Vous êtes
venue au chant après avoir été pianiste, organiste,
saxophoniste. Est-ce par "hasard" ou avez-vous eu le sentiment d'avoir
enfin trouvé la voie qui vous convenait ?
Le chant est arrivé à
un moment où, dans mes études de musicologie, il fallait
que je choisisse entre le Capes et la maîtrise, où il fallait
aussi que je commence à gagner ma vie. Le chant, c'était
surtout ma dernière chance de devenir musicienne. Loin d'être
un déclic, ce choix a été au contraire assez dramatique
puisque j'en étais arrivée à un stade où il
fallait que je me décide soit à faire ça et à
aller jusqu'au bout, soit à en finir avec la vie. C'était
une période où j'étais très dépressive.
Cela s'est décidé en une semaine, et à partir de ce
moment-là, je me suis dit : "Tu ne vas plus écouter ce que
les gens pensent de toi. Tu vas y aller, et le plus loin possible". A partir
de ce moment, c'est devenu impérieux.
Vous revenez à l'Opéra
du Rhin où vous avez débuté en tant que choriste.
Quel bilan portez-vous sur la carrière que vous avez menée
jusqu'à présent ?
C'est plutôt difficile pour
moi de revenir à Strasbourg : je me replonge dans ma vie d'étudiante,
une période où j'ai dû beaucoup me battre, tout faire
à la fois : prendre des cours, apprendre du répertoire seul
parce que je n'avais pas les moyens de me payer un chef de chant, voyager
pour passer des auditions, contacter des agents... C'était une période
relativement dure, surtout que beaucoup de gens ne croyaient pas du tout
en moi, disaient même "mais pour qui elle se prend !".... J'étais
à une période de ma vie où je me positionnais contre
tout le monde.
Justement, le fait de revenir
à Strasbourg, ce n'est pas comme une sorte de victoire ?
Non, je rentre en contact avec celle
que j'étais, qui n'était pas sûre d'elle : qui était
sûre de son désir, mais absolument pas sûre d'arriver
à quoi que ce soit. Qui voulait à la fois foncer mais était
freinée par des tas de choses et de gens. En fait, je viens tout
récemment de réaliser que tout cela me faisait encore du
mal. Sinon, bien sûr, j'aime toujours autant cette ville, et je suis
heureuse d'y retrouver les gens que j'apprécie et que j'aime.
Vous avez interprété
des rôles allant du mezzo au soprano léger : comment définissez-vous
votre voix et comment envisagez-vous son évolution ?
Je ne la définis toujours
pas ! Même si je sens bien que ça se précise; mais
plus en matière de durée que de répertoire. J'ai compris
que pour durer, la voix avait autant besoin des graves que des aigus. C'est
pourquoi je vais éviter de plus en plus le répertoire baroque
parce que s'il y a effectivement du grave, il n'y a pas suffisamment d'aigus.
Je pense être un soprano lyrique qui a besoin d'aigus : il faut que
je privilégie la clarté, voire la juvénilité
dans la voix et c'est à ce prix-là que je pourrais durer.
Que répondez-vous à
ceux qui s'inquiètent de cette boulimie de rôles ? De choix
souvent éloignés de votre vocalité ?
Je ne réponds rien du tout.
Je n'ai absolument rien à leur répondre. La question essentielle
n'est pas tant celle du choix des rôles que celle de savoir garder
la voix fraîche, ne pas l'alourdir, pouvoir chanter encore longtemps.
Le reste finalement m'intéresse peu. Par exemple, je pourrais chanter
Carmen, j'ai même des graves de ténor ! A priori, je pourrais
également contrefaire ma voix pour chanter des parties d'alto, là
n'est pas le problème. Mais à long terme, si je veux préserver
ma voix, si je ne veux pas qu'elle se dénature, il faut que je garde
le contact avec le soprano lyrique.
Vous dites ne pas faire de plan
de carrière, mais comment est-ce compatible avec cette volonté
de préserver la voix ?
En fait, le plan s'impose de lui-même.
Il n'y a qu'à voir les rôles que je vais chanter dans les
années à venir : Elsa, Louise... Je vais aussi continuer
à chanter Mozart, et Strauss, évidemment.
(Mireille Delunsch - Violetta à
Rouen)
Violetta, c'était un rôle
parmi d'autres ou une première étape vers l'opéra
italien du XIXème siècle ?
Violetta, je ne pensais vraiment
pas qu'on me la proposerait un jour ! Quand l'opportunité s'est
présentée, je me suis dit "Alléluia, c'est maintenant
!" A la fois je ne me voyais vraiment pas le faire et en même temps
c'est un rôle absolument extraordinaire à vivre. Je ne prétends
pas avoir "la" voix qu'il faut pour ce rôle, je ne l'ai jamais prétendu.
Mais on ne peut pas refuser une telle occasion - et d'ailleurs il y a eu
des Traviata extrêmement différentes. J'ai eu la chance
de vivre ce rôle sur scène, d'en avoir chanté vingt-cinq
: c'est un cadeau de la vie.
Après, est-ce un début
dans l'opéra italien ? L'avenir le dira : les gens me proposent
des choses, je me dis "quelle chance qu'on me le propose à moi"
et puis j'y vais, je prends la partition à bras le corps. Je n'ai
pas d'état d'âme par rapport à cela. Je ne vais pas
commencer à faire ma chochotte et à dire : "oh non, pas maintenant...".
Si j'ai les notes, je vais essayer de m'y mettre et de m'y investir totalement.
J'ai l'habitude de dire qu'à chaque fois que je chante, c'est comme
si c'était la dernière fois : c'est à la fois une
image et à prendre au pied de la lettre. Lorsque je signe des contrats
pour 2008, pour moi, ça n'a aucune réalité, c'est
virtuel. Tout est tellement aléatoire en matière de chant,
que la seule chose qui compte c'est ce qui est là, ce que je fais
aujourd'hui. J'ai l'impression de parer au plus pressé, mais d'un
autre côté, je ne me vois pas vivre autrement cette profession
qu'au jour le jour.
Vous parlez de rencontres : est-ce
le désir de travailler avec Peter Sellars qui vous a incitée
à assurer la reprise de cette production de Theodora ?
C'est d'abord une oeuvre que je ne
connaissais pas du tout, que je ne pensais pas pouvoir être montée
sur scène. Je connaissais la partition pour l'avoir chantée
avec Harnoncourt en concert, mais je n'ai vu la production qu'après
avoir accepté le rôle, et je l'ai trouvée extraordinaire.
Je regrette de faire aussi peu d'oratorios - même si Händel
n'est pas le compositeur dans lequel je me sente le plus à l'aise,
surtout Theodora qui est un rôle assez central contrairement à
Cleopatra qui m'attire davantage. Mais le personnage, comme la mise en
scène, sont absolument passionnants.
N'est-ce pas justement parce que
vous dites régulièrement refuser le manichéisme à
l'opéra et que cette mise en scène - ainsi que l'oeuvre elle-même
- évite tout dualisme chez les personnages ?
Oui. C'est surtout aussi le courage
de pouvoir jouer la sincérité de la foi et l'attitude extatique
au premier degré, c'est-à-dire de faire de la sincérité
en tant que tel. Je trouve cela extrêmement courageux à une
époque où l'on cherche constamment à noyer le poisson,
à trouver des faux-semblants. Lorsqu'on y arrive, jouer cette foi
extatique des premiers chrétiens a quelque chose de formidable.
Quelque part, on devient tous croyants quand on sort de là : il
y a quelque chose d'excessif qui rend viable sur scène un livret
très chrétien à la base.
A cela, il faut ajouter les transformations
que Sellars a opérées afin d'en faire un manifeste contre
la peine de mort : le résultat est terrible, à l'image des
films américains où l'on voit les condamnés vivre
leurs dernières heures. C'est rare d'avoir le courage de politiser
ainsi une mise en scène tout en respectant l'esprit de l'oeuvre
- qui est donnée dans son intégralité, ce qui n'était
pas le cas avec Harnoncourt, par exemple. Il y a une affirmation
très claire, mais l'on pose aussi des questions fortes : celle de
l'intégrisme religieux, celle du christianisme à ses origines
en tant que secte, celle de l'investissement politique et religieux des
croyants, celle d'arriver à respecter les règles sans renier
ses convictions et ses croyances... Cela reste extrêmement parlant
à notre époque, et il est essentiel que l'opéra nous
parle encore aujourd'hui.
Parmi vos projets, quels sont
ceux qui vous tiennent le plus à coeur ? Les rencontres, les collaborations
que vous attendez avec impatience ?
Je vais chanter la saison prochaine
Lohengrin
à
Bastille avec Waltraud Meier, Ben Heppner et Jean-Philippe Lafont... Que
des "super stars" ! Et je me dis "c'est fou, on me demande à moi
de chanter avec eux !" Gérard Mortier y est pour beaucoup, il me
fait une grande confiance, dont je suis moi-même étonnée
d'ailleurs. En même temps, c'est quelqu'un qui est extrêmement
sensible au côté "artiste" des gens. Des personnes qui sont
réellement créatives, il est prêt à leur faire
confiance. Comme Stéphane Lissner au Festival d'Aix, c'est quelqu'un
qui est en recherche ; il donne cette confiance à des artistes pour
que l'opéra aille plus loin... et pas forcément dans le modernisme.
L'opéra doit évoluer à notre époque, il doit
faire le lien avec les autres formes de culture - le cinéma, le
théâtre -, on ne peut pas rester enfoui dans notre univers
opératique, il faut s'ouvrir au monde extérieur. De même
que les théâtres laissent entrer des publics beaucoup plus
variés, pour que l'opéra continue à vivre, il faut
vraiment aller dans ce sens.
Comment peut-on intéresser
les gens à l'opéra, les interpeller ?
Il faut les faire venir une première
fois ! Il n'y a que ça. Quand je me suis lancée là-dedans,
je pensais qu'il y aurait des tas de gens qu'on n'arriverait jamais à
convaincre. Or, de tous les gens que j'ai amenés à l'opéra
incidemment, des gens qui n'y avaient jamais mis les pieds, aucun ne m'a
jamais dit : "C'est ridicule, ces gens qui crient très fort !" Chaque
fois, ce fut une révélation. Parce que rien ne peut remplacer
le choc que l'on vit en entendant des vraies voix, un orchestre, des
choeurs en direct, pas même des diffusions à la télévision.
Toutes tessitures confondues,
quel personnage, quel répertoire vous parle, vous fait envie ?
Peut-être les chansons napolitaines,
si j'étais ténor... Ou bien les grands airs de Bach, si j'étais
alto... Je crois que si j'ai autant cultivé mes graves, c'est que
j'ai toujours voulu être alto. En même temps, les aigus aussi
j'en ai besoin, ce côté "cui-cui" j'aime beaucoup...
J'ai l'air d'être le ravi(1)
de la crèche, mais c'est que je suis réellement émerveillée
tous les jours. Je suis persuadée que pour bien faire ce métier,
il faut faire venir les choses de l'intérieur, du sentiment profond
d'être là. Lorsqu'on parle de la "présence" d'un acteur,
c'est d'être concrètement présent dans ce qu'il fait,
quand il le fait. Le reste n'a pas d'importance.
Lorsque je suis en train de préparer
une production, j'ai du mal à me concentrer sur autre chose, aller
au théâtre, au cinéma, visiter la ville. J'ai peur
qu'une autre fiction ne perturbe la fiction dans laquelle je suis. De toute
façon, si la musique m'est une nécessité, je n'ai
pas le même besoin de consommer de la culture. Au contraire, cette
perspective-là me dégoûte de plus en plus, surtout
lorsqu'on voit comment les médias "vendent" la culture : tout est
devenu prétexte à promotion, à faire de la publicité.
Heureusement, on est un peu à l'abri car l'opéra est propice
à la sincérité : il permet l'union de nombreux corps
de métiers qui se rencontrent autour de cette générosité.
Il y a quelque chose de sacré qui passe, qui se passe. Il y a une
espèce de foi en l'humain, dans tous ses aspects.
Et comment rendre votre désir
personnel de faire de la musique compatible avec cette communion ?
Je me rends compte de plus en plus,
en voyant cela chez de grands artistes, que ce sont des gens qui vont chercher
au plus profond d'eux, qui font jaillir quelque chose du plus profond de
leur être. Et plus cela vient de loin, plus le public y sera sensible.
Il n'est pas indifférent. Je me suis toujours dit que l'opéra
devait rendre n'importe quel rôle sincère... même Marguerite
dans Faust. Plus personne ne veut monter cette oeuvre de nos jours,
pourtant si Marguerite est sincère, ça marche - même
dans l'air des Bijoux...
Est-ce qu'il y a une production
à laquelle vous auriez aimé avoir participé ?
J'aurais beaucoup aimé être
Fiordiligi dans la future production de Così de Chéreau
à Aix. Je crois que Harding n'aime pas beaucoup ce que je fais dans
Mozart... Sans nul doute qu'il y a des chanteuses beaucoup plus mozartiennes
que moi ou qui correspondent plus à sa vision de l'oeuvre... mais
je regrette quand même de ne pas avoir l'occasion de travailler avec
Chéreau. Peut-être n'est-ce que partie remise ?
Portrait chinois : Mireille Delunsch,
si vous étiez...
... un livre : Belle du Seigneur
d'Albert Cohen
... un goût : celui de la
châtaigne
... un événement historique
: l'abolition de l'esclavage
... une ville : Strasbourg
... un désir : la perfection
... un film : l'Othello d'Orson
Welles
... une danse : le flamenco
... un tableau : Guernica
... un acteur : Louis Jouvet
... un héros de roman : Solal,
dans Belle du Seigneur
... une révolte : celle du
peuple tchétchène
... un défaut : l'orgueil
... une fête : Noël,
forcément, quand on vient de Strasbourg...
Propos recueillis par
Sévag TACHDJIAN
7 octobre 2004
Theodora
de Haendel
direction Jane Glover
mise en scène Peter Sellars
(Production Glynnebourne 1996)
à Strasbourg les 21, 22, 24,
26, 28 et 30 Octobre
à Colmar les 7 et 9 Novembre,
à Mulhouse les 14 et 16 Novembre
Informations sur www.opera-national-du-rhin.com
___________
(1)
Personnage de la crèche provençale, type du naïf un
peu simple