De tous les beaux-arts, la musique est celui qui a
le plus d’influence sur les passions, celui que le législateur doit le plus
encourager.
Napoléon Bonaparte
Rien ne semblait prédisposer Napoléon 1er à
s’intéresser à la musique en général, et à l’opéra en particulier. Ses
préférences allaient clairement au théâtre parlé, et principalement à la
tragédie cornélienne. Sa culture artistique et musicale était des plus
succinctes, mais il avait rapidement perçu le pouvoir des notes et le parti
qu’un gouvernant pouvait en tirer. Convaincu que le prestige des grandes scènes
parisiennes contribuait de façon non négligeable à celui de son règne, celui en
qui les Goncourt ont vu « le dictateur de l’imagination nationale » encouragea
l’Opéra pendant toute la durée de son règne et, non content d’assister aux
spectacles dans la mesure de sa disponibilité, s’impliqua dans l’administration
de l’Académie impériale de musique, dont il entendait faire l’un des phares de
la vie culturelle européenne ainsi que, sur le plan économique, un moteur de
l’industrie du luxe. S’il accueillit avec enthousiasme Ossian ou les Bardes de
Lesueur et reconnut la valeur de la Vestale, ses préférences allaient toutefois
à l’opéra italien, qui donnait une absolue priorité à la partie vocale et dont
il appréciait la légèreté et la veine mélodique. Il s’empressa d’ailleurs
d’accueillir dans son théâtre de cour compositeurs et chanteurs transalpins et
ne cacha jamais son goût pour un compositeur indéfectiblement attaché au style
ancien comme le napolitain Zingarelli.
L'Académie Impériale de Musique
L’ Empereur s’était montré soucieux de mettre un
terme à l’anarchie qui régnait dans la vie théâtrale parisienne et, depuis 1807,
huit théâtres seulement restaient autorisés dans la capitale, et parmi eux
quatre salles officielles : l’Opéra (devenu Académie impériale de musique en
1804 après avoir été successivement Théâtre national, Théâtre de la République
et des Arts et Théâtre de l’Opéra), l’Opéra Comique, le Théâtre de l’Empereur
(actuelle Comédie française) et le Théâtre de l’Impératrice, dédié aux comédies.
L’ Opéra était donc placé sous tutelle gouvernementale et l’Empereur lui-même
s’impliquait dans sa gestion, exigeant notamment un rapport quotidien sur ses
activités. Napoléon institua notamment en 1811 une redevance sur tous les
théâtres secondaires et les représentations itinérantes pour renflouer les
finances de l’Opéra et lutta contre la prolifération des billets de faveur. Il
intervint même à plusieurs reprises directement dans la programmation et
commanda plusieurs ouvrages de circonstance pour célébrer des évènements
marquants de son règne, tels que la paix d’Amiens ou la naissance du roi de
Rome.
Installé rue de Richelieu (sur l’emplacement de l’actuel square Louvois) depuis
1793, l’Opéra disposait d’une salle de 1.650 places, particulièrement dépourvue
de confort et de commodité. L’ Empereur avait souhaité la construction d’une
nouvelle salle mais aucun des projets présentés n’aboutit et l’on se contenta de
refaire la décoration de la salle en 1808, puis de consolider le bâtiment trois
ans plus tard. L’institution demeurait un gouffre financier en raison de
l’importance des charges structurelles et naturellement des coûts de production,
mais aussi des entrées gratuites qui, certains soirs, pouvaient concerner 130
des 150 places d’orchestre. Le financement public consistait en une subvention
mensuelle de 50.000 francs, à laquelle s’ajoutaient 700.000 francs de recettes
annuelles et accessoirement la redevance perçue sur les autres spectacles, mais
cela se révélait insuffisant pour l’Opéra qui, pour la seule année 1810,
affichait un déficit de 160.000 francs. Le régime devait donc régulièrement
mettre la main à la poche pour secourir un établissement qu’il jugeait
nécessaire à son prestige.
Pour la nouvelle aristocratie impériale, l’Opéra était un lieu de représentation
obligé ainsi qu’un temple de l’élégance où l’on se rendait autant pour être vu
que pour voir. Posséder une loge à l’Opéra était un signe évident d’ascension
sociale, mais le public populaire conservait la possibilité de s’asseoir sur les
bancs du parterre ou dans les étages supérieurs. Y régnait encore, pour le grand
malheur des véritables mélomanes, la « mode de l’aboiement » qui rapprochait le
chant du cri et épouvantait tous les étrangers de passage à Paris. On ne
trouvait aucun raffinement dans cette façon tonnante et rugissante de pousser le
son, héritage d’une longue tradition déclamatoire et fatale à plus d’une voix
encore jeune. Ainsi, on assure que Caroline Branchu, la plus célèbre cantatrice
française de l’époque, avait à ce compte déjà perdu la beauté de sa voix à sa
sortie du Conservatoire. Cela ne l’empêcha pas de triompher bien souvent sur
scène grâce à son grand talent de tragédienne.
La période napoléonienne ne fut guère propice à la création lyrique. La fonction
laudative et représentative de l’Opéra prenait le pas sur les considérations
artistiques, mais nous aurons l’occasion de constater que ce fut souvent le cas,
au XIXe siècle, pour la première scène lyrique nationale. Aussi peu d’ouvrages
sont parvenu jusqu’à nous, ne serait-ce que de réputation. Qui se souvient par
exemple que Fiocchi, honnête professeur de chant, ait signé pour la première
scène lyrique française un Sophocle qui, du reste, n’eut aucun succès ? Durant
la période 1800-1815, on y représenta au total une quarantaine d’opéras,
opéras-ballets et tragédies lyriques, pour la plupart assez médiocres.
Heureusement, les principales oeuvres de Gluck s’étaient maintenu au répertoire
et faisaient l’objet de reprises régulières.
Nous réserverons à Jean-François Lesueur et
Gaspare Spontini un traitement particulier, mais il nous faut auparavant faire
mention de Charles Simon Catel, professeur influent, auteur d’un traité
d’harmonie novateur et compositeur aussi prolifique que méconnu. Il donna à
l’Opéra une Sémiramis (1802) et des Bayadères (1810) imprégnées de pompe
impériale mais portant déjà la marque du romantisme naissant. Par son action
réformatrice au Conservatoire, Catel s’était créé de nombreux ennemis qui
précipitèrent la chute de Sémiramis en dissuadant le public d’en goûter la
séduction mélodique et la recherche harmonique. « Musique savante » ! Que de
compositeurs se virent opposer cette épithète inepte par des critiques jaloux ou
ignares ! Les Bayadères, qui affichaient les mêmes qualités, reçurent en
revanche un accueil très favorable. Catel fut de plus un véritable novateur en
matière d’instrumentation, employant de manière originale la grosse caisse ou le
cor anglais.
L’opéra le plus souvent représenté à Paris au cours des dix premières années du
siècle s’intitulait les Mystères d’Isis. A une époque où toutes les mutilations
et tous les arrangements étaient permis, c’est ainsi que l’on avait rebaptisé la
Flûte enchantée après l’avoir copieusement trafiquée. De nouveaux personnages y
avaient été ajoutés, ainsi que des numéros extraits d’autres ouvrages du
compositeur et même d’oeuvres de Haydn, Pleyel, Sacchini et Lemoyne, reliés par
des récitatifs composés pour l’occasion... Partition et livret étaient tous deux
devenu absolument méconnaissables, ce qui n’empêcha pas cette adaptation de
rencontrer un grand succès. L’exemple n’est pas unique et l’on pourrait
consacrer des pages entières à la description de ces « opéras arrangés »
régulièrement proposés à un public qui ne s’embarrassait pas de considérations
musicologiques. Don Giovanni fut ainsi pareillement vandalisé quatre années plus
tard par Kalkbrenner qui n’hésita pas à y glisser des romances de son cru.
Passée l’ouverture, tout était devenu méconnaissable dans ce Don Juan à la mode
parisienne. Ces fâcheux usages survivront malheureusement à la chute de l’Empire
et l’on continuera à malmener copieusement la musique de Mozart durant tout le
XIXe siècle.
Les Italiens à Paris
Parmi les compositeurs italiens invités à Paris,
Paisiello donna à l’Opéra une Proserpine, en 1803. Malgré la protection du
Premier Consul et l’incontestable savoir-faire mélodique du compositeur,
l’ouvrage ne connut que treize représentations, le public s’étant quelque peu
lassé des sujets mythologiques qui avaient fait les grandes heures du règne de
Louis XIV . La pompe napoléonienne s’inspirait certes de la grandeur antique
mais vestales et centurions se substituaient désormais aux divinités, et les
colonnes de Rome aux jardins de l’Olympe. Paisiello avait également commis
l’erreur de s’en remettre uniquement à ses dons de mélodiste et d’ignorer
l’évolution expressive de l’opéra français depuis Rameau et Gluck. Bonaparte
prit ombrage de l’échec de son protégé et, de colère, affirma que les Français
n’entendaient rien à la musique. Pourtant, de l’avis général, l’ouvrage était
long et monotone : « On y baillait à se décrocher la mâchoire », affirma même
Castil-Blaze. Reconnaissant de l’accueil et des faveurs que lui avaient réservés
Napoléon, Paisiello ne manqua jamais, après son retour à Naples, de lui adresser
chaque année une composition sacrée pour sa fête.
La même année, Cherubini n’eut pas plus de
réussite avec son Anacréon teinté de néo-classicisme. On notera que le
compositeur florentin n’était en ce qui le concerne guère en cour auprès de
Napoléon qui jugeait son orchestration chargée et ne lui pardonnait pas, selon
Madame de Rémusat, d’avoir déclaré : « On peut être habile sur le champ de
bataille et ne point se connaître en harmonie ».
Les ouvrages livrés à l’Opéra de Paris par d’autres compositeurs transalpins
durant cette période, exception faite naturellement de ceux de Spontini, nous
orientent davantage vers l’Histoire, voire la petite histoire, que vers
l’histoire de la musique. Ainsi la tragédie lyrique Les Horaces, composée par
Bernardo Porta, ne doit sa notoriété qu’au complot ourdi contre le Premier
Consul à l’occasion de sa création, le 10 octobre 1800. Quant à l’élégant Félix
Blangini, auteur de Nephtali ou les Ammonites, il était avant tout l’amant de
Pauline Bonaparte, princesse Borghèse.
Lesueur, favori de l'Empereur
Les compositeurs favoris de l’Empereur semblent
avoir été Giovanni Paisiello et Jean-François Lesueur. Ancien maître de Chapelle
à Notre Dame celui-ci connut un grand succès en 1793 avec un drame lyrique, La
Caverne, et entreprit parallèlement de réformer la musique religieuse. Il fut
l’un des principaux compositeurs de la Révolution et contribua à la fondation du
Conservatoire. Napoléon le nomma, à la suite de Paisiello, « Maître de la
Chapelle des Tuileries et Directeur de la Musique du Palais ». Protégé de
l’Empereur, alors que Spontini possédait les faveurs de l’Impératrice Joséphine,
Lesueur ne donna que peu d’oeuvres lyriques (Ossian ou les Bardes 1804, La Mort
d’Adam 1809) mais s’affirma comme un novateur et un maître en matière d’écriture
chorale et d’orchestration. Il est passé à la postérité en tant que pédagogue,
en particulier pour son influence sur le jeune Berlioz. C’est lui qui avait
composé la marche du Sacre de Napoléon, qui considérait Ossian comme un pur chef
d’oeuvre et gratifia alors le compositeur de la somme de 6.000 francs en plus de
la Légion d’honneur.
En l’absence de témoignage discographique ou de
reprise récente, il nous est impossible de porter un véritable jugement sur ces
oeuvres. Je me contenterai donc de citer le commentaire porté par Félix Clément
sur Ossian : « Le songe dans lequel Ossian croit voir tous les héros de sa race
est la scène la plus remarquable de l’ouvrage. Les décorations et la perspective
des palais aériens étaient, dit-on, d’un effet magique. La musique de Lesueur,
composée dans un style qui s’écartait des idées reçues, eut des admirateurs
enthousiastes et des détracteurs non moins passionnés. On ne peut en méconnaître
l’originalité et le caractère grandiose et simple, mais plutôt religieux que
dramatique. L’empereur Napoléon 1er passait pour faire ses délices de la lecture
des poèmes d’Ossian, cette mystérieuse compilation de MacPherson. C’est par ce
goût singulier de mélancolie rêveuse et de sentiments vagues qu’il appartenait à
la fin du XVIIIe siècle. Oscar, Malvina et Fingal avaient le privilège
d’émouvoir sa sensibilité, ce qui explique la protection qu’il accorda à
l’ouvrage de Lesueur » . Ce jugement met l’accent sur l’originalité de
l’écriture du compositeur picard, que beaucoup considèrent comme l’un des pères
de la musique française au XIXe siècle. Il nous renseigne également sur un trait
de caractère méconnu de celui qui se rendit maître de l’Europe : habitué
pourtant au bruit du canon sur les chants de bataille, l’Empereur n’aimait dans
l’intimité que la musique douce et mélancolique, à l’harmonie et à
l’instrumentation simplistes. On assure que, pour lui être agréable, un jour où
il s’était laissé convaincre de se rendre à l’Opéra pour y entendre les
Bayadères de Catel, on exécuta l’ouvrage à la sourdine, « avec la plus parfaite
monotonie, sans crescendo, ni forte », au grand désespoir du compositeur qui ne
reconnut pas sa partition.
Lesueur paya, comme beaucoup, le prix de son originalité. Il éprouva de grandes
difficultés à faire jouer La Mort d’Adam, tandis qu’Alexandre à Babylone,
pourtant reçu à l’Opéra en 1823, ne fut jamais représenté. Ses recherches
formelles et ses effets d’écriture n’étaient guère du goût d’un public qui
entendait se satisfaire de plus simples plaisirs et d’aucuns estimaient qu’il
aurait du se cantonner à la musique religieuse et renoncer à la scène lyrique.
Aucune réelle tentative de réhabilitation n’a encore été entreprise en faveur de
celui qui fut sans doute l’un des créateurs les plus originaux de son temps, en
dépit de maladresses et d’insuffisances soulignées par les musicologues, ainsi
qu’un trait d’union incontournable entre Gluck et Berlioz.
J’ai volontairement passé sous silence jusqu’ici le Triomphe de Trajan, tragédie
lyrique en trois actes donnée par Lesueur et Persuis à l’Académie impériale en
1807 en réponse à une commande officielle, car cet ouvrage appartient à un genre
bien particulier : l’opéra de circonstance, hérité de la Révolution. En
transposant un acte de clémence de l’Empereur dans l’Antiquité romaine, ses
auteurs n’avaient d’autre ambition que de célébrer la gloire du vainqueur
d’Eylau et de Friedland. L’insignifiance de la musique était rachetée par de
somptueux décors, et le public s’enthousiasma à la vue d’un immense défilé
impliquant six cents figurants et treize chevaux. Il va sans dire que les coûts
de production de cet ouvrage crevèrent tous les plafonds. Paradoxalement, cet
ouvrage conçu à la seule gloire de Napoléon fut joué, moyennant quelques
remaniements, sous la Restauration, cas unique d’un ouvrage de circonstance
survivant précisément aux circonstances de sa création. Nous verrons que le
recours à l’opéra de circonstance pouvait se révéler une arme à double
tranchant, avec Fernand Cortez, création encouragée par l’Empereur et destinée à
servir sa gloire, qui devint une arme de subversion lorsque les opérations
militaires en Espagne tournèrent à son désavantage. De même, L’ Oriflamme,
médiocre pot-pourri patriotique monté en six jours au mois de janvier 1814 pour
ranimer les énergies à l’approche des troupes alliées, provoqua des
manifestations hostiles au régime et fut retiré après onze représentations.
On notera encore que les autres maîtres de la période révolutionnaire ne
s’illustrèrent pas à l’Opéra durant cette période. Méhul triompha à l’Opéra
Comique avec Joseph en 1807, mais échoua salle Richelieu avec ses Amazones
quatre ans plus tard, et préféra désormais se consacrer à la culture des
tulipes. Gossec se consacrait désormais à l’enseignement, tandis que Grétry
s’était retiré à Montmorency pour prendre soin d’une santé devenue précaire.
Spontini, favori de l'Impératrice
La formation musicale de l’Impératrice Joséphine
ne se distinguait guère de celle de son illustre époux. Pourtant, elle
s’efforçait de donner le change, organisant des soirées musicales à la Malmaison
et s’essayant modestement à la harpe, « instrument qui avait l’énorme avantage
de mettre en valeur les jolis bras de ses interprètes » . Nous lui reconnaissons
toutefois le mérite d’avoir encouragé et protégé les artistes, et en particulier
le compositeur italien Gaspare Spontini. Celui-ci n’avait que vingt-neuf ans
lorsqu’il s’installa à Paris, en 1803. Il s’y fit remarquer avec un
opéra-comique en un acte, Milton, avant de faire, grâce à la protection de
l’Impératrice et en dépit de l’opposition de Lesueur et Grétry, son entrée à
l’Opéra . Ce fut pour la création mémorable de la Vestale, le 15 décembre 1807.
Le livret en était signé par Etienne de Jouy, poète et dramaturge habile qui est
surtout passé à la postérité comme l’une de ces vieilles barbes qui, au nom de
l’héritage des Lumières, combattirent de toutes leurs forces le romantisme
naissant. Méhul et Cherubini avaient refusé le sujet avant que Spontini s’en
empare. Le jury conservateur de l’Opéra avait à son tour renâclé devant une
partition qu’il jugeait trop novatrice et une orchestration inhabituellement
fournie. L’ Impératrice fut contrainte d’intervenir pour que l’oeuvre fût
donnée, après que le compositeur eût accepté de revoir sa copie. Le succès à la
création fut éclatant et il allait durer un quart de siècle. En dépit de son
goût prononcé pour une musique italienne d’essence plus légère, l’Empereur fut
saisi par la Vestale et félicita le compositeur pour l’originalité de sa
composition, la justesse de sa déclamation et son inspiration mélodique. Les
qualités de l’ouvrage suffisaient à faire oublier d’évidentes faiblesses dans la
construction comme dans l’inspiration.
La découverte des chefs d’oeuvre de Gluck avait fait naître chez Spontini une
ambition nouvelle, et il avait oeuvré avec persévérance pour vaincre des
difficultés stylistiques nouvelles pour lui. Avec la Vestale, il jetait ainsi
les bases d’un genre appelé à régner bientôt sans partage sur la production
lyrique française : le grand opéra historique. Le rôle important dévolu à
l’orchestre et le début de l’émancipation des choeurs démarquaient l’ouvrage de
tous ceux qui l’avaient précédé. Spontini parvenait de plus à concilier un
lyrisme très italien avec l’héritage de la tragédie lyrique française. Il alla
plus loin encore dans la nouveauté avec Fernand Cortez, grande fresque
historique dont la qualité formelle fut quelque peu masquée par le faste de la
présentation scénique. Berlioz ne s’y trompait pas et écrivit : « Il y a là de
ces grands coups d’ailes que les aigles donnent seuls, des séries d’éclairs à
illuminer un monde ». Créée en 1809, l’oeuvre connut une création triomphale,
mais l’actualité de la campagne d’Espagne lui fut fatale : d’apologétique, elle
était devenue subversive à mesure que l’armée française s’enlisait de l’autre
côté des Pyrénées, si bien que le ministre de la Police décida de l’interdire.
Sa version révisée s’imposa cependant au répertoire à partir de 1817.
Nommé directeur du Théâtre Italien, Spontini y fit
représenter la version originale de Don Giovanni. A l’Opéra, il donna encore
Olympie en 1819, mais l’oeuvre chuta après seulement une douzaine de
représentations, ce qui incita sans doute le compositeur à répondre à
l’invitation de Frédéric Guillaume III et à s’installer à Berlin. Olympie trouva
alors en Allemagne un accueil aussi chaleureux que celui que le public français
avait réservé à la Vestale. Personnage irascible et querelleur, ce qui lui valut
bien des déboires, Spontini restera cependant dans l’histoire de l’opéra comme
un maître qui ouvrit la voie à Berlioz, Meyerbeer et Wagner.
Quelques mots pour conclure
De façon générale, on constatera que les opéras
créées sous le Consulat et l ‘Empire ont presque totalement disparu de nos
scènes. Seule la Vestale a connu au cours de ces dernières années quelques
timides tentatives de réhabilitation, la plus médiatisée ayant été celle de
Riccardo Muti à la Scala en 1993. Il ne faudrait pas pour autant ignorer ou
traiter avec condescendance des compositeurs qui ont joué un rôle décisif dans
l’évolution de l’art lyrique. L’usage « moderne » des cors a ainsi été introduit
par Rodolphe Kreutzer - violoniste virtuose et compositeur fécond à défaut
d’avoir été toujours inspiré - dans Sémiramis. En tournant le dos au classicisme
du XVIIIe siècle, ils ont jeté les bases de l’opéra moderne et ouvert la voie à
Berlioz et Meyerbeer, mais aussi Wagner et Verdi. Pour cette seule raison, il
nous a paru utile et nécessaire de feuilleter ces quelques pages un peu jaunies
de l’histoire de la production lyrique.
Vincent Deloge
Annexes
Principaux ouvrages lyriques créés à l’Opéra de Paris au cours de cette période
1800 : Hécube (opéra de Fontenelle), les Horaces (opéra de Porta)
1801 : Astyanax (opéra de Kreutzer), le Casque et les Colombes (opéra de
Grétry), les Mystères d’Isis (opéra de Mozart (!), arrangé par Lachnith)
1802 : Sémiramis (opéra de Catel), Tamerlan (opéra de Winter)
1803 : Saül (oratorio pastiche de Kalkbrenner et Lachnith, d’après Haydn,
Mozart, Cimarosa et Paisiello) Proserpine (tragédie lyrique de Paisiello),
Delphis et Mopsa (opéra de Grétry), Anacréon (opéra de Cherubini)
1804 : Ossian ou les Bardes (opéra de Lesueur), le Connétable de Clisson (opéra
de Porta)
1805 : Don Juan de Mozart (opéra de Mozart (!), arrangé par Kalkbrenner)
1806 : Nephtali (opéra de Blangini), Castor et Pollux (tragédie lyrique de
Winter)
1807 : le Triomphe de Trajan (tragédie lyrique de Lesueur et Persuis), la
Vestale (tragédie lyrique de Spontini), Inauguration du Temple de la Victoire
(intermède de Lesueur et Persuis)
1808 : Aristippe (opéra de Kreutzer)
1809 : la Mort d’Adam (opéra biblique de Lesueur), Fernand Cortez (opéra de
Spontini)
1810 : la Mort d’Abel (opéra de Kreutzer), les Bayadères (opéra de Catel),
Hippomène et Atalante (opéra de Louis Piccinni)
1811 : Sophocle (opéra de Fiocchi), les Amazones (opéra de Méhul), le Triomphe
du Mois de Mars (opéra-ballet de Kreutzer)
1812 : Jérusalem délivrée (opéra de Persuis), Oenone (opéra de Kalkbrenner)
1813 : les Abencérages (opéra de Cherubini), Médée et Jason (opéra de
Fontenelle) le Laboureur chinois (opéra, musique de Haydn et Mozart arrangée par
Berton)
1814 : l’Oriflamme (opéra pot-pourri, musique de Méhul, Paer, Berton et
Kreutzer)
Quelques repères discographiques
Nous l’avons laissé entendre, cette période de la création opératique française
est très mal servie par le disque, comme par la programmation des théâtres. Nous
signalerons cependant :
LA VESTALE : Gustav Kuhn / Plowright, Araiza ; 1991 (Orfeo)
LA VESTALE : Riccardo Muti / Huffstodt, Michaels-Moore ; 1993 (Sony)
FERNAND CORTEZ : Jean-Paul Penin / Marras, Perrin ; 1998 (Accord)
Quelques (rares) reprises récentes
LA VESTALE : Nantes (1992) Scala (1993)
Spontini devint, dès son arrivée en France, une cible du clan nationaliste -
animé notamment par Méhul, Gossec et Grétry - qui considérait l’afflux étranger
comme un péril pour la musique française et regrettait, parfois à raison, que
les compositeurs nationaux se voient préférer des concurrents transalpins de
moindre talent. La querelle des Bouffons n’était pas encore vidée...
|