L’Opéra National de Belgique, aka La Monnaie/De Munt est une
petite maison d’opéra perdue au beau milieu de l’Europe. Elle se situe à
quelques pas de la place De Brouckère rendue célèbre par Jacques Brel et fait
face à un horrible centre commercial, construit il y a une poignée de décennies
en dépit de toutes les lois régissant l’esthétique urbanistique. La
Monnaie, c’est une institution qui a plus de trois cents ans - ce qui en fait
l’une des plus vieilles maisons d’opéra du monde. C’est aussi un bâtiment
charmant, fait de dorures, de pourpres et de bois onéreux. C’est enfin une
maison qui se cherche un nouveau directeur.
Grâce aux
directions successives de Gérard Mortier et de Bernard Foccroulle, la maison
Bruxelloise a acquis une réputation internationale des plus flatteuses. « Temple
de la modernité au dessus de tout soupçon » pour le journal français « Le
Monde », lieu de métissage des cultures et terrain d’expérimentation artistique
d’avant-garde, il faudra bien du talent pour conserver sa bonne mine à la place
de La Monnaie.
Elu aux destinées
de l’Opéra National en 1992, le jeune organiste Bernard Foccroulle a suivi les
traces de son prédécesseur et supporter acharné, le gantois Gérard Mortier. Dès
son arrivée, il invite à ses côtés des créateurs de tous horizons pour se
pencher sur le sort délicat de la production opératique. Son slogan, tout au
long de ses quinze ans de direction, aura été que le répertoire opératique ne
peut en aucun cas être considéré comme une pièce de musée. Pour que l’opéra
reste un art vivant, il nie le principe même de représentation et se sert des
œuvres qu’il met à l’affiche pour proposer des spectacles qui sont,
intrinsèquement, des œuvres d’art – au même titre que les œuvres sur lesquelles
elles reposent.
Il faut être
honnête, et avouer – quoi qu’on pense de l’homme – que La Monnaie a donné
naissance à certains des spectacles les plus excitants de ces deux dernières
décennies. Foccroulle est un homme habile, il est moins manipulateur, moins
provocateur et sans doute plus intelligent que Gérard Mortier - qui en son temps
prit un peu l’apparence d’enfant fou du monde artistique et dont la gestion
d’une maison d’opéra passe aujourd’hui pour gentiment rétrograde. En arrivant,
Foccroulle se retrouve face à une dette colossale laissée par son prédécesseur,
la folie des grandeurs de Mortier plonge la Monnaie –et son directeur- dans une
politique d’austérité absolue. Il lui faudra environ dix ans pour remettre les
comptes de la maison dans un état acceptable. Dix ans à panser avec l’attention
d’une infirmière à domicile les outrages faits aux caisses de La Monnaie.
Et pourtant, cette
période n’est pas triste – loin s’en faut. Foccroulle est habile ; il cherche un
jeune chef prodigieux, une révélation – car il s’agit de ne pas se laisser
impressionner par les mandats successifs de feu John Pritchard et de Sylvain
Cambreling. Ce jeune chef, il le trouve en la personne d’Antonio Pappano, alors
complètement inconnu. L’establishment musical prédit le déclin de l’Orchestre
Symphonique que Pritchard et Cambreling ont eu tant de mal à rendre présentable.
La suite est connue : Pappano est brillant, il est très vite repéré par la
maison de disques EMI qui le bombardé en l’espace de quelques années en bonne
position dans le cartel des chefs médiatiques. Bayreuth lui fait de l’œil, le
Châtelet, le Met et enfin, Covent Garden pour les beaux yeux duquel il quittera
Bruxelles, dix ans après y être arrivé. Tout le monde aura versé quelques
larmes.
Avant que cela ne
devienne une mode, Foccroulle veut imposer la musique ancienne au répertoire. On
lui doit des idées de génie : La Calisto de Cavalli partagée entre Herbert
Wernicke et René Jacobs, Le Couronnement de Poppée orchestré par Boesmans, L’Orfeo
imaginé par Trisha Brown et – plus tard – l’Agrippina déjantée de MacVicar. Il y
eut aussi quelques échecs, comme l’Idomeneo dirigé par Philippe Herreweghe qui
avoua lui-même manquer d’arguments dans le domaine de la musique théâtrale.
Notons aussi que La
Monnaie découvre certains talents majeurs du monde lyrique : Susan Chilcott y
chante dès 1994 dans le légendaire Peter Grimes de Willy Decker, la production
préférée de Bernard Foccroulle ; elle reviendra chaque saison : le compositeur
dans Ariadne, Desdemona dans Otello, Alice dans Falstaff, La Gouvernante dans Le
Tour d’Ecrou, Hermione dans Wintermärchen, elle chantera d’ailleurs le dernier
concert de sa courte vie à Bruxelles.
Peter Grimes de Willy Decker - Susan Chilcott au
centre - © Johan Jacobs 1994
Peter Mattei est
très vite repéré, il chante Harlekin dans Ariadne puis revient pour le Comte des
Nozze, le rôle-titre de Don Giovanni et Eugène Onégine, un an avant Aix.
Nina Stemme et Peter Mattei dans l'Eugene Onegine de
Christoph Loy - © Johan Jacobs 1994
Mais Foccroulle est
fatigué, il traîne son allure fantomatique dans les rues de Bruxelles : sa mine
est à faire peur. Le musicien a envie de retrouver ses orgues, ses églises ; de
pouvoir – autiste - plonger le nez dans une partition et faire hurler les tubes
comme bon lui semble. Les syndicats, les divas, la presse, tout cela l’épuise et
vient à bout de sa belle énergie. On chuchote que Wolfgang Wagner pense à lui
pour reprendre Bayreuth : c’est inutile, il ne veut plus d’une maison d’opéra.
Le Châtelet insiste pour qu’il succède à Brossmann : non, rien n’y fait. Alors
il décide gentiment de ne pas aller jusqu’au bout de son troisième mandat et de
laisser la place à quelqu’un d’autre.
Le monde lyrique
est en pleine effervescence : qui va avoir La Monnaie ? C’est la question qui
est sur toutes les lèvres. Très vite, quelques évidences sautent aux yeux :
Mortier était flamand, Foccroulle wallon : c’est donc au tour d’un flamand. Mais
qui ? Oh il n’en manque pas : Serge Dorny, actuel directeur de l’Opéra de Lyon,
Peter de Caluwe, directeur artistique de l’Opéra d’Amsterdam, Marc Clemeur
directeur de l’opéra des Flandres et pourquoi pas Gérard Mortier qui bouclerait
bien la boucle, vu qu’on ne veut plus vraiment de lui à Paris ? Les étrangers ne
sont pas en reste ; on chuchote les noms d’Hervé Boutry, patron de l’Intercontemporain,
de Pamela Rosenberg de l’Opéra de San Francisco, de Laurent Langlois, ex
directeur de l’Opéra de Rouen, aussi en lice pour l’Opéra Comique. La réponse
ne devrait pas tarder à tomber mais tous les bruits s’accordent à dire que Peter
de Caluwe serait en tête des suffrages.
Quel que soit
l’heureux gagnant de cette vieille bâtisse qu’un bon coup de peinture
revigorerait certainement, le défi sera grand et les options de management peu
nombreuses : poursuivre sur la route de Mortier et Foccroulle c’est s’exposer à
faire du « sous-mortier », changer de direction, c’est courageux… mais La
Monnaie est-elle vraiment faite pour emprunter une voie différente ? Nous voilà
en tout cas au tournant d’une époque de création artistique passionnante. Il n’y
a plus qu’à espérer que le tournant ne soit pas verglacé.
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