ses impressions sur l’odieux accueil du public, glissant à un certain moment :
« Il y avait Mascagni, Giordano : imagine leur jubilation ». Amère et révoltée,
elle prêtait certainement des pensées trop rustres à, certes des concurrents,
mais également des collègues, des amis, et qui plus est pour Mascagni, un
compagnon de bohème, ou pour être plus direct, un compagnon de « vache
enragée », ce qui soude les liens humains.
D’autre part, il nous faut également parler d’une trouvaille
malheureuse de l’éditeur Tito Ricordi, devait tenter tout public quelque peu
espiègle et au pire, faciliter la tâche des détracteurs de l’œuvre. A peu près
au milieu du second acte se trouve une longue scène durant laquelle Butterfly
attend, debout, immobile et le regard perdu au loin, le retour de son bien-aimé.
Pendant ce temps, le soir tombe, la nuit s’installe... et le jour suivant finit
par poindre (!), signalé par une joyeuse aubade d’oiseaux. Probablement poussé
par un désir de vraisemblance, Tito Ricordi fit placer aux quatre coins de la
scène de la Scala des escouades d’oiseaux... on devine la suite : lorsque ces
charmants volatiles se mirent à pépier à qui mieux mieux, cela produisit un tel
vacarme, si assourdissant, que l’on ne put rien entendre d’autre ! Le public
déchaîna alors sarcasmes et imitations… non seulement des cris question, mais
aussi d’animaux moins aimables !
« Povera mia Butterfly ! »
s’écria l’infortuné Puccini qui continuait pourtant de croire en elle, comme en
témoigne l’affection se dégageant de cette touchante exclamation. A son ami
Camillo Bondi, il écrivait, dès le lendemain de la catastrophe : « Avec l’esprit
triste mais fort, je te dis que ce fut un véritable lynchage ! Ils
n’écoutèrent pas une note, ces cannibales. Quelle horrible orgie de forcenés,
ivres de haine ! Mais ma Butterfly reste ce qu’elle est : l’opéra le
plus approfondi et le plus suggestif que j’aie jamais conçu ! Et j’aurai la
revanche, tu verras, lorsque je le donnerai dans un climat moins vaste et moins
saturé de haines et de passions ». On peut s’arrêter sur la forte expression
utilisée par Puccini : « l’opera più sentita e suggestiva », qui peut se
traduire également comme « l’opéra le plus sincère (ressenti) et le plus
évocateur ». On possède d’autre part un billet autographe du Maestro sur lequel
il écrit rapidement : « Public a mal accueilli Butterfly, moi, pourtant, je suis
tranquille dans ma conscience d’artiste – salutations Puccini ». Le 19 février,
moins « à chaud », il confirme encore sa confiance dans l’œuvre : « Je suis
assez tranquille en dépit de la raclée obtenue, parce que je sais que j’ai fait
un opéra vivant et sincère, et qu’il ressuscitera certainement. J’ai cette
foi. »
La revanche de la « Farfallina »
Que se
passa-t-il pour que sa « farfallina », son petit papillon, comme l’appelait
Puccini, triomphe à Brescia trois mois plus tard ? Du côté des interprètes, on
retrouvait les mêmes Zenatello et le chef Campanini, tandis que Cio-Cio-San
était chantée par Salomea Krusceniski, soprano d’une grande étendue vocale et à
la personnalité hors du commun. Une distribution donc égale en valeur à celle de
la Scala… Or, les rappels n’en finissaient pas – il y en eut trente-deux ! – et
le public réclama d’autre part sept bis ! Alors, que penser ?
Réglons
d’emblée la question des « longueurs », délicat critère qui varie d’un passionné
à l’autre. Madama Butterfly est un opéra au lent déroulement, non rythmé
par des coups de théâtre enchaînés les uns aux autres afin de donner une action
dramatique soutenue. L’art de Puccini consiste à peindre son atmosphère d’idylle
avec de petites touches souvent brèves et tronquées, jamais lourdes ni appuyées.
Il confère ainsi une vitalité musicale, avant d’être dramatique, à son opéra.
L’oeuvre
qui en résulte peut lasser, et c’est l’affaire de chaque amateur d’opéra d’en
décider, mais il faut avoir présent à l’esprit le fait que la conception de
Puccini sur la durée d’exécution de son opéra ne variera pratiquement pas. On va
pouvoir en effet constater avec les indications suivantes que l’exécution de la
version originale dure tout au plus 13 minutes de plus que celle de la version
courante (et il faudrait encore tenir compte des différences existant d’un chef
à l’autre). On ne peut donc dire que Madama Butterfly connaîtra le succès
grâce aux raccourcissements opérés par le Maestro.
Version
originale (Bremer Theater) / version habituelle (Los Angeles, Di Stefano,
Gobbi ; G. Gavazzeni)
Acte I : 56mn. 34’’ / 46’30’’
Acte II : 1h. 23mn. 02’’ / 1h. 19mn. 51’’ (= Acte II
[46’5] + Acte III [32’56] )
Durée totale : 2h. 19mn. 36s. / 2h. 6mn. 21s.
Cela
n’empêcha pas Puccini de pratiquer des coupures, mais il effectua également de
nombreux ajouts (dont la belle romance de Pinkerton « Addio fiorito asil »),
rééquilibrant la durée globale d’exécution, et il scinda en deux le long second
acte, faisant tomber le rideau sur l’attente de Butterfly. On a souvent mis le
succès obtenu à Brescia sur le compte des modifications opérées par le Maestro,
mais là encore, de récentes études ont prouvé, paraît-il, que ces deux versions
diffèrent assez peu entre elles et que la Madama Butterfly que l’on joue
actuellement doit ses notables différences à des révisions ultérieures à
l’édition de Brescia.
Il faut par
ailleurs savoir que Puccini suivra son « papillon » partout où il connaîtra des
reprises importantes, continuant à apporter des améliorations à la musique et à
la mise en scène. Enfin, Giacomo passera à Paris les mois de novembre et
décembre 1906 pour la première représentation en France, à l’Opéra-Comique, où
Cio-Cio-San sera créée par Madame Carré, épouse du directeur : là auront lieu
les dernières modifications à l’origine de ce que l’on pourra nommer la version
définitive.
Selon
les sources, donc, Puccini aurait fortement remanié son œuvre pour la reprise de
Brescia… mais qui en fait ne diffère(rait) pas tant que cela de la version
originale ! Prenons également en compte l’avis-même du Maestro, qui parlait dans
ses lettres de « pochi ritocchi », c’est-à-dire de « peu de retouches ». La
formulation de E. M. Ferrando, dans le volume
Tutti i libretti di Puccini,
n’est pas moins ambiguë, lorsqu’il explique qu’à Brescia, « l’opéra est présenté
avec des modifications consistantes mais non substantielles ». On pourrait plus
simplement se contenter de dire que la “Farfallina” avait bien fait de
changer d’air, trois mois après la malheureuse première milanaise.
Du reste,
dans cet hommage anniversaire, il ne nous appartient pas d’entrer dans le détail
des modifications pucciniennes, passionnante étude pour des spécialistes, mais
de penser au public, passionné, lui aussi, et de lui proposer une
comparaison accessible. Il est possible de le faire depuis qu’une exécution de
la version originale fut enregistrée et commercialisée. On peut donc tenter de
déterminer ce que l’auditeur averti peut remarquer entre la version originale et
la version définitive, couramment exécutée et enregistrée :
Version
originale, création : Milano, Teatro alla Scala, 17 février 1904.
Deuxième
version : Brescia, Teatro Grande, 28 mai 1904.
Troisième
version : Londres, Royal Opera House Covent Garden, 10 juillet 1906.
Quatrième
version (définitive) : Paris, Théâtre de l’Opéra-Comique, 28 décembre 1906.
La version
originale fut reprise au Gran Teatro La Fenice de Venise, le 28 mars 1982 et par
l’Opéra de Brême en décembre 1997. La firme Naxos devait par la suite publier un
enregistrement exécuté durant les représentations de Brême (NAXOS 8.660078-79).
« Butterfly come Puccini
comanda »
ou
De la première Madama Butterfly à l’ultime métamorphose de la « Farfallina »
Comment
résister à la tentation d’utiliser en titre de cette partie, celui que le
Directeur de l’Institut Puccini de Milan, le musicologue Alfredo Mandelli,
choisit pour son article publié dans l’hebdomadaire Oggi du 5 août
1987 ? En écrivant : « Butterfly comme Puccini l’ordonne », il ne
pouvait faire un plus beau compliment à une mise en scène (aux Arènes de Vérone)
réalisée précisément par une Butterfly : Renata Scotto.
ACTE
PREMIER
On ne
remarque pas de différence au tout début de l’acte comprenant les deux « airs »,
pour ainsi dire, de Pinkerton : « Dovunque al mondo lo Yankee vagabondo » et « Amore
o grillo ».
Première
différence : Entrée de Cio-Cio-San. La mélodie commence de la même manière que
dans al version définitive (que par commodité nous qualifierons de version
« courante ») mais se développe différemment, avec d’ailleurs beaucoup de
charme, d’élégance et de délicatesse. En retouchant le motif, Puccini le rendra
plus « direct » et ménagera une progression de l’émotion chez l’auditeur.
Autres
différences : Cio-Cio-San présente ses parents et plus loin son oncle Yakusidè a
même une petite chanson. La musique oscille entre le dérisoire et la couleur
locale. Puccini délaissera ces passages mais conservera la scène des reproches
de l’oncle bonze.
Le grand
duo d’amour, Finale de l’acte, semble pratiquement identique dans la version
originale et la version courante. Puccini rendra la mélodie plus « continue »
dans l’épanchement lyrique, comme il le fera pour l’entrée de Butterfly, en
somme. Détail qui a son importance, car à la découverte de la version originale,
on est presque gêné de ne pas retrouver cette fluidité mélodique, cet élan
progressif et logique que l’on est habitué à savourer…
Une
remarque littéraire s’impose : ça et là seront gommées pour la version
définitive des paroles désobligeantes, voire méprisantes à l’égard des Japonais
et qui rendaient le personnage de Pinkerton vraiment cynique.
ACTE
DEUXIÈME
On note
qu’un thème du duo d’amour sur les paroles : « la sua sposa / che son io :
Butterfly » est repris dans la version première.
Le grand
air « Un bel dì, vedremo », bijou de la partition, est déjà là, identique !
La
confrontation avec « il Signor Console », comme le nomme respectueusement
Cio-Cio-San, diffère seulement dans l’air de Butterfly : « Che tua madre dovrà ».
La différence est textuelle et vocale, pour ainsi dire, car la partie
d’orchestre ne varie pas. Cio-Cio-San commence son air par la même préoccupation
(mendier pour son fils), puis évoque, rêveuse, le moment magique où elle
attirera l’attention de l’empereur passant à la tête de ses soldats. Elle lui
demandera alors de contempler « ces yeux où apparaît la lumière du ciel azur
d’où tu descendis. ». Elle déclare ensuite que « l’Empereur digne de toute
grâce, / fera peut-être de toi / le prince le plus beau de son royaume. » Comme
pour contredire ces paroles d’espérance, retentit à l’orchestre le puissant
motif japonais de la mort qui reviendra, fortissimo, pour conclure
l’opéra. Dans la version refaite, Butterfly n’évoquera plus la mansuétude de
l’empereur mais l’horrible idée du retour à son ancien métier, Puccini
s’arrangeant pour lui faire prononcer avec force la conclusion qui s’impose :
« Morte !! », l’accompagnant évidemment de la citation du motif dont nous venons
de parler.
La nuit
tombe et Butterfly demeure rigide, immobile, scrutant le lointain, alors que son
fils et même Suzuki finissent par s’endormir. On entend alors le chœur célèbre
« a bocca chiusa », délicat murmure d’attente éperdue, mais constante.
Ici, le
rideau tombe sur le deuxième acte dans la version courante, alors qu’il se
poursuit dans la version originale. La différence est surtout dramatique car au
lieu de voir le rideau tomber sur l’attente, tandis que l’Intermezzo va bientôt
retentir à l’orchestre, on voit ici l’attente ! Durant l’Intermezzo, qui
porte mieux son nom cette fois, puisqu’il n’est plus prélude, on voit l’aube se
lever peu à peu, autour d’une Butterfly immobile…l’on entend même les oiseaux
(…de triste mémoire ! selon ce détail réaliste qui coûta cher au pauvre
Puccini).
[ACTE
TROISIÈME]
La version
originale nous présente un Pinkerton ému, soucieux de subvenir matériellement à
l’avenir de Butterfly (il remet une somme au consul) exprimant de sobres
remords, mais l’esprit confus au point de fuir rapidement ces lieux, salué par
une reprise de l’Hymne de la Marine américaine. Au lieu de cela, et dès la
reprise de Brescia, Puccini lui fait épancher ses remords déchirants qui
culminent dans le superbe : « Addio, fiorito asil ».
Vers la fin
de l’opéra, les modifications concernent trois fragments de texte, et de musique
par conséquent – mais avec une nuance, tout de même – qui seront supprimés par
Puccini.
1°)
quelques répliques du dialogue opposant une Butterfly très réservée à Kate
Pinkerton qui se présente sans arrogance et avec ces justes termes (d’ailleurs
conservés par la version définitive dans la bouche du Consul Sharpless) : « Je
suis la cause innocente de tout votre malheur ». Le matériau musical est le
même, mais il est plus développé.
2°)
Butterfly refuse l’argent laissé par Pinkerton et oblige le consul à le
reprendre, sur les fortes paroles « Ne pleurez pas, monsieur, j’ai l’habitude /
de toutes les pires choses », elle préfère se reposer sur sa certitude :
« l’espoir et les rêves, » puis, en parlant des billets d’argent : « ceux-là,
non, ils ne donnent pas la paix. » Le ton est grave, déterminé et
l’accompagnement musical d’une grande sobriété mais nettement désabusé et
laissant supposer un terrible abandon de la vie… Un passage impressionnant et
qui fait froid dans le dos !
3°) Avant
de congédier Suzuki en lui ordonnant d’aller tenir compagnie à son enfant,
Butterfly cite une triste chanson, sur une vague musique de couleur japonaise,
et aux paroles d’abord obscures, puis clairement évocatrices : « Il vint à sa
porte / il prit la place de tout – il s’en alla - / et il n’y laissa rien, /
rien, en dehors de la mort. » Puccini trouvait peut-être cette allusion trop
précise car dans la version ultérieure, il passe directement à l’intermède
orchestral qui acompagne l’hommage rendu par Butterfly à l’autel de Bouddha,
avant qu’elle ne se saisisse du poignard…
Le Finale.
Peu de
modifications pour un résultat… tout autre ! Ceci pourrait être la conclusion du
présent paragraphe, tant la version définitive est saisissante, par rapport à la
version originale. La partie qui va des paroles gravées sur le poignard, lues
par Butterfly : « Con onor muore / chi non può serbar vita con onore. »
(Avec honneur meurt, celui qui ne peut conserver sa vie avec honneur), jusqu’aux
paroles : « il materno abbandono. », est identique.
La grande
différence réside dans l’air final proprement dit, s’ouvrant sur les paroles :
« O a me, sceso dal trono / dell’alto Paradiso » (O toi qui es descendu
pour moi, depuis le haut Paradis). La superbe mélodie créée par Puccini s’arrête
en cours d’ascension, pour ainsi dire, on serait même tenté de déclarer, puisque
nous connaissons la dernière version, que la mélodie tourne court. Elle
se fait même douce-amère, lorsque Butterfly dit à son enfant de la regarder et
de garder en mémoire une trace « même pâle et faible. Que la dernière fleur de
ma beauté ne soit pas entièrement consumée. », paroles supprimées ensuite et
remplacées par de plus poignantes : « Regarde bien ! Mon amour, adieu ! ».
Autre
différence importante, lorsque Butterfly renvoie ensuite son enfant, en lui
disant : « Va. Joue, joue. », il reste 3’03 de musique dans cette version, alors
que la version définitive compte 1’50 !
Que s’y
passe-t-il ? Dramatiquement, il s’agit du suicide de Butterfly, derrière le
paravent, et de son effort pour revenir embrasser l’enfant. Musicalement, il
s’agit d’une partie orchestrale habillant ce jeu de scène mais qui simplement se
prolonge plus longtemps dans la version originale. Cela prolonge aussi la
tension… qui finit par retomber ! Tout au contraire, la version définitive
précipitera l’arrivée de Pinkerton, éperdu, et qui va crier trois fois : « BUTTERFLY ! ».
Puccini
retouchera même l’éclatante reprise fortissimo du motif japonais
concluant l’opéra, gommant la sorte d’hésitation que comportait la reprise de la
ligne mélodique originale du motif.
A
l’irruption de Pinkerton, les indications scéniques varient également, et l’on a
même la surprise de ne pas voir revenir un personnage :
Jeu de
scène final :
Version
originale :
« (puis
la porte de droite est violemment secouée et ouverte : Pinkerton se précipite
vers Butterfly et l’enfant. Butterfly ouvre les yeux et avec un geste faible lui
indique l’enfant – et meurt.) »
Version
définitive :
« (La
porte de droite est violemment ouverte : Pinkerton et Sharpless se précipitent
dans la pièce, accourant près de Butterfly qui, d’un geste faible indique
l’enfant et meurt. Pinkerton s’agenouille, tandis que Sharpless prend l’enfant
et l’embrasse en sanglotant.) »
Précisions
ultimes, rendant hommage à une création qui, comme bien d’autres, hélas, a dû
subir les tyranniques fantaisies des metteurs en scène…quelque peu rachetées
néanmoins, si l’on en croit Alfredo Mandelli, concluant ainsi son article : « la
première mise en scène italienne de Renata Scotto s’inscrivait en une poétique
succession d’émotions musicales et scéniques. »
Tel qu’il
est aujourd’hui, le Finale retouché et concentré atteint à une intensité
extrême, qui saisit le spectateur et ne le laisse plus reprendre son souffle.
Avec un peu
de recul, que dire de la Madama Butterfly originale ? Il semble évident
que l’opéra n’a fait que gagner avec ces modifications, la confrontation des
deux versions éclaire ainsi le processus d’écriture d’un compositeur, certes
génialement inspiré, mais qui ne signe pas forcément du premier coup un
chef-d’œuvre.
Connaître
l’original permet donc d’admirer plus encore l’œuvre parachevée, un peu comme la
première mouture de Un Ballo in maschera, qui montre que la recherche
verdienne n’a pas (encore) abouti à la forme bien connue de certains airs,
magnifiques au point de nous apparaître comme tout naturellement sortis d’un
seul trait d’inspiration.
Dans le
jardin de Cio-Cio-San :
Paroles et musique dans la version définitive de Madama
Butterfly
ACTE PREMIER (46mn.)
Une colline près de Nagasaki.
Une maison
japonaise avec terrasse et jardin. Au fond, le port et la ville de Nagasaki.
Telles sont
les indications originales du charmant décor que découvre le « luogotenente »
(lieutenant) Pinkerton après un bref mais vif prélude. Goro (tén.),
l'entremetteur, lui révèle (avec force courbettes) les secrets de ces parois
amovibles à souhait... provoquant l'étonnement amusé et un peu railleur de
Pinkerton (ténor).
Goro présente ensuite «
Rayon‑du‑soleil‑naissant » (le serviteur), « Exhale-arômes » (le cuisinier), et
enfin « Nuage‑Léger » : Suzuki, la fidèle servante de la maîtresse des
lieux (mezzo-sop.). Le langage fleuri et imagé de Suzuki a vite fait d'agacer
Pinkerton qui n'est pas au bout de ses peines car Goro lui récite la liste des
parents sur le point d’arriver ! ...
Un beau thème se fait entendre à l'orchestre, annonçant rien
moins que « Il Signor Console » mais c'est un consul essoufflé et maudissant les
cailloux qui fait son entrée (baryton). Pinkerton lui explique qu'il a acheté la
maison pour « neuf‑cent-quatre‑vingt‑dix‑neuf ans avec la possibilité de
résilier le contrat chaque mois » ! Brusquement, on croit rêver : l'orchestre
claironne les premières mesures de l'hymne américain ! (en fait, l’hymne de
l’armée et de la marine américaines à l’époque de Puccini). Ce clin d’œil aussi
inattendu que malicieux, permet à Puccini d'introduire le premier air.
Mirella Freni en Cio Cio San
Aria Pinkerton : « Dovunque
al Mondo Io Yankee vagabondo ».
Méprisant
les dangers, faisant la fête, « partout dans le monde court le Yankee vagabond
». L’air culmine sur les paroles « America For Ever ! », avec un évident retour
de l'hymne de la Marine américaine ! Pinkerton et Sharpless se mettent debout
et lèvent leur verre.
Interrogé par le consul, Goro répond que la mariée est « une
guirlande de fleurs fraîches. Une étoile aux rayons d’or et pour rien,
seulement cent yens ». Ce dernier détail, mesquin et vil, détruit l’effet des
deux belles métaphores.
Duo Pinkerton-Sharpless : «
Amore o grillo ».
D'ailleurs,
Pinkerton semble déjà moins sympathique dès l’attaque du duo suivant : « amour
ou passade », il l’ignore, mais lorsque ce petit papillon voltige et se pose si
gracieusement, il sent en lui une envie furieuse de le poursuivre... quitte à
lui briser les ailes.
Sharpless se fait un peu moralisateur mais Pinkerton lève son
verre au jour où il épousera « en vraies noces, une véritable épouse...
américaine ». La musique a beau être agréable, elle n'empêche pas le spectateur
qui saisi les paroles de compléter son idée quelque peu négative du personnage.
Aria Cio-Cio-San (soprano).
On entend la mystérieuse héroïne
avant de la voir. Une superbe mélodie, tendre et un peu mélancolique, un fond
choral (les amies de l’héroïne), et apparaît enfin ce « Papillon humain » qui
donne son titre à l'opéra !
Une délicate conversation s'engage alors, soulignée par
un joli thème au violon qui reviendra forte pour
couronner le duo d'amour final du premier acte.
C’est presque un jeu de tenter de
repérer les fugaces mais intéressantes reprises thématiques qu’une oreille
exercée finit par cerner… Comme ici le thème du suicide (qui conclura
fortissimo l'opéra), apparaissant lorsque Cio‑Cio‑San déclare que son père
est mort. On apprend également qu'elle dut se faire « geisha » pour subsister
alors qu'elle n'a que... quinze ans. Peu après commence le défilé de ses
nombreux parents, accourus pour la cérémonie et l'officier américain considère
d'un œil narquois sa « nouvelle parenté, prise en location, au mois ». Dans une
superbe phrase musicale ascendante : « O amico fortunato ! », le consul tente
d'avertir Pinkerton au cas où ce dernier prendrait l’accord et la foi de
Butterfly pour un jeu : « Faites attention, (Il désigne Butterfly.) Elle,
elle y croit ».
L’orchestre reprend le thème
d'entrée de Cio‑Cio‑San. Elle tire de ses manches plusieurs « objets de femme »
qui amusent Pinkerton mais lorsqu'elle en arrive à un long étui, le thème du
suicide revient : Goro explique que c'est un cadeau fait par l’empereur au père
de Butterfly, avec l’invitation à se suicider…
« Io seguo
il mio destino » : je suis mon destin, déclare Cio‑Cio‑San, sur le beau thème
qui reviendra à l’orchestre conclure le long duo d'amour final. Elle annonce
qu'elle a adopté la religion du « Signor Pinkerton » à l'insu de son oncle
bonze, ajoutant qu'elle peut même aller jusqu'à renier sa famille... mais à ce
moment retentit le thème du suicide, plus grave, plus menacant cette fois.
Le commissaire impérial lit l'acte
de mariage, les époux signent ; les amies de Cio‑Cio‑San la congratulent en
s'exclamant : « Madama Butterfly ! » mais celle‑ci corrige : « Madame F.B.
Pinkerton ». Au milieu de la liesse générale, un individu en colère fait soudain
irruption : « lo zio Bonzo » (basse). L'oncle bonze maudit Cio‑Cio‑San car elle
s'est rendue à la mission afin de changer de religion, reniant ainsi toute sa
famille… et donc tous la renient à leur tour ! Pinkerton a beau les mettre
dehors, elle est à présent seule au monde. Finalement, les douces paroles de
l'officier parviennent à faire refleurir le sourire sous les larmes de la jeune
Butterfly.
Duo final : « Viene la sera ... »
Le soir tombe, effectivement, et amène l'apaisement qui va se prolonger durant
la douzaine de minutes d'un grand bonheur humain... et musical ! Puccini crée
là un magnifique duo d'amour à l'inspiration sans cesse renouvelée. Les thèmes
passionnés et voluptueux se succèdent, se poursuivent, s'unissent, culminant
dans l'appel : « Vieni ! Vieni !! », (Viens, viens !) de
Pinkerton. Une grande vague orchestrale submerge le couple qui s'éloigne vers la
petite maison, puis retombe délicatement comme le soir...
ACTE DEUXIEME (47mn.)
L’intérieur de la maisonnette de Cio‑Cio‑San.
Dans le bref prélude se glisse, à la clarinette, le thème de la
malédiction rappelant la solitude de Butterfly qui n'a pas vu son époux
depuis... trois ans ! Suzuki est pessimiste, mais Cio‑Cio‑San espère (retour de
son thème d'entrée) et pour clamer son espérance, elle va disposer d'un des plus
beaux airs d'opéra jamais écrits.
Aria Butterfly : « Un bel dì,
vedremo ... ».
Oui, « un beau jour nous verrons »
se lever une fumée annonçant le bateau de son bien-aimé qui l'appellera encore :
« Petite épouse chérie, arôme de verveine », (on a peine à traduire les deux
premiers mots, délicieusement surchargés de diminutifs : « piccina mogliettina
»).
Elle explique le comportement,
organisé avec émotion, qu’elle adoptera lors des retrouvailles.
Il l’appellera : « Butterfly ! » et elle, un peu par jeu, mais
aussi « pour ne pas mourir » sous le choc, restera cachée. Le thème du consul
précède ce dernier qui va tenter de lire une lettre de Pinkerton mais Butterfly
l'en empêche sans le vouloir ou à dessein... Goro arrive : il voudrait que
Butterfly, fort pauvre, - le thème de la malédiction passe à l’orchestre -
épouse le riche prince Yamadori (ténor). Selon la loi japonaise, l'abandon
équivaut à un divorce, mais un discret retour à l'orchestre de l'hymne américain
souligne les paroles de Butterfly qui dit dépendre à présent de la loi
américaine !
Scène de la lecture de la lettre.
Lorsqu'ils sont enfin seuls, le consul tente de lire la lettre
mais Cio‑Cio‑San l'interrompt à chaque instant ! Cela ne tire pas le pauvre
homme d'embarras : comment annoncer à Butterfly que Pinkerton revient mais ne
veut pas se montrer ?!… Le consul hasarde alors une question : que ferait‑elle
si son époux ne revenait jamais ? Cio‑Cio‑San s'effondre ; sa douleur est si
grande qu'elle prie le consul de s'en aller. Elle pense que Pinkerton l'a
oubliée… puis elle sort en courant et revient triomphalement avec un petit
enfant : « Et celui-ci ?… et celui-ci ?… / et celui-ci, il pourra aussi
l’oublier ?… ». C'est au tour du consul d'être touché.
Scène‑monologue de Butterfly.
Plutôt qu'un air véritable, ce
monologue tresse plusieurs thèmes qui s'enroulent entre eux : le thème de
l'amour, du premier acte ; l'hymne américain et le thème du suicide, car la mort
vaut mieux que son ancien « métier qui mène au déshonneur ». Le consul n’a pas
le courage d'en dire plus ; il promet d'expliquer à Pinkerton que son fils
l'attend. On entend des cris au dehors : Suzuki ne retient pas sa colère contre
Goro car il déclare partout que l'enfant est de père inconnu.
Le canon du port de Nagasaki retentit !... C'est bien le bateau
de Pinkerton !
Butterfly triomphe, elle le savait
contre tous (hymne de la marine américaine) :
« Il revient et il m'aime ! » ;
l'orchestre explose dans le thème de Butterfly et du duo d'amour du Finale I.
Cio‑Cio‑San envoie Suzuki cueillir toutes les fleurs qu'elle pourra trouver et
dans un bref mais charmant duo, elles sèment le printemps tout alentour. Mais
elle demeure réaliste, dans sa joie intense : « Je ne suis plus la même ! Ma
bouche a poussé trop de soupirs et mes yeux ont fixé le lointain trop longtemps
». Il faut donc redonner un peu de couleurs à son visage. Elle imagine avec
amusement la réaction de ses parents et connaissances qui s’étaient tous réjouis
de la voir malheureuse ! Voilà... la digne Madama Butterfly… pardon : Pinkerton
! est bientôt prête... la même ceinture de soie nuptiale... « comme le premier
jour ! ». L'orchestre reprend le thème chanté par Pinkerton avec tant de suavité
: « Viene la sera », car le soir vient à nouveau !
Au loin, le célèbre chœur à bouche fermée unit
délicatement l'apaisement magique du soir et l'attente sublime de l'amour.
Suzuki et l'enfant s'endorment bientôt, tandis que Butterfly demeure droite et
immobile.
Le rideau tombe lentement.
Rappelons que Puccini préférait
faire continuer l’opéra sans entracte, et cela même après avoir séparé l’acte II
original en actes II et III. Selon qu’un théâtre adopte ou non cette conception,
le morceau orchestral qui va suivre est donc Intermezzo ou Preludio.
INTERMEZZO / PRELUDIO
Petite spécialité de la Jeune École, l'Intermezzo a été cultivé par tous
les compositeurs de l'époque : Mascagni, Leoncavallo, mais aussi Giordano, Cilea
et Puccini. La plupart des commentateurs voient dans ce passage l'évocation des
états d'âme de Cio‑Cio‑San passant de l'espoir à l'inquiétude (rappelons-nous
que dans la version originale le rideau restait levé). L’Intermezzo culmine dans
la reprise d'un thème du duo d'amour puis on entend les appels lointains des
marins de Nagazaki (écho du petit Pâtre au début du. troisième acte de Tosca
!) Des thèmes plus couleur locale terminent ce
morceau orchestral.
ACTE TROISIEME (31mn.)
Dans le même décor, Cio‑Cio‑San s’anime à l'appel de Suzuki : «
Il viendra, il viendra, tu verras. ». Après quelques tendres paroles adressées à
son enfant, elle se retire, brisée de fatigue. On frappe alors ; c'est Pinkerton
et le consul ! Ils révèlent à Suzuki que cette visite matinale a pour but de la
trouver seule afin de s'en faire une alliée. Elle comprend vite en voyant la
présence d'une femme, un peu à l'écart, que l'officier présente comme son
épouse…
Trio Pinkerton-Sharpless-Suzuki.
Rappelant les fameux « ensembles
concertants », miraculeuse spécialité de l’opéra romantique italien, ce superbe
trio permet d'exprimer les divers sentiments des personnages dans une belle
harmonie musicale. La douleur de Suzuki, le réalisme conciliant du consul et les
remords (tardifs) de Pinkerton s'unissent ainsi.
Le consul rappelle ses paroles
d'avertissement à Pinkerton : « Faites attention ! Elle y croit. ». Comme saisi
d’une illumination, l'officier réalise sa faute et ressent amèrement ses torts.
Persuadé qu’elle se doute déjà, Sharpless lui conseille de partir : « elle
apprendra seule la triste vérité ».
Aria Pinkerton : « Addio
fiorito asil ».
Il se retourne et contemple ces lieux où il fut heureux :
« Adieu, asile fleuri
de joie et d'amour.
Je reverrai toujours son doux
visage
avec un atroce déchirement.
Adieu, asile fleuri,
je ne puis supporter ta triste
désolation.
Je fuis, je fuis… je suis vil !
»
Il serre les mains du consul et
s’enfuit.
Puccini a ajouté cette romance
pour la seconde version et, comme pour limiter l'effet sur le public de la
chaude et touchante mélodie (une sympathie naissante à l’égard de Pinkerton), il
a relié la fin de l'air à la scène suivante, si bien que les publics (trop?)
sages n'osent interrompre la musique par leurs applaudissements enthousiastes.
Kate Pinkerton fait promettre à Suzuki de convaincre Cio‑Cio‑San
de lui confier son fils. Lorsque celle‑ci entre, elle cherche anxieusement
Pinkerton mais trouve un consul et une Suzuki muets et consternés. Il faut bien
se rendre à l'évidence : Pinkerton n'est pas là ! Elle aperçoit avec frayeur
Kate puis fait taire les autres... enfin elle demande avec angoisse à Suzuki si
Pinkerton est vivant. La réponse affirmative lui fait alors entrevoir la vérité
: « Mais il ne vient plus. Ils te l'ont dit ! »
Sharpless la voyant comme fascinée par Kate, hasarde une
présentation : « Elle est la cause innocente de tout votre malheur.
Pardonnez‑lui. » Cette fois, Butterfly comprend tout et réalise même qu'on vient
lui prendre son enfant : « A lui, je dois obéir ». Cette soumission à Pinkerton
s'accompagne de doux vœux de bonheur qu'elle trouve la force de transmettre à la
véritable « Madama Pinkerton » !
Durant toute cette scène, Puccini évite admirablement d’écrire
une musique sentimentale, le dépouillement et l'amertume seuls passent à
l'orchestre.
Kate
Pinterton lui demande si elle peut lui pardonner… Une belle phrase chaleureuse
mais tellement désespérée accompagne alors les mots de Butterfly : « Sotto il
gran ponte del cielo non v’è donna di voi più felice », (Sous le grand pont du
ciel il n’y a pas de femme plus heureuse que vous). Et, comme elle entend la
question de Kate au consul, à propos de l’enfant, Butterfly répond, Puccini lui
fait reprendre la superbe phrase : « A lui lo potrò dare / se lo verrà a cercare
» : A lui, je pourrai le donner / s’il vient le chercher. Renoncement déchirant,
énergie désespérée mais consciente de sa sublime détermination, tout
passe dans cette magnifique phrase où tout Puccini est résumé !
Elle leur
demande de revenir dans une demi-heure.
Après le départ du consul et de Kate, elle s'effondre, puis
demande à Suzuki de faire un peu d'obscurité :
« Il y a trop de lumière dehors, / et trop de printemps »,
terrible expression montrant combien son désespoir lui rend insupportable la
jubilation de la nature. Elle fait ensuite sortir Suzuki et va près de l'autel
de Bouddha. L’orchestre, sombre, rappelle le thème du duo d’amour. Comme elle
sort le poignard de son étui, l’orchestre ébauche deux fois puis finit par
énoncer clairement le thème du suicide.
Elle lit l'inscription sur la lame après l'avoir religieusement
baisée :
« Avec honneur, meurt / Celui
qui ne peut conserver sa vie avec honneur. »
Finale.
Elle pose la lame contre sa gorge
mais la porte de gauche s'ouvre et on voit le bras de Suzuki pousser l'enfant
vers sa mère. Elle laisse tomber le poignard, se précipite pour embrasser
l’enfant et s'écrie :
« Toi, toi, petit Dieu !
Amour, mon amour,
fleur de lys et de rose.
N’apprends jamais :
pour toi, pour tes yeux purs,
meurt Butterfly,
pour que tu puisses aller au delà de la mer
sans que te poursuive, aux jours de ta maturité,
l'abandon maternel. »
Elle bande délicatement les yeux
de l'enfant, saisit le poignard et va derrière un paravent. On entend tomber le
poignard... Butterfly réapparaît, un grand voile blanc autour du cou. Elle se
traîne vers l'enfant, lui sourit faiblement et trouve encore la force de
l'embrasser avant de s'écrouler près de lui.
On entend crier Pinkerton au dehors : « Butterfly… Butterfly !
BUTTERFLY ! ! ».
Il se précipite, avec Sharpless… pour voir Butterfly désigner
l'enfant et mourir. Laissons la parole à la didascalie finale :
«
(Pinkerton s'agenouille, tandis que le consul prend l'enfant et
l’embrasse en sanglotant.) ».
Le
thème du suicide explose à l'orchestre qui le joue fortissimo. Cette
musique si fortement orientalisante et tellement bouleversante, nous fait dire
que Puccini « scelle » ainsi génialement son drame.
Le jeune Pavarotti en Pinkerton
Petite salutation
discographique
à toutes les Madame [pluriel italien de Madama!]
Butterfly
Madama Butterfly papillonna
dans un jardin fleuri d’une quarantaine d’intégrales (studio et « live »),
portée par le souffle de nombreux interprètes valeureux. Pour s’en tenir à
quelques noms seulement, on peut citer ceux de Mirella Freni, si sensible et
humaine dans ce rôle, de Renata Tebaldi ou de la grande Callas. Quant à
l’élégant méchant de l’histoire, B.F. Pinkerton, il fut servi par des ténors
au charme évident, mais il est vrai qu’on ne peut trouver plus belle séduction
de timbre, plus d’éclat et à la fois de chaleur que chez Beniamino Gigli.
Deux
curiosités méritent d’être signalées :
Le Cd
Puccini spectacular présentant des extraits de Madama Butterfly (et
de La Bohème, Tosca et Turandot) mais uniquement
interprétés par l’orchestre :
Kingsway
Symphony Orchestra
Arrangements et direction : Tutti Camarata
Enregistré
en 1967, selon le procédé Decca « Phase 4 Stereo ».
Republié en
Cd en 1997 : LONDON 452 490-2
Où les
arrangements semblent un peu trop… arrangés. D’abord pour ces raccords
inventés avec lesquels le chef-arrangeur se croit obligé de relier les
différents morceaux, ensuite pour certaines sonorités plus pucciniennes que
nature (dans le sens « grande vague racoleuse »), sans parler d’un intrus qu’on
n’identifie pas immédiatement mais qui gêne puis choque : un saxophone ! Dans
le même esprit, les mandolines n’ont rien à faire dans le « Coro a bocca chiusa »
(chœur à bouche fermée) de Butterfly.
Le Cd
Pops play Puccini propose également un Puccini pour orchestre seul et
consacre 25mn. à des extraits de Madama Butterfly (et également de
Manon Lescaut, La Bohème, Tosca, Gianni Schicchi et
Turandot).
Cincinnati
Pops Orchestra, direction : Erich Kunzel
Adaptations
et orchestrations de Crafton Beck, Steven Bernstein et Erich Kunzel.
Enregistré
au Music Hall de Cincinnati (Ohio), par la Telarc International Corporation de
Cleveland, le 15 octobre 1990. Durée totale : 73’48’’
TELARC
CD-80260 (publié en 1991)
Cette fois,
les arrangements respectent le style de Puccini, sans le rendre emphatique ni
déliquescent.
Le Papillon et l’Iris,
ou
le triomphe de l’opéra-couleur-locale
Qu’est-ce qui fait le succès de Madama Butterfly,
véritable « pilier » du répertoire ? La beauté de sa musique, franche, directe
et si délicieusement sentimentale ? L’histoire touchante de l’infortunée Cio
Cio San ? Certainement ! Mais il faut se rappeler que cette œuvre est également
le symbole de l’opéra à couleur locale. Une forte teinte japonaise parcourt
l’ouvrage du début à la fin et crée une ambiance, fait « vrai », selon le désir
de vraisemblance ayant animé cette « Giovane Scuola », non en vain surnommée
« vériste ». On a vu plus haut comment Puccini a rassemblé des partitions et des
enregistrements de mélodies japonaises traditionnelles, les utilisant ensuite
dans son opéra.
La touche américaine est évidemment représentée par le motif
The Star-Spangled Banner mais rappelons qu’il n’était à l’époque que l’hymne
de l’Armée et de la Marine américaines, ne devenant hymne national qu’en 1931.
Ce qui n’était qu’une touche de réalisme (vérisme oblige !) à l’époque de
Puccini, est pour nous directement symbolique d’une nation. Moins connu du
public occidental, l’hymne national du Japon est également cité, au moment de la
cérémonie du mariage. C’est d’ailleurs avec une forte couleur japonisante que
Puccini conclut son opéra et couronne son drame : l’impressionnant thème du
suicide, joué fortissimo par l’orchestre. N’oublions pas l’aspect non
musical que revêt cette quête de réalisme et qui affecte les noms de
personnages, comme « Suzuki » (qui signifie : Nuage léger), les décors et
les costumes.
La couleur locale ne joue pas seule la carte de la
vraisemblance, aidée en cela par la fort laconique mais claire notation faisant
suite à la liste des personnages : « A Nagasaki – Epoca present. ». Cette
précision « à Nagasaki, de nos jours » est évidemment une actualisation du
sujet qui le rapproche ainsi d’emblée des spectateurs.
Les écoles française, russe ou tchèque de la fin du siècle
dernier utilisèrent également le procédé de la couleur locale, adaptant à leur
musique des formes typiques ou même des airs populaires. L’exemple le plus
célèbre est bien sûr la Carmen de Bizet pour ne pas parler de certain
Zigeunerbaron, œuvre bien plus ambitieuse qu’une opérette. Mais ne
dédaignons pas ce genre plus léger qui, séduit lui-aussi par la couleur locale,
nous laissa la vive parodie de Sullivan The Mikado, et quelques bijoux de
Kálmán (Die Czardasfürstin, Gräfin Mariza…) et de Franz Lehár (Zigeunerliebe,
Das Land des Lächelns, Der Zarewitsch, Giuditta…). Franz Lehár, ami très
estimé dont le portrait ne quittait pas le bureau de Giacomo Puccini…
Pour s’en tenir au seul opéra italien, nous trouvons quelques
touches de couleur locale dès le début du XIXe siècle : L’Italiana in Algeri
et Maometto II de Rossini illustrent ainsi leur titre. Le Romantisme
utilisa plus fréquemment le procédé et l’on trouve chez Donizetti d’heureuses
touches : espagnole (Maria Padilla), arabe (Dom Sébastien), suisse
(Maria de Rudenz) et même tyrolienne dans Betly.
Verdi trempera sa plume dans la couleur turque (Il Corsaro)
voire écossaise (Aroldo) et bien sûr égyptienne dans cette Aida
qui impressionna tant le jeune Puccini. C’est précisément avec Aida
(1871) que la couleur locale ne sera plus une touche isolée mais deviendra la
dominante de l’œuvre, et cela, bien avant l’éclosion de la Jeune École qui se
voudra « vériste » et que l’on désignera ainsi par commodité d’expression.
Celle-ci utilisera avec bonheur cette technique de « coloration » de la musique
qui nous vaudra de belles œuvres, à la teinte russe : Fedora et
Siberia de Umberto Giordano ; tzigane : Gli Zingari de Leoncavallo ;
américaine : La Fanciulla del West, bien sûr sino-japonaise avec
Madama Butterfly et Turandot…et même française et historique, avec
Andrea Chénier et Madame Sans-Gêne, sans parler de la sèche et
caractéristique marche militaire terminant le deuxième acte de La Bohème.
L’Italie, berceau de nos compositeurs n’est pas oubliée, et pour ne citer que
deux exemples, rappelons combien la musique de Cavalleria rusticana
révèle que le drame ne peut se passer qu’en Sicile. Il y a aussi Les Maschere
du même Pietro Mascagni, fort bel hommage aux personnages de la Commedia
dell’Arte et aux compositeurs qui font forgé la gloire de la Terre de l’opéra !
Si Madama Butterfly est considérée comme le magnifique
symbole de cette catégorie d’opéras à couleur locale, elle n’est pas le premier
opéra japonais quant au sujet et la teinte de la musique. Elle fut
précédée de la belle Iris, composée par Pietro Mascagni et créée en 1898.
Pietro Mascagni (1863-1945) fut considéré comme le chef de file
de la « Giovane Scuola » dès la création de sa Cavalleria rusticana qui
produisit l’effet d’une bombe dans le monde de l’opéra. Ce succès fulgurant et
non démenti depuis ne doit pas nous faire oublier qu’il est l’auteur de
quatorze autres opéras très intéressants, dont la touchante Iris.
Iris est une jeune fille qui s’épanouit dans ses rêves candides
telle une fleur de son doux jardin. Elle vit seule avec son père aveugle dont
elle est la lumière, quand un jeune prince tombe sous son charme et la fait
enlever. Transférée dans une maison de plaisirs, Iris ne cède pas à la volupté
ni à l’appât de la richesse. Elle comprend à peine ce qui lui arrive alors que
son père survient et la maudit. Victime de l’égoïsme des hommes, elle se jettera
dans un précipice mais la rivière compatissante conduit son corps pur au milieu
des fleurs qu’elle aimait tant. Là-bas, l’attend le Soleil (un chœur hors scène)
qui lui parle en ces termes :
« C’est moi, la Vie ! - Je suis la
beauté infinie, la Lumière et la Chaleur.
Aimez, ô Choses ! – dis-je – Je
suis le Dieu nouveau et antique ; - aimez ! – Je suis l’Amour.
Par moi les oiseaux ont leurs
chants, - les fleurs, leurs parfums et enchantements,
l’aube, la couleur des roses – et
les choses, leur palpitation vitale. […]
C’est toi, fleur de l’Idéal, -que
j’appelle ! Iris immortelle, monte vers moi ! […]
Laisse ton corps aux fleurs ; ton
âme est mienne ! A l’agonie d’une fleur,
venez toutes assiter, ô fleurs !
».
Ce superbe Hymne du Soleil qui ouvre déjà l’opéra, le
conclut par un message d’espoir.
A la différence de la réaliste Madama Butterfly, Iris
pourrait être définie comme « symboliste ». En effet, ses personnages
sont plus des images, des symboles que des êtres de chair et de sang. Par
là-même, la couleur locale japonaise procède par quelques touches ici et là,
qui, même si elles reviennent en leitmotiv, n’en constituent pas pour autant un
tableau comme dans l’œuvre de Puccini.
Grand spécialiste de Mascagni, le Maestro Gavazzeni relève les
nouveautés, les audaces harmoniques, les subtilités de l’orchestre, et, invitant
l’auditeur à rapprocher l’entrée -si lugubre et acerbe- du troisième acte d’Iris,
du début de Cavalleria, conclut précisément : « Deux mondes
incomparables ». L’aristocratique musicologue parle même de « l’impressionismo
mascagnano », car le compositeur peint de manière symbolique ses personnages,
eux-mêmes symboles plus que figures réelles : « opéra de masques cruels
et de fantômes, de monstres peints et d’énigmatiques arabesques picturales »
dira encore le Maestro Gavazzeni, « On se rend compte alors qu’Iris est quelque
chose de différent d’un personnage féminin. C’est l’apparence d’une idée, une
image larvaire, un mirage allusif, une illusoire poursuite. Elle se diffère de
la cruauté et de l’inexistence des trois fantoches laqués : Osaka, Kyoto et l’Aveugle. ».
S’éloignant donc des fortes teintes de Cavalleria,
Mascagni ne s’encombre pas d’un exotisme clinquant et compose une musique
élaborée et symbolique, mais fort belle. Il céde à peine à la couleur
locale, notamment par une chanson « à bouche fermée »... anticipant ainsi celle
de Butterfly, mais il faut préciser que le librettiste est le même Luigi
Illica !
Puccini, avec sa musique plus immédiatement séduisante, touchera
plus facilement le cœur du public, d’autant que ses personnages ont plus de
consistance et paraissent davantage « vrais ». Plus qu’une figure de père, c’est
l’égoïsme du Père aveugle qui est dépeint par Illica et Mascagni, comme
l’égoïsme de luxure (le Prince Osaka), l’égoïsme du profit (l’entremetteur
Kyoto), la pureté de la fleur Iris, ou l’infinie douceur, l’apaisement éternel
de l’Amour infini (le Soleil).
Il est curieux de constater une autre similitude entre les deux
opéras, mais sur le plan de l’interprétation cette fois : de grandes Butterfly
furent des Iris de renom comme Clara Petrella ou Magda Olivero, de même pour
Pinkerton et le prince Osaka, chantés notamment par Giuseppe Di Stefano.
L’entremetteur Kyoto peut revêtir le costume du consul Sharpless, baryton comme
lui. Le fait se vérifie pour les chefs d’orchestre comme le Maestro Gianandrea
Gavazzeni, musicologue averti et poète vibrant de la direction (et qui connut
Mascagni !). Il y a pourtant une exception car Madama Butterfly n’offre
pas de grand rôle de basse, et ne pouvait donc réemployer un Boris Christoff par
exemple, mémorable père aveugle de Iris.
Pour découvrir Iris, on a la chance de posséder un
enregistrement dit « historique » rassemblant la grande interprète que fut Clara
Petrella, Giuseppe Di Stefano, Boris Christoff, sous l’experte direction de
Gianandrea Gavazzeni qui traduit à merveille « l’impressionismo », selon son
expression, de Mascagni, avec son orchestre du Teatro dell’Opera di Roma. Le son
remonte à 1956 mais sa fort bonne qualité permet une approche plus que correcte
de la partition. (Movimento Musica, Historic Recording, 051-043 Frequenz 1989).
Le même Teatro dell’Opera di Roma est à l’origine du plus récent enregistrement
(1996), proposant les efficaces Daniela Dessì, Josè Cura et Nicolai Ghiaurov,
sous la direction de Gianluigi Gelmetti (Ricordi 74321515442).
Les
douze opéras de Giacomo Puccini
Giacomo Puccini n’eut pas besoin de nombreux opéras pour
s’imposer : Le Villi enthousiasme en 1884 le public tout entier et si
Edgar ne connaît qu’un tiède succès, Manon Lescaut consacre
définitivement en 1893 un nouveau compositeur d’opéras, tandis qu’un géant
(nommé Giuseppe Verdi) donne - à quatre-vingts ans ! - sa dernière oeuvre,
Falstaff. Entre temps, Pietro Mascagni avait connu trois ans auparavant un
fulgurant départ avec sa Cavalleria rusticana, et Umberto Giordano avait
su se faire apprécier également, avant de donner ses chefs-d’œuvre : Andrea
Chénier (1896), Fedora (1898) et Siberia. La relève de Verdi
était assurée…mais la concurrence s’avérait importante. Pourtant, Puccini tint
bon et répondit par autant de chefs-d’œuvre : La Bohème (1896), Tosca
(1900) et Madama Butterfly (1904). Jusqu’à sa disparition, en 1924, ses
opéras continuèrent d’éclore et de tenir tête à leurs riches concurrents, nés
sous les plumes fort talentueuses de Mascagni, de Giordano et de Leoncavallo,
pour ne citer que les plus connus.
Le retour en force, dans les années 1960, de l’opéra romantique
d’un Donizetti par exemple, accentue le déclin de la « Jeune École » dans les
goûts du public et à un point tel, que ses grands représentants ont bien du mal
à s’imposer par plus d’un opéra. Seul Puccini voit plusieurs de ses enfants
figurer au répertoire courant.
La situation change à nouveau vers la fin du XXème siècle, qui
tend à redécouvrir précisément le répertoire de la Giovane Scuola. Mascagni
vibre toujours par sa Cavalleria mais on monte souvent L’Amico Fritz
ainsi que la belle comédie Le Maschere. On reprend de temps à autre
Iris, Guglielmo Ratcliff, Isabeau, Lodoletta, Il Piccolo Marat et on a tiré
de l’oubli I Rantzau. Ruggero Leoncavallo captive encore un innombrable
public avec les amers sourires de I Pagliacci mais on donne régulièrement
Zazà et Gli Zingari et l’on a repris I Medici, Der Roland von
Berlin et La Reginetta delle rose. Umberto Giordano nous fait
toujours trembler par son Andrea Chénier mais la superbe Fedora,
la très sympathique Madame Sans-Gêne, La Cena delle beffe, Mese
Mariano et récemment Siberia et Mala Vita ont retrouvé le
succès de leurs débuts. Si l’Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea
exhale toujours sa tendre et capiteuse émotion, on a également remonté et
réenregistré sa Gloria et L’Arlesiana.
Puccini quant à lui, n’a pas connu de désaffection et conserve
toujours le privilège de voir représenter couramment au moins sept
opéras : Manon Lescaut, La Bohème, Tosca, Madama Butterfly, Gianni Schicchi,
La Fanciulla del West et Turandot. Loin d’être oubliés, La Rondine,
Il Tabarro ou même Suor Angelica connaissent des reprises plus ou
moins régulières, tandis que Le Villi et Edgar ont retrouvé les
planches des théâtres et des micros des firmes discographiques. C’est peut-être
le fait de son inspiration mélodique, immédiatement abordable et séduisante ?…
En quarante ans de carrière, Puccini a donné douze opéras ; cela
paraît peu mais c’est également le rythme des autres compositeurs de la même
école. L’adoption du procédé de la « mélodie continue » à la Wagner et un
nouveau traitement de l’orchestre expliquent certainement ce ralentissement par
rapport à l’époque romantique, où un Donizetti réussissait le tour de force de
composer soixante-dix opéras en trente-cinq ans. Voici donc la liste des opéras
du Maestro de Lucca, comprenant également les versions révisées d’une même
œuvre, et en position centrale, cette MADAMA BUTTERFLY motivant la
réalisation de ce modeste hommage.
L’Homme
Puccini
Giacomo Puccini est né en 1712... Non, ce n’est pas une erreur !
… Il s’agit en fait du trisaïeul de notre Giacomo qui est le cinquième Puccini
compositeur d’opéras ! Une dynastie à faire pâlir celle des Strauss de Vienne
! « Notre » Giacomo, donc, est né en 1858 à Lucques (ou « Lucca », pour
utiliser le bien plus beau nom italien). Le gamin farceur qui traînait dans les
rues de Lucca se transforma en un adolescent dont la vocation devait éclore lors
d’un séjour à Pise, où il s’était rendu – à pied ! 22km – afin d’assister à une
représentation de Aida. Giacomo avait alors dix-sept ans et comprit qu’il
fallait étudier. Il épuisa les possibilités offertes du Conservatoire Giovanni
Pacini. Le moment vint de se rendre à Milan et sa mère adorée consentit à bien
des sacrifices afin de le lui permettre. A Milan, il habitait – ô force du
destin ! – l’Hôtel Aida (!) et partageait sa chambre avec un autre
Toscan destiné, lui aussi, à la célébrité : Pietro Mascagni. La faim figurait un
troisième et fidèle compagnon… On raconte que si un créancier venait frapper à
leur porte demandant le Signor Puccini, ce dernier courait se cacher dans le
providentiel placard de la chambre tandis que Mascagni, l’air navré, révélait
son absence ! (Précisons que Giacomo rendait le même service à Pietro
Mascagni).
Le succès remplaçant heureusement la bohème, Giacomo put
organiser sa vie selon ses vœux et ses passions. Aussi souvent qu’il le pouvait,
il séjournait dans sa douce villa de Torre del Lago, son « paradis », son
« Eden » selon ses termes. Il opposait Torre del Lago, « 120 habitants, 12
maisons », aux grandes capitales qui le fatiguaient. Là-bas, il jouissait d’une
vie idéale, lançant son automobile au maximum de ses vertigineux 90km. à l’heure
(!) ou bien voguant sur son cher lac (qui donne son nom au village), à la
poursuite du gibier d’eau qu’il aimait tant chasser. On rapportait d’ailleurs
que le Maestro allait également à la rencontre d'un tout autre gibier, de
l’autre côté du lac, dans la douceur de clairières romantiques et complices...
De retour au village, il pouvait flâner jusqu’au café et jouer
aux cartes avec de vieux amis peintres ou poètes qui lui demandaient pourquoi il
n’avait pas encore jeté la « vieille sorcière » (la soupçonneuse Signora
Puccini) dans le lac !
Au milieu de ces agréments, le Maestro pouvait très bien
composer un opéra et distiller de sirupeuses mélodies, sentimentales et
mélancoliques comme lui. L’époque romantique était révolue mais le Maestro avec
ses périodes d’enthousiasmes passionnés suivies de moments dépressifs, en
faisait bien partie.
De brèves mais brûlantes aventures lui valurent le surnom de
« Monsieur Butterfly », c’est-à-dire Monsieur Papillon ! Comment d’ailleurs
résister à un tel homme, grand et brun, avec une élégante moustache et de grands
yeux mélancoliques, portant fort bien le chapeau et ces terribles cigares
toscans ?
Le fait de
fumer devait d’autre part provoquer la maladie qui l’emporta, encore jeune, en
1924, mais gardons le souvenir de ce grand homme tel que les portraits nous le
montrent, d’une élégance rêveuse mais naturelle, quelque peu nonchalante mais
sympathique, et surtout simple, vrai, profondément humain.
Yonel BULDRINI
A la Signora Simonetta Puccini, fille d’Antonio Puccini,
lui-même fils du Maestro.