Lecteur
régulier ou occasionnel, ami(e) fidèle ou de passage, tu
auras remarqué que Forum Opéra ne s'interdit ni la liberté
de ton, ni les effets de style, ni la taquinerie acide, ni la potacherie
assumée. Camille de Rijck a toujours cultivé sa virtuosité
en la matière. Aussi notre nouveau rédacteur en chef, Sylvain
Fort, lui offre-t-il cet amical hommage, où s'affirme de manière
imagée son engagement liminaire : perpétuer l'oeuvre du Belge.
Le bar était bruyant
et comble. L'heure ? impossible à dire. Tard, tôt - n'importe.
Le flot des conversations se noyait dans le sirop délayé
de la rythmique d'ambiance. Des guéridons bas et ronds surmontés
d'une lampe minuscule à abat-jour mauve étaient cernés
de fauteuils plus bas encore entretenant l'illusion qu'une conversation
fût encore possible ; qui s'asseyait pouvait se gratter les oreilles
avec les genoux , discrètement. Au fond de la salle (un corridor),
des guéridons désertés. A droite, écrasé
plus qu'assis, un jeune homme ennuyé, portant un de ces T-Shirt
à slogans qu'on a pour rien dans les surplus de Berkeley - le sien
représentait Lénine faisant un doigt, noir sur fond écarlate.
Sa bière blanche moitié vide - la mousse même avait
été soigneusement léchée -acheva de me convaincre
: c'était mon Belge. Nous ne nous connaissions guère, ne
nous étions jamais vus. Nous avions un goût commun pour les
brasseries de la Grand'Place, le fromage normand, les traités d'herboriculture
d'avant 1914, les chats de gouttière et les voitures de sport (il
roulait, me disait-il, dans une MG Midget Mk IV qui faisait sa joie). Nous
aimions surtout les aigus cristallins, les ténors qui ne reprennent
pas leur souffle plus de trois fois dans Recondita Armonia et les livrets
compliqués des opéras Second Empire. Nous avions des dégoûts
très sûrs, et surtout très nombreux. Les énumérer
nous réjouissait. Comment nous étions-nous connus ? Ma mémoire
flanche.
Quelques jours plus tôt,
il m'avait appelé. Voix embarrassée, timbre éteint.
Il savait que je n'avais pas d'avis sur les choses importantes, mais il
lui fallait un conseil d'ami, ce que je me flattais d'être. Cela
concernait sa carrière. Très tôt, il avait cru que
son contre-ut fracassant lui ouvrirait les portes des plus grands théâtres.
On lui avait fait aimablement comprendre qu'il lui fallait aussi un ut.
Il avait alors juré de faire le succès des autres. Il était
devenu agent artistique. A l'ancienne mode, il se faisait fort de construire
des carrières, de bâtir des répertoires, de materner
les basses, de consoler les mezzos. Il aimait ses artistes, il aimait les
artistes. Il était intarissable. Dans le secret de sa soupente,
il rédigeait des comptes rendus ardents. Du baryton croate venant
confidentiellement interpréter son premier Voyage d'Hiver dans une
banlieue boueuse de Bruxelles jusqu'aux adieux annuels de Renata Scotto
au Palais des Beaux-Arts, de la nouvelle production du Hollandais Volant
extirpant de leurs hôtels particuliers les expatriés fiscaux
jusqu'aux auditions de première année de la classe du Conservatoire,
rien ne lui échappait. Encyclopédique et omniprésent,
il était devenu cette plume diligente et intraitable qui alimentait
en nouvelles, avis et jugements experts les pages d'un site internet créé
pour recueillir les fruits de sa passion - Forum Opéra. L'amitié
relaya la passion. Autour de lui se compta bientôt une armada de
plumes affûtées ; comme les Treize de Balzac, les membres
de cette secte d'élection ne se rencontraient jamais ; ils communiquaient
par des biais secrets. Leur lien n'en était que plus puissant. Ils
inspiraient la crainte, et parfois l'amour irraisonné des jeunes
gens. Ils n'admettaient que deux maîtres : l'Art et le Belge.
Le téléphone
chuintait. Une jeune soprano allait le conduire à la ruine. Elle
lui devait des sommes considérables. Des arriérés
de cachet, des avances en suspens. Un procès était en cours,
qui s'annonçait long et coûteux. Les avocats coûtaient
cher. Il devait organiser sa survie et, qui sait ? sa fuite. Et puis, il
aimait tendrement ses artistes ; ses activités de plume lui volaient
le temps qu'il leur devait. Il y avait encore d'autres raisons - des secrets.
En somme, me confiait-il (la nuit venait de tomber, elle étendait
ses langueurs), le temps était venu de renoncer à Forum Opéra.
Je ris. On ne renonce pas à ce qui vous constitue. On ne renonce
pas à ses bras, ni à son coeur, ni à son passé.
Du moins, répondit-il, avait-il besoin de quelque distance. Les
affaires, les urgences, les artistes, les avocats, le chat de gouttière,
la Midget : gouffres, gouffres, gouffres - temps, argent, force, santé.
Le fracas du bar augmentait.
Il déboîtait les vitres, dégondait les portes. Il pencha
sa lippe vers la bière, happa un peu de mousse. Je m'assis, croisai
les jambes. Il leva une paupière ; mon sourire sembla le surprendre
: il leva l'autre paupière. "J'accepte", dis-je. Un bond : il était
debout. Un quart d'heure plus tard, nous dévorions dans la Galerie
des Princes des frites imprégnées de bière, que nos
palais mêlaient au vin blanc des moules ; et nous comparâmes
longuement les stridences de Scotto à celles de la Callas.
La Midget stoppa devant un
portail de ferronnier Grand Siècle. J'aperçus furtivement
le vaste hall, les portraits des ancêtres, les échelles de
cuivre de la bibliothèque. Le long couloir s'acheva sur un salon
sombre ; les flammes de la cheminée faisaient luire doucement les
dorures du plafond. Un épais fauteuil de cuir, un ordinateur, quelques
cigares inachevés : l'antre du rédacteur en chef de Forum
Opéra. Avec un enthousiasme communicatif, il m'expliqua les moindres
recoins du site - le compteur, la mise en ligne, la mise en page ; il me
montra comment soigner les virus et comment en envoyer ; me présenta
le lourd dossier qu'il possédait sur chaque collaborateur, refusa
pourtant de me montrer les photos, privilège du fondateur.
L'avenue de la Liberté
était vide. Alors seulement je pris conscience de l'ampleur de la
tâche. Elle cumulait toutes les exigences : morale et érudition,
disponibilité et responsabilité, inventivité et amabilité.
J'étais saoulé de ces mots en té. Le waiter de l'Hôtel
Barsey me monta un Bloody Mary avec de l'aspirine. Je m'endormis heureux.
Devant la porte branlante
de ma chambrette parisienne, un lourd paquet m'attendait. Je le déballai
à la hâte. C'était le fauteuil en cuir, l'emblème
du rédacteur en chef. Un mot y était noué : "Forum
Opéra n'est pas un site web ; c'est une confrérie d'âmes.
Signé : Camille."
Les âmes ont beau être
immortelles, on en prendra soin, foi de rédac' chef.
Sylvain
FORT