Le six septembre disparaissait dans sa ville de Modène, Luciano
Pavarotti, dit le ténorissimo, dit Big Lulu. Il était le plus grand
ténor du vingtième siècle. Au-delà des débats que sa voix pouvait
inspirer, au-delà des réserves gigantesques émises sur ses dons
d’acteur lacunaires et sur ses prestations tristounettes aux côtés
des grands de la pop, nous saluerons en Luciano Pavarotti, un pont
extraordinaire entre la culture populaire et cet art communément
ressenti comme rébarbatif : l’opéra. Nous pleurons aujourd’hui un
gosier insolent, bercé par les dieux, un homme profondément gentil,
notre Big Lulu, l’éternel Luciano Pavarotti
Avec tout l’amour qu’on lui porte, il est impossible de disconvenir
de cette assertion: avec Big Lulu, c’est toute une époque qui
s’envole. On pourrait parler de l’âge d’or de la voix (les
lyricomanes ayant une petite tendance passéiste), de ces gosiers
éternels qui ont disparu à une allure inquiétante ces trois
dernières années. On lit partout « qui remplace Pavarotti ? qui
remplace Corelli ? qui remplace Nilsson ? qui remplace Sills ? qui
remplace Crespin ? » Eh, bonnes gens, vous le savez, la réponse est
« personne ». Loin, évidemment, de penser que l’opéra est mort,
qu’il n’y aura plus de voix de cette dimension épidermique. Mais on
ne remplace pas de telles personnalités ; on en croise d’autres,
simplement, avec des qualités différentes.
Ce que marque le décès de Pavarotti, c’est surtout la fin d’une
époque, qui a prévalu sans conteste jusqu’à ce jour. Cette époque où
la voix primait sur le théâtre. Il n’est pas exagéré de dire
qu’aujourd’hui, le théâtre prévaut sur la voix. Au risque d’en
choquer beaucoup, je dirais même que c’est une bonne chose.
Esquivant quelques coups qu’on me lancera avec la légitimité du
Hezbollah, j’ai envie d’argumenter : le théâtre est la seule chose
qui lie l’opéra aux non spécialistes. Or ces braves gens constituent
probablement 80% du public moderne. Prenez une salle et demandez, à
la sortie, aux bons bourgeois, à leur adolescent boutonneux, trainé
de force, à l’intellectuel de gauche venu en jean troué pour prouver
que les dorures, ça ne l’impressionne pas, à l’ouvreuse, au petit
couple venu rêver, demandez leur de faire leurs commentaires. Peu
auront eu souci de la justesse, de la qualité du timbre, de la
beauté des vocalises. Ils auront simplement aimé – ou non – le bruit
qui sortait du chanteur. Un peu comme moi je me promène devant les
œuvres du Tintoret, ignorant tout de technique et même d’histoire,
mais ressentant le frisson parce que ce que je vois me plaît.
Or ce théâtre qui est aujourd’hui la figure centrale d’une
représentation d’opéra, notre Big Lulu n’en avait cure. On dit qu’au
sommet de sa gloire, quand un metteur en scène lui demandait de
traverser la scène, une voiturette de golf l’attendait en coulisses
pour le porter, discrètement du point A au point B. Je me souviens
aussi de cette émission, sur la Rai, qui diffusait des
extraits de Tosca avec notre ami dans le rôle de Cavaradossi.
Avouons-le, Big Lulu ne faisait pas un grand fusillé ; pour preuve :
quand frappé par les balles il s’apprêtait à laisser choir son gros
derrière sur la scène froide et dure, on le voyait regarder un peu
en arrière, plier les jambes et tendre un peu la main pour amortir
sa chute. Quiconque a vu sur CNN l’attitude d’un fusillé sait que sa
préoccupation principale n’est pas d’éviter l’ecchymose sur sa fesse
droite.
Pavarotti INC.
Luciano Pavarotti présentait le paradoxe étonnant d’être le plus
grand chanteur d’opéra vivant et de s’être totalement volatilisé des
scènes d’opéra. Qu’est ce qui a poussé ce prodigieux artiste à ne
plus regarder l’art qui l’a propulsé au sommet de sa gloire qu’avec
réserve ? Car si l’on peut reprocher à Pavarotti d’avoir quitté les
scènes de manière un peu lamentable, personne ne pourra lui
reprocher d’avoir raté une certaine vulgarisation du genre ni
d’avoir snobé la jeunesse, travers dans lequel un maître de son
envergure était pourtant tout destiné à tomber.
Quand en 1992 Luciano Pavarotti gravit les marches qui mènent à la
scène de La Scala, pour un Don Carlo que votre
serviteur chérit entre tous, il faut déjà un peu le pousser. La
superstar qu’il est devenue et qui se fera copieusement huer par le
public scaligère met-il déjà en balance ce que la pratique de
l’opéra dans sa forme théâtrale apporte encore à sa gloire (et à son
portefeuille) en comparaison des périls d’impopularité auquel
celle-ci l’expose ? Quand ce géant monte sur scène, ce n’est
évidemment pas pour son chèque, la seule chose qu’il ait à y gagner
c’est l’électricité d’un public survolté à l’idée de frôler la
légende qu’il symbolise. De quoi s’aperçoit-il ? Que la public, loin
de vénérer l’icône, en attend des prouesses, attend qu’il justifie
son statut, que la bête vaille le prix de la place. Un peu comme si,
rentrant dans la tente d’un forain, on tirait le postiche de la
femme à barbe, histoire de vérifier que le jeu en valait bien la
chandelle. Pourquoi, dès lors, Pavarotti, au sommet de sa gloire et
en possession de moyens encore supérieurs à tous ses concurrents de
l’époque, pourquoi aurait-il pris le risque d’aller se faire
siffler, qu’avait-il à y gagner ? Désormais on ne le verrait plus
qu’entre Bono, Céline Dion et Zucchero. Est-ce le mauvais goût de
Pavarotti qui l’éloigna des scènes lyriques ou la folie furieuse
d’un certain public ?
Et pourtant, alors que notre gros matou est encore tout dégoulinant
de la douche froide qu’il a prise à la Scala, on le voit signer
d’autres projets. Et contrairement à Placido Domingo, qui n’hésite
pas à faire transposer certaines des partitions qu’il chante d’un
demi ton ou d’un ton vers le bas (ce qui n’enlève rien à son génie),
Big Lulu, lui, s’attaque vaillamment aux rôles écrasants que sont
Cavaradossi et Radames. Que Luciano n’ait plus été le ténor qu’il
était, c’est un fait. Mais le timbre n’avait rien perdu en
s’élargissant et l’ambitus restait étonnant.
On a gaussé sur Pavarotti and friends. Et franchement, il n’y
a rien à faire : La Donna e mobile en duo avec Florent Pagny,
c’est vomitif et rien d’autre. Mais voyons la beauté de
l’opération : la cause humanitaire qui se cache derrière, les sommes
récoltées, l’investissement personnel. Avec son statut de super
star, Pavarotti aurait pu se contenter de voler de gala en gala et
d’encaisser des chèques de plusieurs centaines de milliers d’euros,
sans reverser le moindre centime à quiconque, sauf au fisc,
évidemment.
Attention, personne ici ne dit que Pavarotti n’était pas un homme
riche. Il devait être le chanteur d’opéra le plus riche du globe et
ce grâce à ses royautés sur la vente des disques, à ses concerts, à
ses DVD, ses masterclasses. Mais plutôt que de profiter
paresseusement de son don et de récolter les millions, il a eu
l’inventivité et la générosité d’y associer des causes humanitaires
et aussi de familiariser des millions de gens au bruit que fait une
voix d’opéra. Nombreux sont ceux à qui cela aura plu et combien
d’entre eux ont sauté d’un album de Pavarotti and Friends
vers un disque highlights de La Traviata, vers une représentation de
la Flûte enchantée pour finir abonné dans la maison d’opéra
locale ? Pavarotti n’a-t-il pas fait plus pour faciliter l’accès des
masses à l’art lyrique que n’importe quel projet éducatif mis en
place par des maisons d’opéra bienveillantes ?
The fat man won’t sing
Pavarotti se sentait chez lui au Metropolitan Opera. Il était
propriétaire d’un magnifique appartement New-Yorkais et le staff de
l’institution locale avait pour lui mille bontés. Ses rapports avec
James Levine et Joseph Volpe, alors directeur du Met, étaient
amicaux. Sur la scène New-Yorkaise il a accompli certains de ses
derniers exploits lyriques. On entend déjà les mauvaises langues
dire qu’il n’y avait plus guère qu’au Met qu’on pouvait se permettre
l’investissement Pavarotti. C’est sans doute vrai. Ce qui est vrai,
aussi, c’est qu’à New-York, il y avait une admiration et une
affection authentiques du public pour le mythique gosier, qu’en
foulant les planches de l’imposante maison de Lincoln Plazza, Big
Lulu risquait moins la ratonnade qu’ailleurs. Et qui aura le courage
de subir les mises en scènes redoutables qu’on accordait à ce public
archi-conservateur, verra quels triomphes mérités Big Lulu sut
s’attirer. L’acteur était gauche. Comment, en effet, composer avec
un tel physique sans avoir l’air un peu bête en jeune homme
amoureux. Mais au fond, notre ténor adoré s’en sortait plutôt pas
mal. Son Nemorino ne manquait pas de vérité, son Radames en
imposait, même si son Manrico n’était pas crédible pour deux sous.
Il faut lire, absolument,
le
compte rendu de la dernière apparition pavarotienne au Met.
Notre chroniqueur, Placido Carrerotti avait fait le déplacement. Ces
dernières années, Big Lulu avait habitué le public aux
rebondissements qui accompagnent généralement toute production
impliquant une méga-star en fin de course : annulations de dernière
minute, dates déplacées, représentations entamées puis annulées. On
rappellera par exemple que si Julia Varady a incarné l’une des plus
extraordinaires Abigaille du Nabucco de Verdi pour
l’intronisation de Hugues R. Gall à l’Opéra de Paris, en 1995, elle
annula plus de la moitié des représentations figurant à son contrat.
On ne peut pas avoir l’excellence et la stabilité, ce serait trop
beau.
Voilà donc notre Big Lulu, à la suite de rebondissements
rocambolesques une dernière fois face à son public, dans un vrai
rôle, sur une vraie scène d’opéra. Cela se passe plutôt pas trop
mal, vu son âge, vu sa corpulence, vu sa santé déclinante. On n’est
là, au fond, que pour saluer une dernière fois l’idole et
contrairement à La Scala, on ne rate pas l’occasion. Ce que soulève
Placido Carrerotti c’est que Big Lulu, qui s’est toujours reposé
avec un brin de paresse sur ses moyens vocaux hallucinants, assurant
scéniquement et émotionnellement le minimum syndical, livra ce soir
là une prestation où, enfin, il donnera toute sa tripe. Ce qui, à
mes yeux, vaut tout l’or du monde et remplace tous les discours
ronflants que je pourrais tenir, c’est
cette photo qui, à la lumière du décès de notre Big Lulu,
aujourd’hui coincé dans son grand cercueil blanc, montre
l’illustrissime, une larme à l’œil, la main sur le cœur et le regard
qui, indéniablement, dit « bon sang, ça va me manquer tout ça ». Toi
aussi, Big Lulu, tu vas nous manquer.
Le plus grand ténor du monde
Un tel titre, ça se mérite. Et plus que quiconque, Luciano Pavarotti
le méritait. Car, après avoir fait longuement le tour de « Pavarotti
la polémique », quelques mots ne seront pas de trop pour décrire
« Pavarotti le phénomène ». Au fond, pour s’en convaincre il suffit
d’ouvrir les oreilles. On dit qu’un timbre est une appréciation
subjective. Et c’est un fait. Dès lors comment pourrait-on
s’entendre pour dire que tel ou tel chanteur a, objectivement, un
timbre exceptionnel ? C’est pourtant ce qui revient, inlassablement,
quand on évoque la vie de Pavarotti. Ce timbre de lumière, la voix
du soleil, la voix des dieux – que n’a-t-on pas lu dans la presse ?
Et si Pavarotti était, justement, ce consensus ? Ce chanteur unique
dont le timbre réunissait les goûts disparates des amateurs de
belles glottes ?
J’ai le frisson quand je l’entends chanter. Juste chanter. D’autres
ténors me font un effet comparable, mais cela leur demande plus
d’efforts. Big Lulu, lui, séduisait par la simple existence de sa
voix. C’est un peu comme un Tadzio fait de sons, dont la simple
observation provoque l’orgasme, même s’il ne bombe pas les muscles,
même s’il ne se coiffe pas. Mais il n’y a pas que ça. Je suis l’un
des seuls, mais je loue haut et fort la longévité de l’artiste.
Ainsi ce DVD d’Ernani de Verdi au Met avec Levine à la
baguette. Corelli, Bergonzi, Del Monaco, qui étaient tout sauf des
jean-foutre, s’étaient passés de chanter l’air et la cabalette du
II. Luciano, lui, la chante et il est déjà cinquantenaire. C’est
magnifique, électrisant, hallucinant, inhumain. Son Trovatore,
live, en 1976 à San Francisco aux côtés de sa Stupenda de camarade
de scène pose les bases d’une interprétation de référence de Manrico :
un Ah si ben mio anthologique suivi d’un Pira d’une
énergie stupéfiante, chanté dans la tonalité originale (alors que
tous transposent, même Corelli) et dont l’extrême fin du contre-ut
déraillant légèrement ne pose pas le moindre millimètre d’ombre sur
cette merveille. Sa discographie, heureusement, est pléthorique et
louons, une fois de plus, l’admirable maison Decca qui aura su
mettre en valeur tant de chanteurs immortels. Les disques
d’anthologie reprenant le nom de Luciano Pavarotti sont innombrables
et même jusque dans ses échecs, Luciano a su convaincre : ainsi son
Otello a ce petit côté sublime qui désarme d’emblée tout
commentaire négatif. L’air de Leicester dans Maria Stuarda,
plein d’élan, ponctué d’un aigu radieux, puis son duo avec
Elisabetta, puis son duo avec notre amie Stupenda… rien que cela
suffirait à le rendre éternel. Et plus tard, en 1980, ne grave-t-il
pas le plus bel Elvino de la discographie ? Qui lui opposera-t-on ?
Francesco Meli (à sortir chez Virgin) ou Juan Diego Florez (à sortir
chez Decca) ? Qui, comme lui, parvient à imposer de cette manière sa
voix large, généreuse, fruitée et en même temps passionnée dans le
finale du 1 ? Quel ténor possédant un organe aussi large, aussi peu
habitué aux fastes de l’écriture belcantiste s’en tirera aussi bien
de l’air d’Elvino et de l’ensemble qui le précède ? Personne. Je
pourrais passer mes nuits et mes jours, tel Pimène, à inventorier
toutes les merveilles que nous lui devons. Mais belle est la
découverte…
Et j’entends depuis ce funeste 6 septembre la pluie de reproches
tomber sur les épaules mortes du colosse, à en avoir mal au ventre.
Quelle horreur que d’attendre l’absolu d’un simple mortel. Oui,
Luciano Pavarotti était imparfait. Peut-être eut-il mauvais goût.
Peut-être l’associa-t-on à des entreprises artistiques peu
reluisantes. Mais son apport à l’art lyrique, franchement,
n’efface-t-il pas tous ces points négatifs ? Cela ne fait pas le
moindre doute ; pas le moindre. Et ceux qui huèrent le colosse à La
Scala et ailleurs, regrettent-ils aujourd’hui d’avoir sali leur
moment d’éternité ? Regrettent-ils d’avoir attendu d’un homme qu’il
soit plus parfait qu’eux ? Regrettent-ils d’avoir fait pleurer le
géant au cœur d’or ? Ces lazzi qui pouvaient paraître anecdotiques à
l’époque, aujourd’hui me donnent froid dans le dos. Big Lulu n’est
plus ; emporté par le plus cruel des cancers. Le géant a fléchi et
ses dents blanches, ses cheveux noirs, sa générosité, son souvenir
et sa voix appartiennent désormais à l’éternité. So long, Big Lulu…
Camille De Rijck |