Le monde
de l’opéra change ; une nouvelle ère s’annonce. Alors que s’accomplit le
crépuscule des metteurs en scène, embourbés dans leurs tentatives désespérées de
renouveler un genre dont ils semblent avoir fait le tour, survient le temps des
directeurs de théâtre. Gérard Mortier à Paris, Jean-Marie Blanchard à Genève,
Stephane Lissner à Milan, Laurence Dale il n’y a pas si longtemps à Metz, qu’ils
soient adulés ou détestés, participent désormais aux passions qui agitent le
lyricomane. Thierry Fouquet, à la tête de l’Opéra National de Bordeaux depuis
1996, appartient à cette famille. A l’occasion du changement de saison, il
s’empare de quelques mots pour nous révéler sa vision de l’art lyrique
aujourd’hui, en Aquitaine et ailleurs.
Opéra National.
Au début le label « national » était attribué aux structures qui disposaient de
forces artistiques permanentes : ballet, costumes, ateliers. Depuis, les choses
ont un peu changé. Il s’agit avant tout d’une garantie de financement – notre
budget a augmenté de 5% environ – qui, en retour, nous contraint de respecter un
cahier des charges assez précis. La politique régionale, notamment, s’avère
difficile à appliquer car nous n’avons pas les structures adéquates pour sortir
l’opéra de ses lieux habituels. Nous avons essayé de contourner la difficulté en
montant des petites productions mais le public d’Agen ou de Périgueux a envie de
grands spectacles. Comment représenter Aida dans des salles dont la
taille est équivalente à un quart de l’Opéra Comique ?
Théâtres.
Si le Grand Théâtre, chef d’œuvre de Victor Louis, demeure
emblématique de Bordeaux, nous n’en sommes pas moins limités en termes de
capacité et de technique. Sa dimension nous interdit de monter la tétralogie
wagnérienne par exemple. Le Palais des sports que nous utilisons aujourd’hui
pour le répertoire symphonique n’est pas adapté. L’auditorium, actuellement en
cours de construction, est destiné à le remplacer. Il sera opérationnel en 2008
et comprendra même une fosse qui nous permettra de réaliser des productions
d’opéras en version semi-concertante. Pourquoi pas L’anneau des Nibelungen
dans ces conditions ? Quant au casino, nous l’utilisions depuis 3 à 4 ans pour
l’opérette et pour un petit opéra de Rossini qui tournait ensuite en région.
Mais le public n’aimait pas beaucoup l’endroit car trop éloigné du centre-ville
et destiné moins à la musique qu’au jeu. Nous avons décidé de mettre un terme à
notre collaboration.
Public.
Nous menons une politique très forte
en direction des jeunes, inspirée de celle de l’ONP,
c'est-à-dire des programmes autour des scolaires. Nous avons
même des spectacles pour bébés qui marchent
très bien. En revanche, nous sommes pénalisés par
la situation du campus étudiant en dehors de la ville. Plus
compliqué encore : la tranche d‘âge 25-40 ans
se révèle très difficile à conquérir
pour des questions d’ordre pratique : entrée dans la
vie active, recherche de baby sitter… La question demeure :
comment les séduire ?
Succès.
Chaque année, l’Opéra de Bordeaux présente 7 à 8 opéras dont 1/3
de nouvelles productions, soit au total une vingtaine de spectacles à mon actif.
Parmi elles, je retiens deux très belles productions de Don Giovanni.
Celle de Laurent Laffargue, un jeune metteur en scène bordelais, sera d’ailleurs
reprise en juin prochain. Son refus de la tradition ne l’avait pas empêchée de
remporter un franc succès. J’ai beaucoup apprécié aussi le travail réalisé avec
Giuseppe Frigeni pour Macbeth et Lohengrin. Je me réjouis de le
retrouver la saison prochaine avec un Fidelio qui marquera le retour de
Klaus Weise, chef bien connu à Bordeaux. Cecile Perrin chantera Leonore.
Regrets.
Les projets auxquels nous sommes assez régulièrement obligés de renoncer sont
les opéras baroques car ils nécessitent de faire appel à des troupes
spécifiques, Arts Florissants et autres Musiciens du Louvre dont l’effectif
s’ajoute à nos 200 artistes permanents. Notre budget n’y suffit pas. Ainsi,
cette saison, nous avons dû abandonner Alcyone que nous voulions monter
avec Jordi Savall pour l’anniversaire de Marin Marais. Trop cher ! Il sera
remplacé par une version concertante avec mise en espace de l’Orfeo de
Monteverdi. Dans un autre registre, Le nez
de Chostakovitch fut à l’époque très mal
reçu car jugé d’une contemporanéité
insupportable alors que
Les rois de Fénélon a été très bien accueilli il y a deux ans. Dans le cas
de Chostakovitch, il était sans doute trop tôt ; je suis sûr que le public
aurait une autre réaction aujourd’hui.
Répertoire.
Quels que soient mes goûts, assez éclectiques, j’ai le devoir de
promouvoir la musique française. Chaque saison comporte un opéra français. En
2006-2007, il s’agira de La voix humaine mise en scène et interprétée par
Mireille Delunsch, Faust en 2008. Dans le même ordre d’idée, je m’attache
à faire la promotion des chanteurs français, les plus aptes d’ailleurs à chanter
ce répertoire. J’essaye sinon de proposer des saisons variées tant du point de
vue du style que de la mise en scène. Notre prochaine édition est à ce titre
exemplaire. Outre les opéras déjà cités (NDLR : Fidelio, Orfeo et La
voix humaine), L’elisir d’amore d’Omar Porras, déjà applaudi à Nancy
et Rennes, sera confié au chef italien Paolo Olmi et à un jeune ténor américain,
Stephen Corbello qui fera ses débuts en Europe. Novart, festival de musique et
de théâtre contemporain, nous donnera l’occasion de présenter Jacob Lenz
de Wolfgang Rihm, l’un des compositeurs les plus joués aujourd’hui en Allemagne.
Il y aura aussi Rigoletto, première expérience lyrique d’Eric Genovese,
sociétaire de la comédie française. La direction en sera confiée à un jeune
chef français : Alain Altinoglu. Enfin, nous reprendrons Les Noces de Figaro
dans la production de Robert Carsen.
Opérette.
L’opérette est de tradition à Bordeaux. Le théâtre Femina, le Pin
galant à Mérignac en proposent régulièrement. Face cette offre abondante, nous
avons décidé de nous limiter et de n’en présenter qu’une seule la saison
prochaine, La Princesse Czardas, mais nous y mettrons les moyens.
Laurence Janot, déjà applaudie dans
Les trois
valses, en sera la vedette.
Création.
Notre label « national » nous oblige à favoriser autant que
possible la création. Mais le terme est suffisamment vague pour que nous ayons
sur le sujet toute latitude. Ainsi Vertiges de Jean-Pierre Drouet,
présenté en 2001 ne compte que 5 musiciens alors que Les Rois de Philippe
Fénélon peut être considéré comme un grand opéra. Dans un cas comme dans
l’autre, il s’agit pourtant de création. Nous avons en ce moment un projet à
partir d’une œuvre de Mauriac ; je n’en dis pas plus. Quant à savoir si le
public adhère… Seul l’applaudimètre permet de mesurer le succès. Pour Les
Rois, les gens ne sont pas partis à l’entracte et une grande clameur a
accueilli la fin du spectacle. C’est un signe indéniable.
Metteur en scène.
Je ne suis pas résolument
progressiste. Certains opéras passent très bien dans des productions
traditionnelles. Nicolas Joël l’a démontré avec
Tosca ;
je pense aussi à
La Traviata
mise en scène par Francesca Zambello. D’autres œuvres permettent d’être plus
radical : La clémence de Titus, Macbeth, Don Giovanni. Ces
spectacles n’ont d’ailleurs pas forcément déplu. Au contraire même. Avec le
temps, le goût du public se modifie ; le devoir d’un directeur d’opéra est de le
faire évoluer.
Artistes.
Un premier nom me vient à l’esprit : Mireille Delunsch avec qui
nous entretenons une relation privilégiée. Ses Elsa, Tatiana, Elvira, Iphigénie
ont vu le jour à Bordeaux. Et c’est encore ici qu’elle fera ses premiers pas de
metteur en scène dans cette Voix humaine que j’évoquais tout à l’heure.
Je recherche avant tout des artistes français. Gilles Ragon, par exemple, chante
Werther en ce moment après avoir, les saisons précédentes, interprété
Vincent dans Mireille ou le rôle principal dans Les Rois. Je ne
cours pas forcément après les stars. Si j’avais le budget, je ne suis d’ailleurs
pas sûr que j’en prendrais. Un opéra avec Villazon ? Pourquoi pas mais ce n’est
pas une priorité.
Coup de coeur.
C’est inévitable, je
les ai déjà cités : Laurent Laffargue et Giuseppe Frigeni, deux metteurs en
scène avec qui j’ai beaucoup aimé travailler ; Mireille Delunsch en ce qui
concerne les chanteurs...
Rêve.
Que l’Opéra de Bordeaux ait enfin les moyens dont disposent
d’autres théâtres lyriques auxquels nous pouvons nous comparer. Car nous sommes
loin derrière Toulouse, Lyon ou Strasbourg en terme de subventions. Nous
pourrions ainsi proposer davantage de productions et davantage de
représentations. Aujourd’hui, chaque fois que le rideau se lève, nous perdons de
l’argent. Et les 35 heures n’ont rien arrangé ; bien au contraire. Le Grand
Théâtre de Bordeaux tient une place essentielle dans la vie culturelle
européenne. Il s’agit de l’une des dernières salles du 18e siècle
encore en activité avec, comme inconvénient, sa petite taille, 1050 places dont
150 aveugles. Je fonde beaucoup d’espoir sur le futur auditorium. En attendant,
j’essaie de mener une politique artistique qui soit au niveau de ce lieu :
unique.
Propos
recueillis par Christophe Rizoud
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