Sur ces mots enflammés, Radamès conclut les vœux fervents
qu’il souhaiterait réaliser pour sa « Celeste Aida » … et cela sur un
formidable aigu en force, comme Verdi ne l’avait pas écrit ! En fait,
Franco Corelli régalait son auditoire avec ces deux extrêmes. Après l’aigu
(si bémol) éclatant selon son habitude, on assistait, sans l’entendre, à une
miraculeuse diminution de souffle, smorzando, pour aboutir à un
incroyable pianissimo ! Ce « trône près du soleil », il l’occupe à
présent, aux côtés d’autres personnalités vocales hors du commun, d’artistes
au tempérament unique : Giacomo Lauri Volpi, Beniamino Gigli et Mario Del
Monaco.
Dario (de son prénom véritable) Corelli est
né le 9 avril 1921 à Ancône, capitale de la région des Marches, illustre
terre de musiciens comme Pergolèse, Spontini, Rossini et des récemment
redécouverts Vaccai, Persiani, Marchetti, Lauro Rossi… sans oublier le grand
ténor et collègue Beniamino Gigli. Il débute à Spolète en 1951 dans
Carmen et on remarque aussitôt la grande puissance de la voix, son
étendue exceptionnelle mais aussi un certain vibrato qui ne plaît pas
à tout le monde, selon la formule de E. Stinchelli.
Guidé par un autre illustre
ténor, Giacomo Lauri Volpi, Franco Corelli réussit à acquérir
l’indispensable complément au superbe don que la nature lui avait fait : une
technique sans faille, lui offrant une maîtrise qui lui permettra d’aborder
non seulement les rôles dramatiques auxquels il se croyait destiné (dans
Aida, Andrea Chénier, Cavalleria rusticana, I Pagliacci, Adriana Lecouvreur,
Tosca, Turandot…), mais également les parties plus héroïques d'Il
Trovatore, de La Forza del destino, du jeune Verdi d'Ernani,
ou ces mémorables Don Carlo donnés au Met, au début des années
Soixante, qui le voyaient couronner glorieusement le grand duo de l’amitié
d’un aigu ajouté, aussi resplendissant qu’inattendu ! Mais cette technique
lui permit aussi d‘aborder des rôles romantiques de Bellini,
Donizetti, et même ce Raoul huguenot de Meyerbeer ! et puisque nous sommes
dans l’opéra français, n’oublions pas ses Werther, Don José, Faust et ce
Roméo qui lui faisait parfois renouveler le miracle de l’éblouissant
smorzando livré dans Aida. Il s'est aussi lancé, avec le même
bonheur, dans des oeuvres qui n’appartiennent pas vraiment à une école,
comme Agnese di Hohenstaufen ou La Vestale de Spontini, pas
encore romantiques, ou cette Giulietta e Romeo de Zandonai qui n’est
plus vériste !… Il a même abordé même des compositeurs a priori
inattendus comme Haendel, Gluck, Moussorgski, Prokofiev…
En revenant au jeune Verdi, il
faut évoquer le fougueux Arrigo de La Battaglia di Legnano,
luxueusement reprise à la Scala en 1961, pour fêter le centenaire de l’unité
italienne. La RAI, comme toujours à l’écoute de ce 7 décembre emblématique
pour les Milanais, nous offre un enregistrement providentiel qui nous laisse
encore aujourd’hui abasourdis. Arrigo, patriote italien s’opposant à
l’oppression germanique, se retrouve enfermé dans une pièce quand passent
sous ses yeux les troupes de la ligue lombarde. Il saute alors du balcon
dans la rue, au cri quasi inextinguible de « Viva Italia !! », tandis que le
tout aussi exalté Maestro Gavazzeni, galvanise l’orchestre du Teatro alla
Scala qui attaque la charge finale alors que le rideau tombe sur le
troisième acte. Que l’aimable lecteur nous permette un instant de style
journalistique et accrocheur afin de conclure la relation de cet
épisode : « de l'inouï, jamais réédité ! ». Franco Corelli se retire en
1976, même si un récital tardif le voit se produire en 1981.
Comment définir le chanteur ?
Son timbre tout d’abord, et par comparaison, peut-être : Beniamino Gigli
offre le velours d’une voix toute en suavité et chaleur, mais à la
projection puissance et aux aigus lumineux, bref, un Nemorino aussi idéal
que son Canio, que son Chénier ! Mario Del Monaco se caractérise par une
aisance, une facilité déconcertantes (on parle même d’insolence !). La
chaleur du timbre est évidente, mais sans l’impression de fragilité de
Gigli, même si ses aigus sont aussi solides, quoique un peu moins généreux,
peut-être. Franco Corelli a un timbre d’une épaisseur, d’une puissance et
d’une solidité qui frappent immédiatement l’auditeur. Ses aigus enflammés,
vibrants, coupent le souffle par leur vaillance… et leur souffle,
précisément, qui semble jamais ne devoir finir ! La couleur du timbre est
difficile à définir : de bronze ? … de cuivre ? Sa technique
lui permettait d’ineffables pianissimi extraordinaires et sidérants
parce qu'il semblaient impossibles à une voix aussi large, aussi
torrentielle. Il a été un beau Chénier (auquel il manquait peut-être la
vulnérabilité, la poésie d’un Gigli), un Mario Cavaradossi et un
Maurizio di Sassonia idéaux…S’il n’a pas goûté à L’Elisir,
apparemment, il s’est fait moine (La Favorita) le temps de quelques
extraits enregistrés en studio ou dans quelque concert et même Puritano,
l’espace d’un air enregistré. On aurait aimé connaître son Pirata
mais il offre un martyr magnifique avec ce Poliuto dont nous
reparlerons pour le saluer... Interrogé par Stefan Zucker qui lui demandait
s’il pensait avoir choisi le bon répertoire, il répondit mystérieusement :
« J’ai terminé sans avoir chanté des opéras mieux indiqués pour moi,
Manon Lescaut et Otello en particulier. »
Il serait dommage de
l’enfermer dans une catégorie que beaucoup d’interprètes débordent
naturellement, pour ainsi dire : on a vu que Gigli fut un Nemorino
idéal…mais aussi un Canio tout aussi idéal ! On pourrait alors parler pour
Franco de « tenore lirico spinto », (« ténor dramatique » en
français), c’est-à-dire au timbre large et à l’aigu éclatant.
Sur le plan de
l’interprétation, comment lui reprocher ces sanglots permis et même
requis par la « Jeune École italienne » ? Umberto Giordano déclarait
trouver en Gigli son Chénier idéal…et Gigli sanglotait (incluant
merveilleusement le sanglot à sa ligne de chant !), qui sait donc mieux que
le maestro Giordano comment aborder sa création ? Un valeureux ténor
d’aujourd’hui renoue bien avec cette tradition de coups de glotte et de
sanglots, comment les reprocher alors à quelqu’un qui vivait et travaillait
avec les héritiers de cette école ?
Après avoir tenté de cerner la
singularité de sa voix et de sa personnalité vocale, il faut laisser la
place au sentiment, à la subjectivité de ceux qui l’aiment.
La voix, stupéfiante d’éclat
et de chaleur, se doublait d'un physique remarquable (ce qui n’est pas
toujours le cas) : un physique latin et aristocratique idéal de finesse,
lui concédant aussi bien l’impeccable frac du comte Loris Ipanov (Fedora)
que l’inattendue chemise à carreaux de Johnson (La Fanciulla del West),
la ridicule toque frisée du prince Calaf (Turandot) ou l’espèce
d’ananas écrasé de Radamès (Aida), la perruque poudrée de Maurizio di
Sassonia (Adriana Lecouvreur), la courte tunique romaine de Pollione
(Norma) -qui ne pardonne pas !- et la sobre toge du noble Poliuto, le
collant et la canne de l’élégant poète Chénier, la lavallière du peintre
Mario Cavaradossi…
Et pourtant, malgré cette
assurance vocale, malgré cette prestance, l’homme tremblait parfois au
moment de paraître devant le public, aux prises avec une peur panique, à un
point tel que ses partenaires (Maria Callas, Renata Tebaldi, Ettore
Bastianini, Tito Gobbi…) devaient le pousser sur scène ! Cela ne l’empêcha
pas de franchir apparemment sans crainte ni hésitation la frontière « entre
le monde idéal et le monde réel », comme dit Théophile Gautier, dans l'autre
sens : imaginons la panique que connut à son tour ce spectateur du Teatro
Comunale de Bologne l’ayant sifflé dans le fameux « Di quella pira » (Il
Trovatore) et retrouvant brusquement dans sa loge, face à lui, ce
Manrico indigné !
Grâce à ses nombreux
enregistrements, il reviendra toujours nous trouver dans notre loge privée…
même si nous l’apercevons peut-être, là-bas, auréolé de lumière, donnant la
main à une Callas en extase (mais le premier exalté est Donizetti, dans ce
sublime finale de Poliuto !), marchant tous deux vers le supplice des
lions, mais en entendant déjà « Il suon dell’arpe angeliche »…
« Il suon dell’arpe angeliche
intorno a me già sento !…
La luce io veggo splendere
di cento soli e cento !
Di me non ho che l’anima !…
Già son del Nume al piè !…
Eternamente vivere
mi è dato in ciel con te ! »
Salvatore Cammarano,
Poliuto, 1838
(« J’entends déjà autour de moi / le son des harpes
angéliques !… / je vois resplendir la lumière / de cent et cent soleils ! /
De moi-même je ne possède plus que l’âme !… / Déjà je suis au pied du
Dieu !... / Il m’est donné de vivre au ciel / éternellement avec toi ! »)
Yonel Buldrini