« Nous
devons préserver les lieux de la création, les lieux du
luxe et de la pensée, les lieux du superficiel, les lieux de
l'invention de ce qui n'existe pas encore … ». En
écrivant ces mots, Jean-Luc Lagarce (auteur dramatique,
1957-1995) pensait-il aux maisons d’opéra ? Le
message, en tout cas, a été entendu par le Grand
Théâtre de Genève qui, sous l’impulsion de
son audacieux directeur, Jean-Marie Blanchard, propose au début
de l’année 2007 une création de Jacques Lenot,
J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne, composée à partir d’une œuvre de… Jean-Luc Lagarce. La boucle est bouclée.
Reste à
comprendre comment aujourd’hui un compositeur, qui plus est
adepte du sérialisme, parvient à écrire une
œuvre lyrique et, mieux encore, la faire représenter.
Enquête.
Né en 1945, Jacques Lenot s’affirme comme un
compositeur autodidacte. Mais, quand on a vingt ans en France dans les
années 60, il est difficile d’échapper à la
fascination de l’avant-garde. « Ma musique n’est
pas une musique de génération spontanée ;
elle découle historiquement de celle des maîtres que
j’ai admirés : Ligeti, Boulez, Stockhausen et quelques
autres. J’ai adapté leurs influences à mon
tempérament qui combine la rigueur allemande, la fantaisie
italienne et la clarté française. Mon discours prend sa
source dans le sérialisme ; il en a utilisé les
ruptures, l’absence de mélodie, l’harmonie
complexe. »
Tout en façonnant son propre langage, Jacques Lenot
épouse les combats de ses pères :
« Pendant très longtemps, j’ai eu, suspendu au
dessus de ma tête comme une épée,
l’idée que la musique n’exprimait rien. Il fallait
être formaliste, travailler sur un matériau, faire de la
couture… ».
Dans cet univers, l’opéra n’occupe pas une place
naturelle car le genre cherche justement à donner un sens aux
notes en les unissant aux mots. Pourtant, dès 1975, la tentation
se fait lyrique. « J’ai réalisé ma
première incursion dans le monde du théâtre musical
avec un plasticien ami, Niels Thornander. Nous obéissions alors
à la tendance de l’époque et avions conçu
une espèce d’objet sonore et visuel que nous avions
intitulé Le mariage obscur.
Le projet n’a pas abouti mais a constitué, pour moi, un
véritable exercice. Il m’a donné envie
d’avancer dans cette direction. »
Il lui faudra pourtant attendre onze ans pour renouveler
l’expérience avec un opéra de chambre,
représenté en 1986 à La Grande Halle de La
Villette, sur un livret de Jean-Pierre Derrien. « Ce petit
spectacle d’une heure et demie environ comprenait un chœur
de 12 chanteurs, un soliste, le haute-contre Henri Ledroit, et un
quatuor à cordes. L’intrigue était assez
ténue ; elle faisait référence à
l’habitude qu’avait Marcel Proust d’organiser la nuit
des petits concerts dans sa chambre. Musicalement l’ensemble
fonctionnait mais le propos manquait de limpidité, paraissait
trop intellectuel. Le titre nous a valu aussi beaucoup de
critiques : Un déchaînement si prolongé de la grâce. »
Le trio – Lenot, Derrien, Ledroit - envisage, malgré tout,
d’aller encore plus loin, d’étendre le propos, de
trouver des partenaires … La mort d’Henri Ledroit en 1988
met un terme momentané aux intentions lyriques du compositeur.
Le temps passe encore. En 1997, Jean-Marie Blanchard, alors directeur
de l’Opéra de Nancy, commande une œuvre symphonique
à Jacques Lenot. Le courant passe entre les deux hommes.
Ensemble, ils décident de monter un opéra. Un premier
projet échoue ; le doute s’installe.
« C’est à ce moment que j’ai
rencontré Martin Kaltenecker. Comme je lui faisais part de mon
désarroi, il me cite le nom de Jean-Luc Lagarce. Je
n’avais jamais rien lu de cet auteur mais très rapidement,
je rattrape mon retard en dévorant
l’intégralité de sa production. Après accord
avec son exécuteur testamentaire, j’adapte deux textes que
je présente à Jean-Marie Blanchard. Ce
n’était pas forcément une bonne idée car
nous avons mis longtemps à en choisir un seul. Et finalement, J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne
l’a emporté, à cause de la distribution. Nous avons
été séduit par l’idée de ces cinq
femmes réunies sur un même plateau. »
J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie
vienne raconte en effet l’histoire de cinq femmes - trois
sœurs, leur mère et leur grand-mère – et
d’un jeune homme qu’on ne verra jamais. Il est revenu
à la maison, après l’avoir longtemps
quittée, épuisé par la route et par la vie. Elles
le protègent, le soignent, essayent de comprendre son histoire.
Mais est-il vivant ? Est-il mort ? Est-il seulement
revenu ? « J’ai vécu moi aussi la disparition
d’êtres chers et j’avais musicalement envie de
raconter cette douleur non pas au moyen d’un requiem mais en
convoquant le deuil, l’absence sans en faire quelque chose qui
soit funèbre. Il s’agit d’un oratorio, d’une
pavane pour un jeune homme défunt. J’y retrouve mes
obsessions sur la musique en tant qu’hommage à une
personne disparue, les tombeaux au sens baroque du
terme… ».
Le sujet ne prête effectivement pas à sourire ; on
peut même s’interroger sur la manière dont il peut,
deux heures durant et sans entracte, retenir l’attention du
public. D’autant plus que les œuvres de Lagarce sont
écrites dans une langue ordinaire qui repose sur la
répétition. « La difficulté
réside dans la lassitude qu’on peut éprouver
à la longue en écoutant ce texte ; il en devient
même obsédant. J’ai dû élaguer. En
fait, le propos n’est pas forcément dramaturgique car
il ne se passe rien. Il m’a donc fallu inventer le drame dans la
musique à partir de ce tissu initial, en créant sans
cesse le mouvement, en imaginant des variations sarcastiques, parfois
assez drôles. J’ai aussi orchestré les 9
scènes de manière entièrement différentes
afin de créer un système d’alternance et de
rupture. J’espère ainsi pouvoir captiver. »
Les règles de l’opéra demeurent,
incontournables ; le texte, quelles que soient ses
difficultés, se doit d’obéir aux règles
élémentaires de la prosodie, qui plus est
française, de manière à rester toujours
intelligible. Cette contrainte, Jacques Lenot a dû la surmonter
en se démarquant du passé. « Pour ne pas
imiter platement Pelléas et Mélisande,
il m’a fallu inventer un autre style. J’ai alors
pensé à Richard Strauss, au premier acte notamment du Chevalier à La Rose mais aussi à Capriccio ou à Intermezzo,
pour finalement arriver moi aussi à une sorte de conversation
musicale, une fusion entre le récitatif et l’aria qui
respecte la compréhension des mots. Mis à part le texte
et donc l’auteur, quand je compose, je ne pense à
personne, ni aux interprètes, ni au public, ni à la
critique. C’est une chose tellement difficile, tellement
secrète, tellement obsessionnelle. Je me focalise sur
l’adéquation entre le verbe et les instruments. Je ne suis
pas un orchestrateur, j’écris directement pour
l’orchestre, de manière empirique. J’entends tout,
d’un coup, d’emblée. »
Faire un opéra n’est pas qu’une question de
composition ; Il s’agit aussi d’une histoire de
rencontres. Pour J’étais dans ma maison…, celle de
Jean-Marie Blanchard, on l’a vu, fut déterminante.
D’autres personnes, inconsciemment ou non, ont aussi
contribué à l’évolution et la
réalisation du projet. « J’ai eu la chance
à Genève de bénéficier des conseils
d’Henri Farge qui est un maître de l’art vocal. Il
est le premier à qui j’ai montré ma partition et il
est le seul qui a eu le droit – et je l’ai accepté
– de me suggérer des corrections, dans un souci
d’adéquation entre la voix et le son. Certains des
chanteurs engagés pour la création ont aussi
entraîné, malgré eux, des changements notables.
Quand Nadine Denize a
accepté de créer l’aïeule, j’ai
retravaillé son rôle pour qu’il lui corresponde
mieux. De la même manière, la sœur
aînée est devenue contralto au lieu de mezzo-soprano quand
j’ai appris qu’elle serait chantée par Emma Curtis.
Pour la plus jeune, j’avais en tête Sophie – Le chevalier à la rose toujours – ou Zerbinette. Elle sera interprétée par Teodora Gheorghiu
– rien à voir avec Angela – une jeune cantatrice
à la voix fruitée et aux aigus étincelants. Pour
elle, j’ai également revu les vocalises ou certains
détails de respiration. J’ai dans l’esprit une sorte
de voix idéale, élaborée à partir de celle
de mes interprètes favoris : Elisabeth Schwarzkopf, Teresa
Stratas, Henri Ledroit, Kathleen Ferrier, Christa Ludwig… Elle
correspond en fait à la voix des cinq femmes de mon
opéra, du grave jusqu’à l’aigu. »
J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne est représenté au Grand Théâtre de Genève
les 29, 31 janvier et 2, 6, 9 février à 20h00, le 4
février à 17h00 dans une mise en scène de
Christophe Perton et sous la direction de Daniel Kawka avec Teodora
Gheorghiu, Valérie MacCarthy, Valérie Millot, Emma Curtis
et Nadine Denize.
Propos recueillis et réunis par Christophe Rizoud
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