La Reine est morte
Hommage à Beverly Sills
(1929-2007)
Beverly Sills
L’enfant prodige et
précoce qui fit ses débuts radiophoniques en 1933
(à quatre ans !) dans un show pour enfants du samedi matin,
qui lançait ses coloratures dans un spectacle des familles en
1936, ou qui jouait un rossignol des montagnes dans une série
intitulée « Our Gal Sunday », cette
enfant-là aurait pu rester une loyale troupière
parcourant les routes pénibles de l’Amérique des
années 50 et 60.
C’est ce qu’elle était partie pour devenir. A seize ans, Sills
devient membre d’une de ces compagnies que les Etats-Unis aiment à produire – la
J.J. Shubert Operetta company. De ville modeste en bourg minable, elle
promena des rôles secondaires dans des opérettes de Gilbert et Sullivan ou de
Strauss, pour se retrouver ensuite promue à des rôles plus importants, comme
cette improbable Traviata qu’elle interpréta à vingt-cinq ans.
Beverly Sills, enfant prodige - ici à 7 ans
L’enfant prodige était
rentrée dans le rang. Les émotions d’une
célébrité prématurée avaient
cédé le pas aux réalités routinières
et à la musique au kilomètre. L’horizon, pour cette
native de Brooklyn, était alors une autre troupe, avec un
standing un peu plus flatteur : celle du New York City Opera.
Trois années de suite, elle auditionna en vain.
Aucun agent non plus ne se présentait pour prendre en charge
sérieusement sa carrière.
Elle chantait le soir dans les clubs. Signa avec la Charles
Wagner Opera Company, qui lui fit chanter 63 Micaëla de suite.
C’est en 1955 qu’enfin elle fut recrutée par le NYCO. Elle
n’avait que vingt-six ans, mais déjà dix ans de troupe. Et elle en reprenait
pour quelques années : le NYCO était largement itinérant.
Sa première tournée la porta à Cleveland. Elle y fit la
rencontre de Peter B. Greenough, patron du journal Cleveland Plain Dealer, et
issu d’une famille fortunée. Lorsque pour la première fois ils dînèrent en tête
à tête dans le manoir de vingt-cinq chambres de Peter, il oublia d’ouvrir la
cheminée et le feu qu’il y fit manqua de les asphyxier tous les deux. C’est à
cette étourderie attendrissante qu’elle reconnut en lui son futur mari. Il était
en cours de divorce, avait trois filles, dont une handicapée mentale.
Quelques semaines plus tard, ils se marièrent dans le studio du
professeur de chant de Beverly, Estelle Liebling.
La vie allait-elle vraiment commencer ?
D’abord, il fallait devenir une mère pour ces enfants, une femme
d’intérieur pour cette immense demeure, une épouse pour un homme que la
bourgeoisie locale haïssait précisément parce qu’il se battait pour la garde de
ses enfants, une notabilité dans une ville qu’elle détestait – enfin une
chanteuse pour cette troupe si longtemps convoitée : chaque matin elle prenait
son train pour New York.
**
Années de galère, encore et encore. La petite handicapée fut
placée dans une institution. Peu après, Beverly donnait naissance à son premier
enfant, une fille, Meredith (née en 1959). Un an après, on découvrait qu’elle
était affectée d’une surdité complète. Au même moment naissait le fils du couple
Greenough, Peter Jr. Très vite, on constata son retard mental – en fait un
autisme très grave.
En six semaines, Beverly avait appris le diagnostic pour ses
deux enfants. A quoi bon le don quand la vie s’ingénie à semer les embûches ? A
quoi bon le talent quand il est simplement impossible d’en faire un usage serein
et fécond ?
Beverly Sills évoque le handicap de ses enfants et sa pause carrière
Sills décida de tout arrêter. Elle avait trente-deux ans.
On pardonnera cette touche mélodramatique. Mais il est bien
évident que le dépassement de ces épreuves professionnelles et intimes ne fut
pas pour rien dans l’art de Beverly Sills.
Oui, dans son art. Non pas dans sa carrière : dans son art.
Car enfin, il faut bien admettre qu’une voix comme la sienne,
originellement légère, avec le trille facile et le suraigu, est parmi les voix
les plus spectaculaires mais aussi les moins intéressantes. Plus une voix est
instrumentale, moins elle a de chance de toucher, autrement que par un pur effet
électrique. L’épaisseur, l’incarnation, sont refusées à ces voix-là. Du reste,
ce sont aussi les voix qui se fanent le plus vite.
Sills revint au NYCO sur les instances de Julius Rudel,
directeur de la maison depuis 1957 (elle avait aidé à sa nomination), convaincu
que Sills ne trouverait son salut que dans le chant. Pour rire, il lui proposa
le rôle-titre dans Boris Godounov, avant de la rappeler aux obligations de son
contrat.
Elle revint. Elle n’était plus la même. Le chant n’était plus
une carrière, ni un métier. Son mari avait de quoi la faire vivre. Le chant
était un salut, et une issue. Le travail vocal et musical ne devait plus, ne
pouvait plus être la quête un peu absurde de la reconnaissance et de la
célébrité. Il devait absorber la douleur et l’épreuve. Il devait panser et
guérir.
Elle se lia d’amitié avec le chef Sarah Caldwell, qui la mena
sur le terrain du baroque (déjà). Elle chanta les trois rôles-féminins des
Contes d’Hoffmann. Le temps passait. Elle trouvait dans l’opéra un exutoire.
Mais en somme, elle restait une chanteuse de second rang, partagée entre sa
famille, son foyer et sa loge. Les critiques n’étaient pas toujours tendres avec
ses interprétations.
L’astre, doucement, s’éteignait.
En 1966, Rudel décida de monter le Giulio Cesare de
Haendel au Lincoln Center. Sills n’était pas prévue dans la distribution. Le
cast était fait pour mettre en valeur Norman Treigle, baryton-basse du cru.
Cléopâtre revenait à la fidèle troupière Phyllis Curtin.
Je me demande quel éclair alors traversa l’esprit – l’âme – de
Beverly Sills. Elle somma Rudel de lui donner Cléopâtre. Elle le menaça de
démissionner. Elle lui certifia que son mari était prêt à louer Carnegie Hall et
à le remplir avec au programme tous les airs de Cléopâtre si Rudel ne lui
donnait pas sa chance dans ce rôle.
Il céda.
Pourtant, ce Haendel était un revival, pas forcément très
public. Ce n’était ni une Traviata ni une Manon. En outre, le même
soir, on donnait non loin de là la première du Antony & Cleopatra de
Barber au Met – c’est là que se rendraient les critiques. Enfin, Cléopâtre a des
airs superbes, mais Jules César domine de son tourment l’action et la musique.
Quel enjeu mit-elle dans ce spectacle ? Comment perçut-elle ce qui allait se
jouer là ?
Et voici : en un soir, ce soir de 1966, Beverly Sills devint
Beverly Sills.
La critique sortit du concert étourdie, éblouie. Le public lui
avait fait un triomphe. Tout commençait.
Ou recommençait ?
Da tempeste, air de Cleopatra dans Giulio Cesare
**
Beverly eut alors un peu moins de quinze années pour bâtir et
imposer un art au rayonnement inégalé.
Ceux qui l’ont vue sur le
théâtre, et les témoignages qui ont
été captés, révèlent d’abord
une présence. Est-ce de Mary Garden qu’elle tient le
secret de cette présence ? Sills n’eut jamais
qu’un professeur de chant, Estelle Liebling – trente-quatre
ans de travail commun, commencés quand Beverly avait neuf
ans !- , mais elle se permit des escapades. Mary Garden ne lui fit
pas travailler la technique vocale, mais le geste
théâtral. Elle lui disait : « lorsque tu
entres sur scène, tu ne dois pas capter l’attention du
public, mais lui faire sentir que tu es là et d’où
tu viens, et lorsque tu sors de scène, le public doit comprendre
où tu vas ». Lors des leçons avec Garden,
Beverly devait se tenir debout sur une chaise. Pourquoi ?
« Parce que, disait Mary Garden, le public a toujours
levé les yeux vers moi ! ».
Cette présence cependant n’était pas une présence altière ni
distante. Elle était le rayonnement même, la grâce fluide d’une humanité
accomplie. Sills n’aimait pas le disque, parce qu’elle avait besoin du jeu
théâtral, de la présence du public. Tour à tour hilarante dans le Barbier
ou dans les shows où elle pouvait de temps en temps se produire – on songe à ce
remix incomparable des moments de bravoure de la colorature – et saisissante
dans ces personnages dramatiques auxquels elle apporta un poids nouveau.
Apparaissant sur scène en répétition pour le Roberto Devereux
de Donizetti, elle stupéfia tout le monde : elle s’était fait un visage de femme
mûre, pour ne pas dire vieillie. Respectant la réalité historique, elle conféra
à la reine Elizabeth Ire son âge véritable, et épousa les tourments amoureux qui
pouvaient être ceux non d’une jeune première, mais d’une femme faite en proie à
des désirs illicites. Sa Lucia – même dans le reflet aveugle du disque – est
d’abord une chair qui prend feu, et une folie qui ébranle, avant d’être
performance vocale.
Elisabetta dans Roberto Devereux
La performance vocale même n’était pas simple performance. Elle
était le déversement, l’exutoire, l’affranchissement brusque d’une puissance
rentrée, d’une énergie soudainement libérée : entendre Beverly Sills, ce n’est
pas entendre le tourbillon des contre-mi, c’est se laisser étourdir par une
éruption, par le surgissement incroyable d’une source cachée. Dans cette voix de
colorature vibre la pure joie du chant. Quiconque a entendu ne serait-ce que sa
Konstanze de l’Enlèvement au Sérail – un rôle pas vraiment au cœur de son
répertoire – comprend qu’il ne s’agit pas de pyrotechnie, mais de ferveur, de
raptus, de palpitation pure.
Toutefois, ses plus beaux moments ne sont pas les moments de
virtuosité, mais les moments plus flottants, où la lumière d’un être se dispense
dans l’harmonie et l’épanchement. Ainsi l’air des Huguenots, « Ô beau
pays de la Touraine » ; ou bien son incarnation de Manon, qui porte la jeunesse,
le regret, la tendresse et la mort ; ou encore ses suspensions magiques dans les
Capuleti de Bellini et sa déploration dans Devereux.
Naturellement, à peine dit cela, on s’empressera de préciser que
quiconque n’a pas entendu Beverly Sills dans ses moments de haute voltige
persistera à prendre pour une Formule 1 les Peugeot 307 qu’on nous sert
aujourd’hui sur les scènes internationales.
**
Lorsque la carrière tarde à ouvrir ses portes lui succède bien
naturellement une invraisemblable fringale. Dès 1969, Sills fait ses débuts à La
Scala dans un Siège de Corinthe fracassant, qui met le monde aux pieds de
Pamira et lui vaut la couverture de Newsweek. Elle fait ses débuts au
Covent Garden (Lucia, 1973), donne des concerts à Paris, à Buenos Aires,
se produit à Mexico dans Lucia avec Pavarotti.
En 1975, c’est avec le même Siège de Corinthe qu’elle
fait ses débuts au Metropolitan Opera (si l’on exclut un « Met in the Parks »
avec une Donna Anna de Don Giovanni en 1967). Succès absolu. Près de
vingt minutes de rideau final. Elle reparaîtra dans les rôles de répertoire les
plus fameux (Lucia, Thaïs, Violetta). Elle devient une habituée des shows
télévisés, et ses rares apparitions en Europe sont bizarrement compensées – en
termes de notoriété – par ses dialogues avec Kermit la Grenouille dans le
Muppet Show.
Dans le même temps, elle livre au disque ses plus précieux
témoignages – Roberto Devereux en 1969, Lucia en 1970, Manon
en 1970, La Traviata en 1971, Les Contes d’Hoffmann en 1972,
Anna Bolena en 1972, etc. En tout, elle enregistrera dix-huit intégrales
sans compter les captations live ni surtout de stupéfiants récitals (Mozart
et Strauss, Donizetti et Bellini, French opera…).
Ce sont très peu
d’années en somme : une bonne décennie. Car la
voix de Sills commence à décliner dès le milieu
des années 70. La célébrité est là,
la perfection musicale, l’expression dans toute sa
plénitude, et voici : l’instrument se dérobe.
Pire encore : un cancer se déclare en 1974, qui sera
guéri par une intervention chirurgicale.
Le destin n’est pas tendre avec ses Elus.
Sills, pudiquement, annonça un jour de 1978 qu’elle se
retirerait en 1980, à l’âge précoce de cinquante et un ans. C’était ainsi. Elle
ajouta une autre fois que les rôles de reines donizettiennes – les fameuses
trois Tudor – lui avaient bien ôté cinq ans de carrière.
Mais en prenant le risque de chanter ces rôles affreusement
exigeants, Sills devait pressentir qu’elle n’accédait pas au simple plaisir
d’une interprétation de rôles plus dramatiques.
Elle entrait dans une dimension particulière de son tempérament,
de son histoire personnelle. Ces reines sont des reines blessées. Des reines qui
ont tout, et qui n’ont rien. Des reines que menace la déchéance et la trahison.
Qui n’y reconnaîtrait la vivante image de Beverly Sills ? L’enfant prodige
applaudi par les foules du samedi devenu modeste troupière puis accablée
d’épreuves par la vie, et faisant l’apprentissage inattendu, long, interminable
de la souffrance, mais luttant pour mériter encore et toujours sa couronne, pour
se montrer à la hauteur de ce que Dieu lui a donné – son talent, son génie, son
rang.
Dans les reines de Donizetti, Sills a trouvé des rôles à sa
mesure de femme. Mieux : des rôles à sa mesure dans l’histoire de l’opéra. Elle
y a gagné non seulement une réputation, mais une place dans l’interprétation
lyrique. D’elle, c’est avant tout cela qui nous est cher, et proche. C’est dans
cette violence et cette tendresse, dans cette consomption enfin, que nous tenons
- que nous recueillons – que nous recevons le plus pur rayon de cette artiste.
Là est sa gloire, car là fut son centre.
**
Beverly Sills fit ses adieux à la scène le 27 octobre 1980 par
un gala d’adieu au NYCO, qui toujours était resté son port d’attache, le lieu de
ses fidélités absolues, jusque dans ses explorations de répertoire les plus
avancées.
Les adieux de Beverly Sills
Elle prit alors la tête de ce qui était sa maison. Elle
en poursuivit la politique artistique en la diversifiant et se montra d’une
efficacité parfaite dans le redressement de ses finances, grevées de dettes,
tout en rendant les spectacles plus accessibles aux moins fortunés.
Elle devint en particulier une figure de ce que les Américains
appellent fund raising – levée de fonds, récolte de bon argent pour les
bonnes causes. Elle en fit profiter le NYCO, mais aussi des œuvres de charité,
auxquelles sa réputation, son rayonnement, son énergie, sa patience, son sourire
et son humour apportèrent beaucoup. Autant de qualités qu’elle continua de
manifester dans divers talk shows fort populaires.
En 1994, le Lincoln Center fit d’elle sa présidente. Elle exerça
son mandat huit ans avant de prendre le large : son mari était malade. Mais en
2002, elle cède aux sirènes du Met, qui lui offre la présidence de son conseil
d’administration. On n’imagine pas Beverly Sills en executive woman à la
dent dure. Mais cette reine donizettienne était capable d’exercer le pouvoir.
**
Née le 25 mai 1929 de parents juifs immigrés (son père, de
Bucarest, sa mère, d’Odessa) dans le quartier populaire de Brooklyn, Belle
Silvermann s’est éteinte d’un cancer du poumon ce 2 juillet 2007.
Le monde pleure une figure familière, irradiant de bonté ; une
femme qui avait surmonté les pires épreuves pour enfin donner au monde ce
qu’elle pensait pouvoir lui offrir.
Et nous, simples amateurs d’opéra, nous pleurons celle qui avait
mis dans sa voix tout le bonheur que l’existence lui avait refusé, et toutes les
peines qu’elle lui avait imposées – faisant de son chant le reflet le plus pur
et le plus haut de la beauté, de l’humanité et de la dignité.