La France a la réputation d'une fille ingrate,
qui mésestime et néglige son patrimoine musical. Si Berlioz ne fut pas prophète
en son pays, que dire de Charpentier ? Marc-Antoine bien sûr, et non Gustave, le
père du Te Deum auquel l'Eurovision emprunta son indicatif, pas celui de
Louise. L'Eurovision … aujourd'hui encore, c'est à peu près tout ce que
le grand public connaît du compositeur le plus original, sinon le plus doué du
Grand Siècle.
Certes, l'homme était discret, sans doute
pudique – au point, semble-t-il, de ne s'être jamais laissé portraiturer – et
l'artiste a vécu dans l'ombre de son antimatière musicale, pour reprendre
l'expression de Vincent Borel (1), Jean-Baptiste Lully. Ce dernier régnait sans
partage sur l'opéra et le génie de Charpentier devait surtout s'épanouir dans le
répertoire sacré, loin des fastes de la cour et de Versailles, à Port-Royal ou
encore chez les Jésuites, mais aussi dans des pièces profanes destinées à sa
patronne, la duchesse de Guise. Dans les années 50, plusieurs thèses américaines
s'attachent au compositeur – c'est encore un Américain, Hitchcock (H. Wiley et
non Alfred !) qui dressera l'inventaire de l'immense corpus de ses œuvres (près
de cinq cents numéros) – dont des pionniers, au premier rang desquels Louis
Martini, s'aventurent à dépoussiérer les partitions, frayant la voie aux
générations de "baroqueux" qui s'enthousiasment pour l'invention harmonique, les
dissonances hardies et la puissance expressive d'un langage à nul autre pareil.
Cinquante ans plus tard, de véritables trésors ont été redécouverts, y compris
dans la musique de théâtre où Charpentier excella également, de la veine comique
illustrée par Le Malade imaginaire, un coup d'essai en matière de
comédie-ballet et un coup de maître (sans parler des intermèdes, irrésistibles,
du Mariage forcé ou de La Comtesse d'Escarbagnas), au registre
tragique avec David et Jonathas, drame biblique dense et poignant, et une
sublime Médée. Or, aucune maison d'opéra dans l'Hexagone ne fête le
tricentenaire de la mort de Charpentier … Pas un seul des chefs-d'œuvre que je
viens d'évoquer n'est à l'affiche, pas même un divertissement ! C'est donc à la
Cité de la Musique (le 13 janvier) que les Arts Florissants lui rendront hommage
avant de parcourir le monde. A l'affiche : La Descente d'Orphée aux Enfers
et … Les Arts florissants, un choix très certainement dicté par les 25
ans de l'ensemble. De tous les musiciens "baroques", William Christie est sans
doute celui qui a le plus contribué à la réhabilitation de Charpentier.
Heureusement pour nous, sa passion est intacte et communicative. C'est
d'ailleurs son ancienne assistante, Emmanuelle Haïm, qui dirigera une version de
concert de David et Jonathas le 20 mars au Théâtre des Champs-Élysées.
Mais laissons la parole au chef des "Arts flos" qui nous présente, non sans
humour, le programme de cette tournée mondiale…
Bernard Schreuders
(1) V. Baptiste, très plaisant roman sur la vie du
Florentin publié en 2002 chez Sabine Wespieser.
Quelques
mots de William Christie …
"Il y a près de 25 ans, j’ai reçu un coup de fil d’un Anglais timide et
manifestement quelque peu excentrique, du nom de John Burke. Il se présenta
comme un spécialiste de Charpentier ; il arrivait de Rome où il avait étudié les
œuvres de compositeurs romains du milieu du XVIIe siècle qui avaient influencé
Charpentier lors de sa période d’apprentissage dans la Ville éternelle. Quelques
jours plus tard, nous nous rencontrâmes, et pendant notre entrevue, au cours de
laquelle je découvris que Monsieur Burke travaillait à une seconde thèse sur les
systèmes d’égouts dans la Rome antique, il sortit une liasse de papier à musique
rempli de la plus petite notation musicale manuscrite que j’avais pu voir
jusqu’alors. C’était une transcription des Arts florissants qu’il avait réalisée
d’après les manuscrits originaux de Charpentier, intitulés Les Meslanges et
conservés à la Bibliothèque Nationale. Le document était difficile à lire, et
comme John Burke maîtrisait mal le français, son texte était sans queue ni tête.
Ma nouvelle connaissance parla de l’importance des modèles romains pour
Charpentier. Le premier Chœur des Furies, par exemple, avec sa succession de
quartes descendantes, était conçu sur le modèle du motetto concertato de
Benevoli ; un autre passage choral était lui copié de Beretta, etc., etc. Le
discours de Burke était merveilleusement instructif, mais je dois confesser que
j’étais plus intéressé par la pièce elle-même, sa facture musicale et son
étonnant livret que d’apprendre mille et un détails sur les œuvres chorales
romaines dont elle était inspirée.
J’avais déjà joué plusieurs œuvres sacrées de Charpentier, en grande partie
grâce à René Jacobs, qui était et demeure aujourd’hui l’un des interprètes et
spécialistes les plus reconnus du répertoire baroque. Nous avions ainsi
enregistré Les Leçons de ténèbres et Répons pour Harmonia Mundi dans les années
70.
Toutefois, les œuvres profanes de Charpentier m'étaient inconnues et la
découverte des Arts florissants était particulièrement stimulante. J'avais là un
"opéra de poche" qui pouvait être chanté par une poignée de solistes : l'œuvre
parfaite pour les jeunes collègues de mon nouvel ensemble. Celle-ci me semblait
extraordinairement riche et variée, avec non seulement de grands chœurs dans le
style de l'école romaine qui intéressait notre ami John Burke, mais également
des solos dans un style déclamatoire élégant, à mi-chemin entre le récitatif et
l'aria, des airs de cour à la manière de Lambert ainsi que quelques échos des
comédies et tragédies de Lully. A
l'image de ces styles vocaux, la musique instrumentale offrait un large éventail
allant de la pompe des "ouvertures" à la vivacité des "entrées de ballet".
Les Arts florissants devaient être la première pièce de Charpentier, avec
l’oratorio Sainte Cécile Vierge et Martyre, à être chanté par l’ensemble, qui
fut par la suite connu sous le nom des Arts Florissants. Mais nous y reviendrons
!…
L’opéra ou idylle Les Arts florissants appartient à un corpus d’œuvres datant
des années 1680 écrites pour Marie de Lorraine, la Duchesse de Guise. Cousine de
Louis XIV, ce pieux bas-bleu possédait un hôtel particulier dans le quartier du
Marais, à Paris, qui faisait pâlir d’envie autant la capitale que la province.
De jeunes chanteurs et instrumentistes, ainsi que des compositeurs tels
Charpentier et Loulié, fournissaient régulièrement des musiques pour sa chapelle
et son salon. Et la Duchesse, très probablement, les mettait à disposition ou
les emmenait avec elle dans ses visites musicales chez ses illustres amis et
parents.
Nous connaissons leur noms, mais également, grâce aux récents travaux effectués
par mon amie Patricia Ranum sur les archives de l'époque, leurs âges et leurs
parcours.
Le titre Les Arts florissants est révélateur : les Académies royales de
peinture, architecture, poésie et musique, avaient été créées successivement par
Louis XIV. Son rôle de protecteur des arts avait trouvé son glorieux
accomplissement dans le Château de Versailles et ses jardins. Qu’elle eût
souhaité plaire à Louis, son cousin, ou solliciter ses faveurs, Marie de
Lorraine ne pouvait avoir choisi meilleur titre. L’intrigue ? Aussi simple que
séduisante : le monde des arts, créé par Louis, est menacé par la discorde et la
guerre ; le conflit est résolu par l’arrivée de la paix au royaume.
Mon confrère et ami Wiley Hitchcock, l’un des plus éminents spécialistes de
Charpentier, est un peu injuste, me semble-t-il, lorsqu’il écrit que "les
pastorales pour la Duchesse de Guise sont comme de brefs ballets de Cour, de
divertissants spectacles chantés et dansés, dénués de toute intention dramatique
particulière." Après vingt ans de fréquentation de ces œuvres-là, je m’inscris
en faux contre ce point de vue. Les Arts florissants, tout comme La Descente
d’Orphée aux Enfers dont nous parlerons plus tard, est une œuvre résolument
dramatique où la Discorde, protagoniste fort négligée et brutale, "sème la
panique parmi les Arts", qui représentent le monde parfait et idéalisé de Louis.
Nous avons donc affaire à une œuvre qui exige des chanteurs et instrumentistes
beaucoup de métier. Ce n’est pas une musique pour dilettantes immatures et sans
imagination ; s’il en était ainsi, ce "petit opéra" aurait sonné de façon
cacophonique, et je ne peux pas imaginer une seconde que l’on négligeât la
qualité "chez la Duchesse " qui, jusqu’à sa mort en 1688, a joui d’une
réputation internationale de fin mélomane. Les accompagnements de flûte et de
dessus de viole sont techniquement difficiles. Ce fut un véritable défi pour les
jeunes et excellents professionnels, parmi lesquels Christophe Coin, qui
devaient jouer pour moi ces instruments trois cents ans plus tard. Les rôles
chantés de la Musique, de la Paix et plus encore de la Discorde requièrent des
voix aguerries, à la technique solide, et un instinct dramatique très sûr. Quand
on y ajoute la chorégraphie et les nombreux chœurs, on obtient "un opéra de
poche" d'une redoutable virtuosité.
La Descente d’Orphée aux Enfers est à mon sens une œuvre de plus grande
envergure que Les Arts Florissants ; c’est l’une des meilleures pièces
dramatiques de la production de Charpentier. Elle fut écrite pour la Duchesse de
Guise et pour le même groupe de jeunes musiciens que celui qui avait interprété
Les Arts florissants. Une fois encore, l’œuvre débute comme une élégante
pastorale. Airs et danses alternent avec les passages chorals. Mais soudain la
tragédie frappe. Euridice [ndlr : orthographe d'usage au dix-septième siècle]
est mortellement blessée et le commerce galant entre bergers et bergères fait
place à l’horreur avec la même économie de moyens et la même concision que dans
Les Arts florissants. Charpentier crée un monde musical aussi profondément
émouvant que celui des tragédies de Lully. La plainte d’Orphée accompagnée par
un trio de violes est simplement l’une des plus belles pages de Charpentier.
L’opéra se clôt par la sortie d’Euridice de l’enfer, sans que ne soit évoquée
une part importante de l’histoire. Est-ce le signe que l’œuvre est inachevée ? Y
aurait-il eu un troisième, voire un quatrième acte aujourd’hui perdu ?
Peut-être. "
La
descente d'Orphée aux Enfers
Les Arts Florissants
Calendrier des concerts
EUROPE :
Mardi 13 janvier 04 - 20h PARIS, Cité de la musique
Mercredi 14 janvier 04 - 20h PARIS, Cité de la musique
Vendredi 16 janvier 04 - 20h15 UTRECHT, Muziekcentrum
Dimanche 18 janvier 04 - 15h BRUXELLES, Palais des Beaux-Arts
Mardi 20 janvier 04 - 19h30 LONDRES, Barbican
Vendredi 23 janvier 04 - 20h CAEN, théâtre
Dimanche 25 janvier 04 - 19h30 VIENNE, Konzerthaus
Mardi 27 janvier 04 - 19h30 ZURICH, Tonhalle
ÉTATS-UNIS :
Dimanche 1er février 04 - 15h CHICAGO, Chicago Symphony Hall
Mardi 3 février 04 - 20h WASHINGTON DC, Kennedy Center
Jeudi 5 février 04 - 20 h NEW YORK, Alice Tully Hall
Samedi 7 février 04 - 20 h NEW YORK, Alice Tully Hall
Lundi 9 février 04 - 20 h ATLANTA, Emory University - Schwarz Center
Distribution :
La Descente d’Orphée Les Arts Florissants
Sunhae Im, dessus Daphné/ Proserpine La Poésie
Olga Pitarch, dessus Énone La Musique
Jaël Azzaretti, dessus Euridice La Paix
Marijana Mijanovic, bas-dessus Aréthuse L'Architecture
Cyril Auvity, haute-contre Ixion La Peinture
Paul Agnew, haute-contre Orphée
Jean-Yves Ravoux, taille Tantale ensembles
Kresimir Spicer, taille La Discorde
Nicolas Rivenq, basse Apollon + Titye ensembles
Joao Fernandes, basse Pluton Un Guerrier
Orchestre des Arts Florissants
Direction musicale et clavecin : William CHRISTIE
Mise en espace : Vincent BOUSSARD
Robes : Christian LACROIX