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« Lucie, rappelle toi … »
15/03/08
Dans le prolongement de la critique de Lucie de Lammermoor,
donnée récemment en version concertante à
Amsterdam, quelques éléments historiques et quelques
lectures complémentaires au sujet de cette rareté
donizettienne.
Fanny Persiani (peinte par Brullov)
Gaetano Donizetti donne, quelques jours après la mort de Bellini et de manière triomphale, sa Lucia di Lammermoor,
le 26 septembre 1835 au San Carlo di Napoli. Il peut pour cela, compter
sur quelques gosiers mythiques (1), dont Fanny Tacchinardi Persiani
alors âgée de… 23 ans.
Lucia di Lammermoor va connaître une diffusion supersonique pour l’époque (2),
avec plus de vingt créations internationales en moins de trois
ans. Tout naturellement, Lucia est donnée pour la
première fois à Paris, au mythique Théâtre
des Italiens, dès décembre 1837. Paris étant
– alors – le lieu où tout compositeur digne de ce
nom doit être adoubé, Donizetti s’y installe
dès 1838. Tout comme son auguste aîné Rossini,
Gaetano Donizetti ne va pas se contenter de donner le meilleur de sa
production italienne à Paris. Il va remanier certaines
œuvres, au prix de concessions certaines, mais également,
composer expressément en français pour le public parisien
(3). Il s’agit de
l’adaptation naturelle d’un compositeur étranger au
goût d’un public bien précis, mais, on peut
également parler d’un esprit français aux besoins
plus rationnels et plus terre à terre que le public italien (4). Lucie va naître de ces nécessités…
Le Théâtre de la Renaissance, curieuse structure hybride (5),
offre à Donizetti, l’écrin nécessaire
à la création de Lucie de Lammermoor dès
août 1839.
Dans le cadre des représentations historiques de Lucie
en 1997 au festival de Martina Franca, l’éminent Sergio
Segalini nous expliquait combien les modifications structurelles et
vocales, étaient guidées chez Donizetti par des
idéaux artistiques, dramatiques, anticipant
l’évolution de l’art lyrique… Curieusement,
pour une fois, Segalini, à qui nous portons un immense respect,
n’évoque pas le fait que les chanteurs à qui seront
dévolus les différents rôles de l’ouvrage, ne
possèdent pas les caractéristiques de leurs
collègues italiens. Or comme tout compositeur de
l’époque, Donizetti créait ou adaptait en partant
des qualités et des limites de ses interprètes. Ensuite,
Berlioz (Le Journal des Débats – 1939), énonce ce
qui nous semble être moins idéalisé artistiquement,
mais plus proche de la réalité bassement
matérielle que tout théâtre connaît encore
actuellement : le Théâtre de la Renaissance
était un établissement privé avec des moyens
financiers très limités. Tout est bon alors pour
réaliser des économies de bouts de chandelle :
remaniement d’une œuvre ayant déjà fait ses
preuves et répondant au goût du moment, orchestration
identique à quelques enchaînements près,
orchestration à laquelle devront se plier les auteurs de la
traduction du livret, fusion des rôles d’Alisa et Normanno
en un Gilbert à la fois, confident et fourbe de service …
Une des preuves de ce manque de moyens financiers s’exprime en
l’absence de partition autographe, ce qui causera bien des
soucis, lors de la re-création de Lucie en 1997…
En 1839, les créateurs de cette Lucie
seront tout naturellement les membres de la troupe lyrique du
Théâtre de la Renaissance. Ainsi messieurs Ricciardi,
Hurteaux, Zelger, Gilbert et Kelm, se verront respectivement attribuer
les rôles d’Edgard, d’Henri, de Raimond
(réduit à sa plus simple expression), Arthur et Gilbert.
Le rôle titre revenant à une certaine Anne Thillon.r
Anne ou Ann ou encore Anna Thillon suivant les chroniques, fit couler
beaucoup d’encre pas toujours sympathique à Paris
où elle chanta souvent. Pour les lecteurs désireux
d’en savoir davantage sur cette ravissante cantatrice
d’origine anglaise, nous les invitons à la lecture de
quelques chroniques d’époque en bas de page (6).
Pour l’œuvre qui nous intéresse aujourd’hui,
Donizetti eut à cœur de mettre en valeur ce soprano
colorature léger, très aigu, à la
virtuosité appréciable à défaut
d’être toujours expressive et qui fréquenta
davantage les héroïnes légères d’Auber,
Balfe et confrères plutôt que les monstres vocaux alla
Roberto Devereux …
Une fois encore, le choix de l’emprunt notoire pour l’entrée de Lucie (7),
nous semble dicté par la vocalité de madame Thillon, plus
que par une volonté de Donizetti de vouloir – consciemment
- modifier la psychologie de son héroïne…A notre
avis, il en va de même, pour la transposition aiguë du
rôle de Lucie et sa scène de la Folie désormais en Fa.
Même si l’art de Miss Thillon défraya quelque peu la
chronique et divisa les critiques, la première de Lucie de Lammermoor
fut un très grand succès. Cela au point
d’éclipser pendant tout le 19ème
siècle, la sorella Lucia,
non seulement à Paris, mais aussi dans les provinces de France,
de Belgique et autre francophonie. Au delà du fait que Lucie
correspond davantage au goût du moment, cela s’explique
encore par deux raisons. Premièrement, peu à peu, il va
être de bon ton de chanter tout le répertoire en
français. D’autres compositeurs allemands et italiens en
firent parfois la surréaliste expérience… Et
également, parce que le phénomène des soprani
« cocottes » typiques du 19ème, va prendre
une ampleur sans pareil. Non contentes de dévorer le
répertoire léger expressément écrit
à leur intention, elles vont peu à peu envahir pour ne
pas dire saccager, tous les rôles un tant soit peu virtuoses,
dans l’unique but de briller vocalement. Inutile de rappeler que
cela se fera au prix de bien des balafres musicales et dans le plus
grand mépris des compositeurs.
La mode des soprani légers nous permet de revenir à Amsterdam et à Lucie
qui apparaît dès 1840 au Théâtre
Français. Jusqu’en 1919, plus de deux cents
représentations vinrent témoigner de l’engouement
d’Amsterdam pour cette version…
Philippe PONTHIR
Notes :
(1) Les créateurs de Lucia di Lammermoor en 1835, furent Fanny Persiani (Lucia), elle fréquentait en plus des œuvres de son époux, La Gazza Ladra, Beatrice di Tenda, La Sonnambula, Imogene, Pia di Tolomei, elle crée notamment… Rosmonda d’Inghilterra…
Le mythique Gilbert Duprez (Edgardo) appartient à
l’histoire du chant, notamment dans la comparaison de son
parcours avec Adolphe Nourrit et les rôles qu’ils
partageaient dans Guillaume Tell, Les Huguenots ou encore Robert le Diable.
Rossini détestait son « urlo francese »,
c’est à dire le contre ut de poitrine qui s’imposa
peu à peu dans l’émission des ténors avec
« l’évolution » que l’on sait
sur l’éducation des chanteurs, les compositeurs, leurs
œuvres et la mentalité du public… Domenico Cosselli
(Enrico), immense baryton, artiste attitré des plus grands
compositeurs italiens de l’époque, crée un nombre
impressionnant de rôles dans Olivo
e Pasquale, Parisina d’Este, Il Paria (Carafa), Ivanhoe (Pacini),
Carlo di Borgogna (Pacini), Erode (Mercadante), Caritea, Regina di
Spagna (Mercadante)…
(2) http://opera.stanford.edu/Donizetti/LuciaDiLammermoor/history.html
(3) Donizetti tente de s’imposer à Paris une première fois en 1834. Il y donne notamment aux Italiens, son Anna Bolena et une commande expresse de Rossini pour le Théâtre des Italiens, Marino Faliero.
L’emprise du répertoire rossinien, mais également
les triomphes de Bellini, véritable coqueluche de la capitale,
ne lui permettent pas de remporter les succès qu’il
rencontre alors à Milan, par exemple. Avec le
décès prématuré de Bellini et dès
1838, Donizetti s’installe durablement à Paris. Il est en
droit désormais d’imposer certaines exigences notamment
dans le choix de ses chanteurs. Il va notamment donner son Roberto
Devereux, l’inépuisable Elisir d’Amore, Les Martyrs (dans le remaniement de Poliuto), et La Fille du Régiment, véritable hommage à sa nouvelle patrie. Don Pasquale sera son dernier. http://www.karadar.it/Operas/donizetti.html
(4)
Cet esprit très cartésien se marque notamment dans un
besoin de clarté au niveau des livrets mais également,
par exemple, le public français n’était pas
prêt, à une certaine époque, à concevoir les
fantasmes que représentaient les Castrats. Les grandes figures
représentatives de l’âge d’or des Castrats
n’obtinrent jamais en France, les triomphes obtenus en Italie ou
autre part en Europe…
(5)
Le Théâtre de la Renaissance, structure fonctionnant sur
fonds privés, exerça son privilège dès
1838. Il se distinguait de L’Opéra, l’Opéra
Comique et du Théâtre Français en alternant
œuvres théâtrales et lyriques. Ceux ci avaient lieu
à la salle Ventadour.
« …
Ce théâtre ne sait pas encore bien au juste pour lequel
des deux genres qui se disputent sa sollicitude, il se décidera.
Voilà dix mois que nous le voyons flotter irrésolu entre
la poésie et la musique , et passer en un jour sans transition ,
et comme par caprice , du drame moderne à la musique italienne,
de M. Soulié à Donizetti. Drames, opéras,
vaudevilles, son répertoire embrasse tout, depuis les
conceptions lyriques de M. Hugo jusqu'aux vaudevilles rimes de Monsieur
Collet; depuis le chef-d'œuvre du maestro napolitain jusqu'aux
facéties musicales de M. Grisar. Cependant il serait dans
l'intérêt de l'administration de prendre une bonne fois
son parti pour la musique ou pour le drame. Un théâtre n'a
rien à gagner à ces continuelles incertitudes qui ne
servent qu'à multiplier d'infructueux essais, et la triste
expérience de l'Odéon a prouvé qu'on n'entretenait
pas impunément des comédiens et des chanteurs : c'est
trop de deux troupes pour la fortune d'un théâtre. Si
l'administration de la Renaissance mettait dans l'opéra tout
l'argent que le drame lui coûte , ou dans le drame l'argent que
lui coûte l'opéra , il est certain qu'elle parviendrait
à des résultats excellents, d'un côté ou de
l'autre. Cette universalité de genres, à laquelle elle
s'obstine à tenir tête, ne fait qu'épuiser
inutilement ses forces qui , pour agir, auraient besoin de se
concentrer…. » (F.Bonnaire La Revue de Paris – 1839)
(6) Ann Thillon,
cantatrice anglaise, née en 1819, étudie et se forme en
France, épouse à 15 ans le violoniste Jullien. Ses
débuts datent de 1834 à Paris mais, elle
fréquentera également l’Angleterre, les Etats-Unis
et l’Europe jusqu’à son retrait en 1855. A son
sujet, on pouvait notamment lire à la création de
Lucie : « …Nous ne pensons pas que Madame Anna
Thillon ait pu prendre au sérieux les applaudissements
effrénés qui l'ont accueillie non plus que les bouquets
tombés par trois fois à ses pieds des
avant-scènes. Jamais , même à la Renaissance , on
n'avait vu fanatisme pareil : les triomphes de la Persiani et de la
Grisi ne sont rien auprès des ovations de la cantatrice
anglaise. La voix de Madame Thillon, faite pour fredonner les
chansons de M. Grisar, ne saurait convenir aux exigences du chant
italien , et c'est bien mal comprendre les intérêts de
cette agréable actrice que d'en vouloir faire à toute
force une Prima Donna Dans un pays où il n'y aurait que Mme
Déjazet, Mme Thillon pourrait passer à bon droit pour une
cantatrice du premier rang; mais pour peu qu'on eût entendu Mlle
Jenny Colon seulement, il ne serait déjà plus possible de
lui donner ce titre. Sitôt qu'elle s'efforce de vouloir
paraître dramatique, la voix délicate et fluette de Mme
Thillon se brise et perd sur-le-champ ses moindres avantages.
Cependant , on doit tenir compte à la cantatrice de la Renaissance de son zèle et de son désir de bien faire; il n'y a pas de honte à manquer les gammes chromatiques de la Persiani , et qui donc aujourd'hui à l'Opéra oserait s'y aventurer sans crainte? Mme Anna Thillon joue le rôle de Lucie avec grâce et sensibilité , et son joli visage ainsi que la coquetterie un peu mignarde de son expression , viennent heureusement en aide à sa voix ; là est sans doute tout le secret de tant de bravos et de bouquets… » (F.Bonnaire, dans La revue de Paris Tome 7-1839)
Ou
encore à l’occasion d’une autre
représentation : « … Au reste, Mme Anna
Thillon est toujours cette jolie Anglaise que nous avons connue
autrefois à la Renaissance, cette aimable bergère de
Watteau qui minaude assez agréablement et confie à ses
oeillades le soin de faire passer tout ce que ses gammes chromatiques
et ses trilles ont d’incorrect et d’erroné, et
certes, sur ce point, il n’y a rien à dire. Les yeux de
Mme Thillon chantent et vocalisent à ravir; mais franchement il
ne suffit pas d’un joli minois, si vaporeuses et si blondes que
puissent être d’ailleurs les touffes de cheveux qui
l’encadrent, pour recueillir, même à
l’Opéra-Comique, l’héritage de Mme Damoreau.
Nous voudrions bien ne pas nous montrer sévère à
l’égard de Mme Thillon elle est si jeûne! va-t-on
dire; et d’ailleurs, à cet âge, Mme Damoreau
faisait-elle beaucoup mieux? Non sans doute. Mais au début de sa
carrière Mme Damoreau suivait déjà une direction
intelligente, et, tout en occupant un emploi secondaire au
Théâtre-Italien, se préparait par
l’étude à tenir le rôle brillant
qu’elle a joué depuis. Ici, au contraire, que voyons-nous?
Une jeune femme assez heureusement douée, se lançant de
prime-abord dans toutes les difficultés de l’art, et cela
sans être encore le moins du monde cantatrice ou
comédienne, sans avoir travaillé sa voix, sans en avoir
réglé l’intonation, égalisé les
registres, dans toute l’inexpérience d’une
élève de six mois, et, qui plus est, d’une
étrangère qui ne sait rien de notre prosodie et parle un
jargon presque inappréciable. Pourquoi Mme Thillon
reculerait-elle devant le répertoire de Mme Damoreau, elle qui,
dans la Lucia, n’a pas craint d’aborder les points
d’orgue éblouissants de la Persiani? On a pu, au
commencement, encourager de pareilles tentatives et n’y voir que
le caprice d’une jeune femme impatiente de s’essayer enfin
dans un rôle de cantatrice; mais aujourd’hui que Mme
Thillon songe décidément à se poser en prima
donna, il faut qu’elle invente autre chose que ces cascades de
notes douteuses qu’elle éparpille avec tant de gentillesse
enfantine et d’adorable mauvais goût. Que la jeune virtuose
y prenne garde, sa physionomie vaporeuse occupe dans sa manière
de chanter une cavatine beaucoup plus de place qu’il ne convient;
et puisque rien n’est éternel au théâtre,
puisque tout passe, même le talent, même le plus
légitime succès, il pourrait bien se faire qu’un
jour, lorsque sa jolie bouche sera moins rose, lorsque ses cheveux
tomberont moins touffus et moins cendrés sur ses fraîches
épaules, le public ne vit plus en elle qu’une cantatrice
de province. ( H.W dans La revue des deux Mondes - 1841)
(7) Le Regnava nel silenzio plus central de Lucia di Lammermoor est remplacé par une traduction française de la première scène de Rosmonda d’Inghilterra.
On remarquera que déjà du vivant de Donizetti et avec le
consentement de ce dernier, plusieurs cantatrices
préféraient la scène de Rosmonda au Regnava nel silenzio pour leur Lucia
italienne. Fanny Persiani ayant créé Rosmonda, il
était assez évident que Donizetti lui offre sa
transposition française avec ce « Que n’avons
nous des ailes… ». Joan Sutherland fut sans doute la
dernière cantatrice actuelle à opérer cela dans
ses Lucia comme en témoigne un enregistrement studio.
Pour une comparaison du libretto de Lucia di Lammermoor et le livret de Lucie de Lammermoor :
http://www.karadar.it/Librettos/donizetti_lucia.html
http://opera.stanford.edu/Donizetti/Lucie/parte1.html
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