Certaines
comètes sont d'une telle intensité que longtemps après
leur trop courte apparition, elles continuent à briller dans le
ciel.
Elena Souliotis nous a
quitté le 5 décembre, elle était de ces comètes-là.
Née à Athènes
le 28 mai 1943, elle émigre avec sa famille en Argentine alors qu'elle
n'a encore que 5 ans. Ils y mènent une vie plutôt confortable
et la jeune Elena bénéficie d'une bonne éducation,
qui lui permet d'apprendre la musique. Ses capacités vocales sont
ainsi vite détectées et elle commence à l'âge
de 16 ans des études de chant à Buenos Aires. Elle travaille
avec l'ancien chanteur Alfredo Bonta et le chef de chant Jascha Galperin,
deux des professeurs les plus réputés d'un pays qui, avec
le théâtre Colon, comptait beaucoup dans le monde lyrique
de l'époque. Toutefois, ses parents, conscients de son immense potentiel,
décident en 1962 de lui faire poursuivre sa formation en Italie
et plus précisément à Milan, auprès d'un des
enseignants les plus réputés : Mercedes Llopart, le professeur
d'Alfredo Kraus et de Renata Scotto.
Là, Elena Souliotis
développe une immense voix de soprano au timbre très riche,
montant sans problème jusqu'au contre-ré, doté d'un
registre de poitrine digne d'un mezzo-soprano dramatique et pour autant
capable de sons flottants et de colorations fragiles.
Au bout de seulement deux
ans en Italie, elle décroche en 1964 le rôle de Santuzza de
Cavalleria rusticana au théâtre San Carlo de Naples,
théâtre qui vit encore ses heures de gloire et où tous
les grands chanteurs du répertoire se produisent. Même si
à l'époque on confiait plus volontiers qu'aujourd'hui de
grands rôles à des chanteuses très jeunes (Antonietta
Stella, par exemple, a fait ses débuts dans Leonora du Trouvère
à l'âge de 20 ans), Elena Souliotis est à 19 ans une
artiste fort jeune, plutôt jolie, qui n'a pas peur de la scène
et fait preuve d'un engagement dramatique affirmé. Du jour au lendemain,
elle fait figure de révélation, voire de phénomène.
Avec ce premier succès,
les propositions affluent, dont celle de la maison de disque Decca qui
tient là la soprano dramatique italienne qui manque à son
écurie depuis le retrait précoce d'Anita Cerquetti quelques
années plus tôt. Maria Callas, figure de proue du concurrent
Colombia, futur EMI, termine alors sa carrière en n'ayant pas gravé
un nombre conséquent de rôles dramatiques que peu d'artistes
sont capables de relever. Decca voit donc en Elena Souliotis l'occasion
rêvée d'enregistrer quelques-unes de ces oeuvres qui manquent
à son catalogue et dont certaines sont encore inédites. On
propose ainsi à cette toute jeune chanteuse un des rôles les
plus périlleux du répertoire : celui d'Abigaïl dans
le premier enregistrement commercial de Nabucco, avec la perspective
de neuf autres enregistrements (1).
Parallèlement à
cette carrière discographique fulgurante, la carrière scénique
d'Elena Souliotis démarre pendant la saison 1965-1966 avec des débuts
américains dans le rôle d'Elena de Mefistofele. Ce
n'est pas, loin de là, le rôle le plus important de l'opéra,
mais cette première américaine se passe dans l'un des plus
prestigieux opéras du pays, celui de Chicago, les partenaires ne
sont rien moins que Renata Tebaldi, Alfredo Kraus et Nicolaï Ghiaurov
et le spectacle est retransmis à la radio.
Le suite de cette saison
est marquée par le rôle de Luisa Miller, à Trieste
d'abord, en octobre, puis surtout à Florence dans le cadre de l'ouverture
du prestigieux Mai musical florentin. Cette série de représentations
rencontre là encore un large écho. C'est aussi le cas de
ses prises de rôles dans La forza del destino à Naples,
Un ballo in maschera à Madrid et surtout La Gioconda
dans la ville de son enfance, Buenos Aires, entourée d'artistes
de grande réputation comme Richard Tucker ou Corneil McNeil.
En septembre 1966, poursuivant
ses enregistrements à un rythme soutenu, mais courant à l'époque,
Decca fait graver à Elena Souliotis son premier récital sous
la baguette d'Oliviero de Fabrittiis, un chef avec qui elle a beaucoup
travaillé. La première face de ce disque comprend la grande
scène d'Anna Bolena, la seule partie de l'opéra encore
célèbre à l'époque après les recréations
de Maria Callas et Leyla Gencer en 1957 et 1958. Le reste du récital
se compose d'extraits de Luisa Miller et d'Un ballo in maschera,
qui sont déjà à son répertoire, mais aussi
du premier air de Lady Macbeth qu'elle n'a pas encore abordé sur
scène (2).
(Donizetti, Verdi
réédition Decca 475
623-5)
Pour faire bonne mesure,
ce même été 1966, Elena Souliotis enregistre, toujours
à Rome, sa deuxième intégrale studio. Il s'agit de
l'opéra de ses débuts, Cavalleria rusticana, sous
la baguette de Silvio Varviso et avec les deux montres sacrés que
sont Mario Del Monaco et Tito Gobbi (3). Comme souvent
à l'époque, en appendice de l'enregistrement, sur la face
quatre, Elena Souliotis grave des airs d'opéras qu'elle a chantés
cette saison-là (4).
Ce très rapide succès
va en s'amplifiant la saison suivante où, après avoir notamment
chanté Aida à Mexico, Elena Souliotis fait ses débuts
triomphaux au Carnegie Hall de New York dans Anna Bolena avec Marilyn
Horne, Placido Domingo et la jeune Janet Baker. Très peu de temps
après, honneur insigne, elle ouvre la saison de la Scala dans Nabucco
avec Giangiacomo Guelfi, Nicolaï Ghiaurov et Gianandrea Gavazzeni
au pupitre. A 23 ans, deux ans après ses débuts sur scène
!
Après cet enchaînement
de succès, l'année suivante est marquée par une prise
de rôle essentielle : celle de Norma. Après Anna
Bolena, Allen Oxenbourg, le découvreur de Montserrat Caballé,
propose en effet à Elena Souliotis de chanter ce sommet du répertoire,
à nouveau au Carnegie Hall, pour l'ouverture de la saison 1967-1968.
Ce concert se déroule
dans une ambiance électrique. Elena Souliotis a en face d'elle une
Adalgisa étonnante en la personne de Nancy Tatum, soprano lyrico-dramatique
américaine qui s'est notamment illustrée dans Leonora de
La forza del destino et a fait quelques années plus tard
ses débuts au Met dans le rôle du Turandot. En écoutant
un témoignage audio de cette soirée, on a l'impression qu'une
espèce d'émeute éclate à la fin du duo Mira
o Norma. Selon des témoins, une partie de la salle hurlait bravo
tandis que d'autres spectateurs huaient fortement. La légende veut
que parmi les célébrités présentes ce soir
là, Régine Crespin ait menacé du poing les imprécateurs
et que Maria Callas se soit avancée de sa loge pour réclamer
le silence. Elena Souliotis, quant à elle, aurait menacé
de partir juste après l'incident. Toujours est-il que le concert
s'est poursuivi et que ce qu'on entend à la fin de la représentation
s'apparente nettement plus à un triomphe qu'à une bronca.
En outre, Elena Souliotis est retournée à Carnegie Hall l'année
suivante pour Nabucco.
Dans la foulée de
cette prise de rôle, Decca a souhaité faire un enregistrement
avec, notamment, Fiorenza Cossotto et Mario Del Monaco. La première,
encore jeune mais déjà célèbre, avait été
quelques années auparavant la dernière Adalgisa de Maria
Callas et a gravé son rôle une seconde fois, avec moins de
bonheur, aux côtés de Montserrat Caballé. Le second,
partenaire de Callas lors de la fameuse Norma d'ouverture
de la saison scaligère de 1955, n'avait pu enregistrer son Pollione
à cause de l'abandon, une dizaine d'années auparavant, de
l'intégrale prévue avec Anita Cerquetti.
Las, Decca qui avait déjà
la Norma intégrale de Joan Sutherland et Marilyn Horne à
son catalogue, fait le choix critiquable de sortir un enregistrement abrégé.
Cette Norma est donc commercialisée en deux disques seulement,
certes très longs pour l'époque, mais qui nécessitent
des coupes sévères. Malgré tout, le chef Silvio Varviso
s'acquitte de sa tâche ingrate le moins mal possible et, faisant
d'un mal un bien, insuffle un rare sentiment d'urgence à cette Norma
très dramatique (5).
Le rôle accompagne
ensuite Elena Souliotis pendant quelque temps encore, à Plaisance
puis dans sa ville natale, à Athènes, avant qu'elle ne retourne
à la Scala au début de 1968 pour la recréation d'un
ouvrage rare : Loreley d'Alfredo Catalani. Cette même année,
elle entame aussi sa collaboration avec Covent Garden où elle chantera,
avec succès, chaque saison jusqu'en 1973-1974, quelques-uns de ses
plus grands rôles : Nabucco, La Gioconda, Cavalleria rusticana
ou Macbeth.
En 1969, elle connaît
une nouvelle consécration. Après une prise de rôle
en Desdemona à Naples avec, en alternance, Mario Del Monaco et Charles
Craig, elle termine le premier enregistrement intégral d'Anna
Bolena entamé l'été précédent (6).
Dans le cadre d'un début de saison américain où, en
moins de trois mois, elle chante à Rio, Mexico, Philadelphie et
Dallas, dans Aida aux côtés de Shirley Verrett, et
fait ses débuts au Met dans le rôle de Lady Macbeth.
Dans la saison qui suit,
elle reprend ses rôles de prédilection dans des théâtres
où elle s'est déjà produite, dont une Norma
à Naples avec ses partenaires de l'enregistrement. Au début
de l'année 1971, à Catane en Sicile, elle signe cependant
deux prises de rôle : La straniera de Vincenzo Bellini et
Francesca di Rimini de Riccardo Zandonai, avant de chanter Manon
Lescaut à Naples avec Placido Domingo puis Tosca à
Madrid. En tout, elle enchaîne alors cinq productions en six mois
avant d'enregistrer Macbeth, en août, à Vienne (7),
puis de s'envoler pour le Japon le mois suivant pour y incarner Norma,
Fiorenza Cossotto, lui donnant toujours la réplique.
Cette succession effrénée
de rôles très lourds et très difficiles pèse
sur la voix de cette jeune chanteuse qui, du fait même de moyens
naturels hors du commun, a eu une formation musicale très courte.
En outre, l'artiste ne s'économise sur aucun plan et donne tout
sur scène comme dans les studios, sans aucune prudence. Cela se
ressent dans son chant. La voix est toujours aussi grande, le timbre aussi
riche, les aigus et les graves aussi impressionnants mais, entre les extrêmes,
elle manifeste des problèmes de soudure de registre, de rythme voire,
parfois, de justesse.
Ces problèmes, dont
certains signes avant-coureurs étaient perceptibles dès le
début de sa carrière, ne sont pas permanents et ne l'empêchent
pas de continuer d'honorer ses engagements. Mais ils augurent mal de la
suite de sa carrière. En 1972, elle fait ainsi ses débuts
au Staatsoper Vienne et à Paris dans une version concert de Nabucco
au théâtre des Champs-Élysées. Le public est
alors presque aussi partagé que face à Maria Callas huit
ans auparavant au Palais Garnier.
Elle continue cependant à
explorer quelques nouveaux rôles, comme Suzanna dans la Khovanchina,
avec Cossotto, Ghiaurov et Siepi à la RAI ou La fanciula del
West à Rome en mai 1974. Mais, à la même époque,
elle décide de se retirer de la scène.
Elena Souliotis s'est en
effet mariée peu de temps avant et, à 31 ans, elle se retrouve
enceinte. Si les problèmes vocaux qu'elle rencontre semblent n'avoir
joué qu'un rôle secondaire dans cette retraite prématurée,
comme en témoigne notamment Placido Domingo dans son autobiographie,
il n'en n'est pas moins vrai que son contrat avec Decca prévoyait
quatre autres enregistrements qui ne sont pas réalisés.
Quelques années après,
elle tente, en outre, un timide retour sur les planches. Elle participe,
en 1979, à une production de L'Amour des trois oranges de
Prokofiev qui tourne à Chicago, sous la direction de Georges Prêtre
puis à Florence sous celle de Bruno Bartoletti. Elle y chante à
chaque fois le rôle de la fée Morgane. Dans cette dernière
ville, elle participe à une véritable production de vétérans
puisqu'elle partage l'affiche avec Fedora Barbieri et Rolando Panerai.
Vers la fin des années
80, elle renoue une nouvelle fois avec la scène, mais seulement
par intermittence. Elle interprète ainsi à Florence, où
elle vivait, des rôles de caractère comme dans Le joueur
de Prokofiev ou Suor Angelica dans laquelle elle campe la Zia
principessa. Elle a d'ailleurs repris le chemin des studio en 1991 pour
enregistrer ce même rôle face à Mirella Freni (8).
Sa dernière apparition sur scène a enfin lieu en février
2000 à Stuttgart où elle incarnait la comtesse dans La
dame de pique aux côtés de la Lisa d'Angela Denoke.
Elena Souliotis, La comtesse de
La Dame de Pique
Stuttgart, 2000
Dans cette dernière
partie de sa carrière, on pouvait encore entendre chez Elena Souliotis
la richesse de son timbre et la puissance de son registre grave, mais plus
cet élan irrésistible, dans l'imprécation comme dans
la fragilité, que d'aucun ont pu qualifier de suicidaire mais qui
rendait tour à tour excitante ou émouvante chacune de ses
interprétations.
Pratiquement inconnue du
grand public, malgré la récente réédition de
la plupart de ses enregistrements, très décriée par
une part importante de la critique française qui ne l'a pour ainsi
dire jamais entendue en vrai, Elena Souliotis, avec seulement une dizaine
d'années de carrière dans ses grands rôles, suscite
encore aujourd'hui un grand engouement chez beaucoup d'amateurs d'opéra.
Un nombre conséquent de ses apparitions ont en effet été
captées plus ou moins officiellement et circulent chez des éditeurs
parallèles ou dans les réseaux d'échanges.
Grâce à cela,
la queue de la comète continuera à éclairer longtemps
encore le ciel des amoureux de cette artiste exceptionnelle.
Xavier LUQUET
Notes
et références discographiques
1) 2 CD Decca 4174072
(2) Récital réédité
récemment ; 1 CD Decca 4756235 ; précédemment dans
une compilation de la collection Grandi Voci ; 1 CD Decca 4404052
(3) Edité avec I
pagliacci ; Lamberto Gardelli ; 2 CD Decca 4521792
(4) Réédité
dans une compilation de la collection Grandi Voci ; 1 CD Decca 4404052
(épuisé)
(5) 2 LP Decca ; réédités
en extraits dans la collection Bouquet ; 1 CD Decca 4526832 (épuisé)
(6) 3 CD Decca 455069
(7) 2 CD Decca 4400482
(8) 3 CD Decca 36261 |