Né le 25 mai 1923 en Hongrie,
chassé de ses terres natales par la révolution anticommuniste hongroise,
naturalisé autrichien, György Ligeti est décédé dans des circonstances qui
demeurent inconnues ce 12 juin 2006 à l’âge de 83 ans. On lui doit certaines des
pages les plus imaginatives de la musique du vingtième siècle. Lumière sur une
figure attachante dont la regard découvrait une âme tout simplement belle.
La musique contemporaine se fond aussi dans l’horizon
historique et cela passe – malheureusement – par le trépas de ses grands noms.
Que Berio fasse à présent partie des compositeurs éteints, je ne m’y suis pas
encore fait. Imagine-t-on sa face austère imprimée sur un buste dans un couloir
d’institution musicale entre Berlioz et Torelli ? Les savoir à proximité, à
quelques kilomètres de soi, vivants et transpirants c’est avoir le plaisir de
pouvoir leur dire, de vive voix, tout le bien qu’on pense d’eux. Luxe qui nous
est refusé pour Mozart, Beethoven ou Ambroise Thomas, la nature ayant des
impératifs fâcheux. Mais le leur dit-on ? Quand j’entends une sonate de
Beethoven, j’ai envie de lui écrire, de commencer ma lettre par « Cher ami, vous
êtes un fieffé coquin, vous le savez et votre génie m’a bien eu ». Mais cette
lettre ne ferait rire personne, surtout pas Beethoven qui de là où il est n’a
plus grand-chose d’organique dans les orbites.
Ligeti n’est plus. C’est vraiment étrange. Pour un
compositeur de sa dimension c’est presque une promotion : on lui enlève la
matérialité et on le boute d’un grand coup de pied au derrière dans l’éternité :
« voilà György, débrouille-toi, fais-toi une place dans l’histoire et n’embête
pas Berlioz, c’est une teigne ». Mais oui, à 83 ans, après Xenakis, après Berio,
après Takemitsu, c’est un tout grand qui participe tristement à l’acceptation de
notre musique contemporaine dans les livres d’histoire.
Pourquoi avons-nous, mélomanes lambda, si peu de curiosité
pour une musique dont les sonorités seront, dans quelques années, celles de
notre époque ? Fermez les yeux écoutez Lulli : les fastes de Louis XIV, les
rubans colorés au bout du bâton, les perruques, la poudre. Monteverdi : une
fraise autour du cou, Mozart : les robes à panier. L’imagination a sa musique.
Ligeti sera l’indicateur de notre époque.
Et notre époque qui lui devra tant, que lui a-t-elle donné ?
D’abord un peu de reconnaissance : on connaît son nom, on sait qu’il a écrit
Le Grand Macabre (mais l’a-t-on écouté ?) et puis un cinéaste lui a rendu un
bel hommage : quand Stanley Kubrick adapte la Nouvelle Rêvée de
Schnitzler au cinéma, on entend un extrait énigmatique de Musica Ricercata qui
nous reste dans l’oreille bien après que le projecteur ait dit son dernier mot.
L’humour Ligeti n’en manquait pas, ainsi ses petites mélodies
populaires pleines de frétillances et de second degré sont un délice. Il faut
écouter la mezzo Malena Ernman s’y coller. Et ce concerto pour violon, déjà
l’œuvre d’un vieil homme, qui est parmi les plus beaux du vingtième siècle avec
celui de Berg. Et Atmosphères, et le second quatuor à cordes ? Quand donc les
entendra-t-on dans les ascenseurs et sur le message d’attente de France
télécoms ?
Ligeti aura pris la musique du vingtième siècle à bras le
corps, tutoyant le géant Boulez mais s’écartant des principes de Vienne pour
céder à la farce ou à la consonance. L’austérité n’aura jamais été le fort de
Ligeti qui inscrit sa musique dans ce que la création a de plus beau : la
recherche, l’exploration, le touche-à-toutisme. Un pas dans l’histoire,
sans regrets.
Camille De Rijck |