Parfois, Jerry en
faisait un peu trop. La critique trouvait certains effets de voix
coupables. Le public ne lui en voulait pas. Jerry était excusé
d’avance. Car Jerry était un des chanteurs les plus sympathiques,
les plus engagés et les plus entraînants de sa génération. Sa voix
de ténor était large, facile. Elle était aussi reconnaissable entre
mille, brillante comme elle était, avec un léger swing, comme inné.
Elle était toute de clarté et d’extraversion.
Souvent, on a lié
cette aisance à quelque brio typiquement new-yorkais. Mais le plus
new-yorkais des ténors était natif de l’Illinois, de ce Midwest
souvent austère. Il y fit toutes ses études et ses débuts, dans des
troupes de seconde zone. Encore n’avait-il pas rejoint sans efforts
ces compagnies itinérantes. Au départ, Hadley ne voulait pas être
chanteur, il voulait être chef d’orchestre. Ce n’est qu’après quatre
ans d’études musicales qu’il se tourna vers le chant. A l’entendre,
on a l’impression qu’il se contente d’ouvrir la bouche pour chanter,
voix du bon Dieu. Mais non. Il a travaillé sa musique d’abord, et
très dur, et sa voix ensuite.
Son lancement
véritable, il le doit à l’engagement que lui offrit Sills au New
York city Opera. Des débuts dans Lucia di Lamermoor (Arturo),
où il puisa des réserves de fatalisme et d’humour pour toute une
vie : cette soirée de 1978, déboulé dans la production une semaine
avant, ignorant tout de la mise en scène, il coinça son épée dans sa
chaise, brûla sa perruque aux chandeliers, se rendit compte qu’il
avait perdu son chapeau au moment où il voulut en user pour faire sa
révérence, etc.
Il reviendrait
régulièrement dans les productions du NYCO, et commença à se faire
connaître aux Etats-Unis. Quelques années seulement après ces
débuts, c’est la carrière internationale qui s’ouvre à lui. Il
débute à Vienne dès 1982 (Nemorino), puis chante absolument partout,
tout, avec les plus grands.
Chanteur volubile,
dynamique, lumineux, il pouvait parfois négliger l’orthodoxie du
phrasé et du style. Ainsi dans les austères partitions que Jerry
adorait : Requiem de Mozart, Messe de Schubert, Missa
Solemnis de Beethoven, Requiem de Verdi… On attendait un
ténor tout cravaté et fronçant le sourcil, on se retrouvait avec un
chanteur au slancio expansif. Ce décalage n’empêcha ni
Bernstein, ni Abbado, ni Marriner, ni tant d’autres de choisir la
chaleur communicative de Hadley pour chanter l’espérance qui point
dans toute messe des morts. De même, le très docte Mackerras fera
appel à lui pour son Ferrando philologique. Et l’érudit docteur
Bonynge le fera figurer dans maintes représentations aux côtés de
son épouse Dame Sutherland, faisant de Hadley un pilier du
revival romantique. Voilà pour les Beckmesser.
Dans le répertoire du
bel canto italien comme du demi-caractère français, il démontra une
maîtrise parfaite des langues, du mot, de l’inflexion, et une
présence scénique généreuse de véritable acteur, sans les
affectations star du ténor ordinaire. Mieux, il était extrêmement
curieux de répertoires oubliés : il a laissé des disques de raretés
tant françaises qu’italiennes, où son sens dramatique fait mouche.
Ainsi son disque de duos avec Thomas Hampson, où dans un français
parfait il égrenait les Donizetti rares et les Verdi difficiles.
La curiosité et le
talent de Hadley le portèrent hors des limites strictes du circuit
de l’opéra. A la croisée des chemins, Hadley incarna le premier
Candide de Bernstein, sous la direction du compositeur.
Performance pour laquelle il obtint un Grammy Awards en 1992.
Bernstein adorait Hadley, en qui il trouvait une versatilité
extrême, proche de la sienne, et un sérieux musical indiscutable.
A New York, tout le
monde savait que Jerry était un grand ténor, mais beaucoup pensaient
qu’il était d’abord un leading man, une de ces figures de
chanteur capables de porter sur leurs épaules, avec toute leur
énergie et leur charisme, une production de Broadway. Du reste, le
plus grand succès de Jerry Hadley, ce fut son enregistrement du
cultissime Showboat. Stephen Sondheim fit appel à lui, et on
trouve même Hadley en calife donnant la réplique au Kismet de Samuel
Ramey (jadis rôle-phare de l’immense Alfred Drake) ! Comme pour
donner un écho à cette spécialité new yorkaise du show, Hadley se
concentra aussi avec un très grand succès, même in loco, sur le
répertoire de l’opérette viennoise, offrant le sourire de sa voix à
Lehar et consorts.
Est-ce cela qu’on
appelle le crossover ? Dans ce cas, les carrefours sont à
plusieurs voies. Car au-delà de ces incursions triomphantes dans
tous les genres, Hadley se fit connaître dans des productions
contemporaines comme le Liverpool Requiem de Paul MacCartney,
ou dans des remix de chanson anglo-saxonne.
Depuis quelques
années, il avait situé son trésor dans la découverte du répertoire
contemporain, allant jusqu’à passer commande à des compositeurs –
ainsi The Song and The Slogan, de Crafts, qui obtint un Emmy
Award en 1990. Il a également incarné Don Luis De Carjaval dans
The Conquistador de Myron Fink et surtout Gatsby le Magnifique,
dans l’opéra de Harbison d’après Scott Fitzgerald, créé en 1999 au
Met sous la direction de Levine. La reprise de cette oeuvre, en
2002, marqua la dernière apparition de Jerry au Met.
Jerry avait défrayé la
chronique l’an dernier, en se faisant arrêter par la police dans un
état second. Il avait promis de faire un effort et le dossier avait
été classé. Jerry n’allait pas très bien, mais on ne sait pas
pourquoi. On sait simplement que nous l’aimions beaucoup et que ça
ne suffit jamais à combler un véritable artiste comme lui. Si
l’amour du public faisait le bonheur, cela se saurait. Lorsqu’il fut
question de nouvelles préoccupantes concernant Jerry, on a pensé
qu’il s’était fait reprendre les doigts sur la bouteille de whisky,
ou quelque chose comme cela.
Hélas, les nouvelles
étaient plus tragiques. Nous n’entendrons plus Jerry Hadley. Nous ne
reverrons plus son œil friser au moment d’entonner la lamentation de
Candide. Nous avons perdu cette gouaille new yorkaise, ce chic,
cette ouverture qui ne se compare qu’à ses compatriotes – Upshaw,
Graham, Hampson – et qui sont si rares chez les ténors (quel autre
cas citerait-on, du reste ?).
Pendant ces jours
d’agonie, nous avons fait silence. Nous avons rassemblé notre
gratitude, et lui avons offert nos remerciements, dans l’espoir que
peut-être il rouvrirait les yeux.
Mais la mort a choisi.
Le voyage s’arrête là. Absourdis, nous perdons un de nos plus chers
compagnons de route.
So
I say Hail and Farewell, Jerry.
Sylvain Fort
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