Depuis le 1er
janvier 2006, L’Opéra de Nancy et de Lorraine a
reçu le prestigieux label d’Opéra national. Son
directeur général depuis 2001, Laurent Spielmann, est un
récidiviste, puisque c’est sous son règne que
l’Opéra du Rhin obtint ce titre envié,
réservé aujourd’hui à . cinq maisons en
France (Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Montpellier, Nancy). Un label qui
sanctionne un rayonnement régional évident, une politique
artistique volontaire, mais qui est aussi la marque d’une
volonté politique ferme de la ville de Nancy, dans le contexte
d’un utopique rapprochement des villes de Metz et de Nancy dans
un pôle régional comparable à celui de
l’Opéra du Rhin (Strasbourg, Mulhouse, Colmar). Laurent
Spielmann analyse pour ForumOpera les raisons de la labellisation, ses
conséquences artistiques et la situation précaire des
Opéras non labellisés en France…
F.O :
Nancy devient le cinquième Opéra National en
région. C’était bien votre mission quand vous avez
été nommé en 2001, après avoir fait la
même chose pour l’Opéra du Rhin en 1997 ?
Laurent Spielmann.
Non, ma mission n'était pas de faire un opéra national,
c’était de venir diriger un opéra et cela du mieux
possible. Il se trouve que le projet artistique a su séduire
l'État, mais il y a aussi une dimension géopolitique
indéniable dans cette obtention du label. Le Grand Est dispose
d'un seul opéra national qui est l'Opéra du Rhin, sinon
il faut aller à Paris pour en retrouver un autre. Donc
créer un nouvel opéra national en Lorraine était
possible. Il y avait par ailleurs un contrat de plan entre
l’Etat, la Région, et les villes, pour créer un
centre chorégraphique national, ce qui a été fait
à Nancy, un orchestre national, ce qui a été fait
à Metz, le troisième volet était la
création d'un opéra national. Le propos original de
Catherine Trautmann était de mettre en commun les forces
existantes à Metz et à Nancy pour avoir la masse critique
suffisante qui fasse exister le projet. Mais la ville de Metz a
estimé de façon légitime que d'une part le cahier
des charges de son Opéra était assez différent du
nôtre, puisqu'à l'Opéra-Théâtre il y a
aussi du théâtre et de l’opérette; mais aussi
qu'il valait mieux qu'il y ait une plus grande offre pour un public qui
irait d'une ville à une autre, avec un nombre de productions
mathématiquement plus important que si tout était
réuni en une seule structure. La ville de Nancy a suivi une
autre stratégie : un opéra national étant
nécessaire à ses yeux, on risquait de ne pas
l’obtenir avec le raisonnement de Metz, et il valait mieux
commencer par le début, c'est-à-dire créer un
opéra national à partir de la structure qui le souhaitait
le plus. En l'occurrence l'opéra de Nancy et de Lorraine.
F.O. Cela veut-il dire
aussi que Metz n'était pas prête à faire les
investissements financiers et artistiques que supposait l'obtention du
label ?
L.S. Ça je
ne peux pas le dire, mais ce que je sais, c'est que Nancy tenait
vraiment à ce qu'il y ait un opéra national, et
était tout à fait prête à se tourner vers
Metz pour le créer, mais que l'inverse n'était pas
possible. Nancy s'est donc manifestée auprès de
l'État en lui disant : « Puisque la ville de Metz souhaite
garder son autonomie, à cause notamment de son cahier des
charges, nous nous sommes prêts à assumer la
création ». Il ne faut pas se cacher de toutes
façons que le label sanctionne une politique artistique, mais
que c'est aussi un choix politique tout court.
F.O. A l'inverse de
l'opéra du Rhin, où un syndicat intercommunal
(Strasbourg, Mulhouse, Colmar) a été créé
pour porter le projet de label national, ici, ce sont les wagons qui
rejoindront éventuellement la locomotive ?
L.S. Oui je pense
que c'est ce qui se fera, nous verrons. De toutes façons, compte
tenu des moyens publics octroyés aujourd'hui dans les maisons
d’opéra, les restructurations sont nécessaires. Si
on veut faire un opéra de haut niveau, les besoins financiers
sont énormes, d'où la nécessité de
concentrer les aides là où le travail de création
se fait. Tout cela ne m'empêche pas de mener des collaborations
étroites et de réfléchir à des projets avec
l'opéra de Metz, on s'entend bien. Donc je crois qu'à
terme ce qui n'est pas encore possible aujourd'hui le sera probablement
plus tard.
Reconnaissons tout de même qu'aujourd'hui à Nancy nous
avons un public important, 2 800 abonnés à
l'opéra, 1 500 à l’orchestre, que nous proposons 5
000 places par production, bientôt 6 000, avec une salle de 1 000
places, alors qu’à Metz c’est une salle de 750
places, avec trois représentations seulement sur chaque
production. C'est un vrai problème parce que moins vous avez de
places à offrir, moins vous avez de spectateurs. Jean-Marie
Blanchard mon prédécesseur en 98 avait le même
cahier des charges qu’à Metz : 9 ou 10 productions
par an jouées trois fois. Quand il a proposé de faire six
productions seulement mais jouées 5 ou 6 fois chacune, cela
faisait 2 000 spectateurs à trouver sur chaque production. Il a
réussi, parce que l’offre crée la demande. A Metz,
contrairement à ce que l’on pourrait croire, le
système fait que le nombre de places que l'on peut proposer au
public est largement moindre puisque la salle est plus petite, avec un
résultat de l'ordre de 50 ou 60 % de remplissage seulement des
salles, alors qu’à Nancy on est à 95 %. Je n'ai pas
les chiffres précis, il faudrait les demander à Metz,
mais globalement cela veut dire que le nombre de spectateurs qui vient
à Metz est de moins en moins nombreux et que le mouvement est
inéluctable, puisque vous n’avez même pas le
potentiel pour mener une politique d'ouverture vers le public. Il
arrivera bien un moment où d’une part les moyens
financiers importants mis par les collectivités, et
d’autre part en regard le nombre de spectateurs, amèneront
les élus à se poser des questions, notamment celle de
l’existence de l’Opéra de Metz en tant que structure
autonome. Aujourd’hui ce n’est pas encore le cas. Ça
marche plutôt pas mal, mais je ne suis pas persuadé que
dans cinq ans ou dix ans il en sera de même. À l'inverse
Nancy est dans une situation beaucoup plus pérenne aujourd'hui,
car la convention permet d'assurer les cinq prochaines années,
et on n'a pas vu d'opéra national perdre son label. Mais Metz
n’est pas la seule : regardez Rennes, Avignon, Rouen,
Limoges, Tours, qui ont de réels soucis à se faire, car
ce sont pour l'essentiel des collectivités territoriales peu
aidées par l’Etat, et les Régions. Dans le contexte
économique actuel est-ce que ce genre de structure soutenue par
une ville a encore un sens ? On peut se poser la question.
C'est vrai que l'État a fait un effort économique
important pour Nancy, il ne l'a pas fait au détriment d'autres
maisons, mais il a fait un choix. Je trouve qu'il est plus judicieux de
ne pas se disperser d'autant que l’aide de l'État sur les
différentes maisons de province est relativement faible. Les
Trente Glorieuses sont passées ! Je suis malheureusement dans le
contexte économique assez pessimiste sur l'avenir des petites
maisons en France, et d'ailleurs c'est un mouvement inéluctable
qui a commencé il y a très longtemps, et qui s'amorce
même en Allemagne : elle n'a plus les moyens de sa
célèbre politique lyrique. Et j'avoue que je suis
d'autant plus content des moyens de pérennisation qui ont
été donnés à Nancy.
F.O. En termes de stratégie artistique et de moyens, quels changements découlent du label national ?
L.S. Entre 2005 et
2010, l'État passera son budget à 20 % au lieu des 12 %
actuels, et la région s’alignera sur la moitié de
l'effort financier consenti par l'État. Nous passerons de 6
à 7 productions par saison, et quatre représentations
supplémentaires, c'est-à-dire que nous irons vers 39
levers de rideau en 2010 au lieu de 30. Pour ce qui est de la
décentralisation, la Région a eu une position à
mon avis intelligente et pragmatique : pas d'illusions, la
région étant sous-équipée, on ne peut pas
demander à l'Opéra national de Lorraine, comme à
l'Orchestre, de se produire sur les différentes scènes
existantes. Donc il faut adopter une autre stratégie pour
attirer le public plus large possible à Nancy, et entamer le
dialogue avec un certain nombre de scènes de façon
à pouvoir accueillir des projets de petite facture, des
productions légères. Mais il faut convaincre ces
structures, notamment les scènes nationales, en
général plus axées vers le théâtre,
et assez conservatrices dans leur point de vue sur la musique. Quant
aux villes, elles souhaiteraient toutes accueillir Carmen ou la Traviata,
ce qui est rigoureusement impossible. Ou alors avec deux pianos pour
remplacer l'orchestre, mais ce n'est pas notre souhait ! Je pense
qu’on va plutôt travailler dans le sens de projets
cohérents, autonomes, légers, qui seraient d'ailleurs
aussi bien représentés à Nancy et sur les autres
scènes, dès lors que nous aurons des partenaires
intéressés par cette idée. En Lorraine il y a deux
projets formidables en cours, d'abord le Théâtre municipal
de Thionville qui va être refait et qui dispose d'une fosse,
évidemment si la municipalité le souhaite, et puis il y a
Thaon-les-Vosges près d’Epinal, et sa splendide Rotonde,
un lieu exceptionnel, quand les problèmes stratégiques et
financiers du projet seront résolus et le cahier des charges
défini. Une décentralisation que l’on souhaite
d’autant qu’il y a déjà sur place un public
mélomane convaincu, important et curieux.
F.O.Vous avez
créé le festival Musica avec Laurent Bayle. Dans le cadre
de la convention autour de ce label national, quels sont vos
obligations et vos souhaits en matière de création
contemporaine ?
L.S. Je pense que
je fais partie de ceux qui ont le plus défendu la
création contemporaine en tout cas parmi beaucoup de mes
collègues. Et je continuerai ce travail, ce n'est pas un
problème de cahier des charges. Il existe, le label nous
amène à faire des commandes aux créateurs
contemporains mais aussi à présenter des ouvrages
baroques. Mais c’est déjà ce que nous faisions,
c'est d'ailleurs pour cela que nous avons obtenu le label. Quand je
suis arrivé à Nancy, je me suis demandé comment on
pouvait dans cette ville, en regard de mon expérience
strasbourgeoise, présenter des opéras contemporains. J'ai
regardé ce qui avait été fait dans cette maison :
Antoine Bourseiller dans les années 70 s'était
énormément investi dans ce domaine, et puis avec le temps
cela s'était étiolé. En fait je me suis dit qu'il
fallait familiariser le public avec cette expression musicale,
plutôt qu'imposer avec systématisme ; et puis qu'il
fallait aussi plutôt que de commander des œuvres à
tout prix, s'interroger sur le répertoire contemporain.
Qu'est-ce qui aujourd'hui a marqué la deuxième partie du
XXe siècle ? Alors j'ai programmé Jacob Lenz de Rihm, que j'estime relativement accessible, Il Prigionero de Dallapiccola, le Satyricon
de Maderna, trois œuvres emblématiques puisqu'elles ont
amorcé ce retour des créateurs vers l'opéra.
Dallapiccola a eu du succès, Maderna c’était un peu
plus compliqué parce qu'il fait appel à d’autres
notions musicales notamment avec l'enregistrement de la bande-son qui
se superpose en simultané sur les voix. Puis il y a eu Aperghis
au Zénith, un hors-les-murs volontaire et diversement accueilli
mais cela ne me décourage pas. C'était une belle
progression.
Je ne renoncerai jamais à l'opéra contemporain. Je serais
même prêt à mentir comme un charlatan pour y amener
les spectateurs. Il faut du temps, mais un public se crée, j'ai
confiance. Et en même temps mon rôle est de rendre compte
de l'ensemble d'un patrimoine, et je m'y attache, car je travaille avec
l'argent public et je dois donc satisfaire les appétits du
public. Et s'il a envie d’écouter les Noces de Figaro,
qui est une œuvre fondamentale, de quel droit l’en
priver ? Il faut présenter ces œuvres, il faut aussi
en proposer de moins connues, inconnues, et même il faut
présenter au public ce qui n'est pas votre tasse de thé
personnelle. Il ne faut pas y perdre son âme bien sûr. Mais
ce qui m'intéresse c'est que les artistes rencontrent les
œuvres, que ces œuvres soient interrogées, et
rencontrent un nouveau public. La culture peut-être loisir, mais
il ne faut pas la réduire à cela.
F.O. Et le débat sur la « malscène », vous en pensez quoi ?
L.S. Le bouquin de
Philippe Beaussant n’est même pas une provocation tellement
le propos est outré, et en parler c'est déjà lui
faire beaucoup d'honneur, même s’il manie bien le discours.
J'ai trop entendu cela depuis des années, ces gardiens du Graal,
ces gens qui disent que Mozart a dû se retourner dans sa
tombe… S’il se retourne, ça prouve au moins
qu’il est bien vivant ! Un metteur en scène se trompe
forcément, il agit sur quelque chose qui existe
déjà, à laquelle il apporte son point de vue, son
intelligence. En fonction de son propre passé, de sa
connaissance, le public l'accueillera avec des avis différents.
La trahison de la musique ? Oui elle existe peut-être de la part
de metteurs en scène qui ont peu de talent. Mais on parle
toujours plus de la trahison des metteurs en scène que de celle
de chefs d'orchestres de peu de talent eux aussi. Qui a raison entre
Böhm et Harnoncourt ? Moi je dirais les deux. Mais on peut
très bien détester les deux, l'un, ou
l’autre ; et la mise en scène c'est pareil, il n'y en
a pas qu’une. Ce qui me paraît important en tant que
producteur, c'est que l'on puisse continuer à entendre
l’œuvre. J’ai vu à Mannheim un très
beau spectacle de la Fura del Baus, je n’ai pas entendu une note
de la musique, c’était une création mondiale, et
j’ai dit après au compositeur que je souhaitais entendre
sa musique seule pour pouvoir y mettre mon imaginaire. Oui, parfois,
l’imaginaire du metteur en scène n’est pas le
même que le vôtre, mais il n’y a pas, il ne peut pas
y avoir une seule lecture. Tant mieux si l’on vous en propose un
autre ! La mise en scène fait une proposition, et moi je
défends le droit à l’erreur, car c’est la
seule façon de défendre le spectacle vivant. La mis en
scène sera surprenante, formidable, merveilleuse,
épouvantable… Elle pourra refléter la vie, la
théâtraliser. Toute chose est intéressante en tant
que telle. Je le redis, le metteur en scène se trompe
forcément, comme le spectateur se trompe, comme le musicien se
trompe. Et tant mieux.
Propos recueillis par Sophie Roughol, Nancy le 16 janvier 2006
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