Votre carrière a connu quelques
péripéties ces dernières années. Comment les avez-vous vécues et où en êtes-vous
aujourd’hui ?
Les
dissensions et différends que j’ai eus avec un certain nombre de chefs ont
répandu la rumeur que j’avais perdu ma voix. J’ai en fait connu une période de
fatigue, comme cela arrive à beaucoup. Mais j’ai peu à peu repris le chemin du
chant, et la voix est toujours là. Elle est intacte, elle se porte bien. Elle a
gagné en maturité - elle n’a sans doute plus la couleur argentine d’antan, mais
a pris des couleurs plus sanguines, et plus de rondeur. Elle est enfin capable
d’affronter les grands emplois auxquels on me destinait lorsque j’étais plus
jeune : les emplois straussiens et wagnériens – tout cela parce que j’avais une
voix sonore ! Seulement, à l’époque, je ne me sentais pas prête pour me
spécialiser dans ce répertoire. J’ai voulu prouver que je pouvais être
colorature : d’abord parce que les notes étaient là, comme un don naturel ;
ensuite parce que je voulais explorer toutes les possibilités de ma voix ; enfin
parce que je voulais m’ouvrir le plus vaste répertoire possible. Je savais que
je n’étais pas Edita Gruberova, mais je savais aussi que je n’étais pas Birgit
Nilsson. J’envisageais ces emplois de colorature comme un passage intéressant et
stimulant dans ma carrière…
On
vous a souvent reproché cette versatilité…
Mettez-vous à la place d’un directeur de théâtre ou d’un agent
artistique. Il a besoin d’un Nemorino, il doit pouvoir identifier dans la
seconde deux ou trois ténors spécialisés dans cet emploi. Dès lors que vous
brouillez les pistes, votre vie se complique. Et pourtant je me suis toujours
battue pour faire comprendre qu’être capable de chanter à la fois Otello et
Nemorino, ou Violetta et la Reine de la Nuit, si vous préférez, n’est pas une
tare, ni une aberration, mais un talent ! Cette vision des choses n’est pas très
politiquement correcte dans le monde de l’opéra aujourd’hui, mais il faut
combattre pour l’imposer, sans quoi c’est le répertoire lui-même qui devient
toujours plus étroit. J’ai cru en mon don, j’ai cru en « la force du destin » et
j’ai imposé cette variété de répertoire. Cela m’a permis de m’accomplir
artistiquement comme je ne l’aurai jamais espéré.
Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’avoir pleinement vécu cette carrière,
n’avez-vous aucun regret ?
Aucun. J’ai vraiment fait une grande carrière ! Je n’ai aucune
frustration. Je sais comment fonctionne le business de l’opéra. Je connais ses
bons et ses mauvais côtés, et je sais qu’il lui faut sans cesse renouveler les
stocks. Il y a de formidables artistes dans les pays de l’Est, qu’il faut
absolument découvrir. Et vous savez quoi ? Ils ne coûtent rien ! Tout cela est
logique…
Vous semblez avoir développé une sorte de sagesse…
J’étais une « functioning artist », une artiste qui tourne, et à
plein régime ! Je suis redevenue un être humain. A présent, je suis pleine de
gratitude à l’égard des combats et des difficultés que j’ai affrontés. Si
j’avais continué comme cela, j’aurais fini par me détester. Par la force des
choses, j’ai dû arrêter puis redémarrer lentement. Ce temps de recul, je ne
l’aurais jamais pris par moi-même, or il était essentiel à ma vie même.
Voyez-vous, je ne chantais pas dans un esprit de compétition. Et pourtant, je me
suis rendu compte que cette compétition était là malgré tout, au plus profond ;
que je cherchais, inconsciemment, à maintenir ma position dans le monde de
l’opéra, à rester dans la lumière, au prix d’un combat intérieur de tous les
instants. Je vivais avec cette tension permanente, sans m’en rendre vraiment
compte, et je ne m’autorisais jamais à lâcher prise. Qu’est-ce que le chant ?
ai-je vraiment besoin de chanter ? Ces questions vitales, je ne me les posais
pas. La crise que j’ai traversée m’a permis de me les poser. Cette « middle-age
crisis » est devenue pour moi une « middle-age opportunity » : l’occasion de
remettre à plat un certain nombre de choses et de trouver la bonne perspective.
J’ai notamment reconstruit complètement ma vie privée, après deux divorces : par
le plus grand des hasards, j’ai trouvé – ou plutôt retrouvé – l’amour de ma
vie ! Nous nous étions connus et fréquentés à Vienne, pendant nos études ; la
vie, la carrière et surtout nos egos surdimensionnés nous avaient éloignés, et
nous nous sommes retrouvés, trente ans après. Finalement, je suis une survivante
et j’ai la force des survivantes.
Et
qu’en est-il de votre relation avec le chant ?
Je n’ai pas besoin de chanter. Je n’ai plus besoin de chanter.
Je pourrais me contenter de chanter dans ma salle de bain, ou dans mon jardin.
Peu m’importe. Seulement, je pense que lorsque vous avez reçu un don, il est
criminel de le laisser dépérir. Cela vous donne une grande responsabilité. Il
faut le chérir, le développer. Ainsi, je ne chante pas pour moi, mais pour les
autres.
D’où sans doute votre implication dans l’enseignement…
Oui. Je suis professeur de chant à plein-temps à l’Ecole de
musique de Wurzbourg, qui a une excellente réputation. Je chante en concert
pendant les vacances scolaires, ce qui me laisse peu de temps. Et si j’accepte
un engagement sur le temps d’enseignement, je rattrape les cours, comme c’est le
cas pour ces concerts en France. Les élèves sont de tous les niveaux. Je
consacre 80% de mon temps à enseigner la technique pure : ce ne sont pas des
master classes ! Mais je crois à la relation intime entre technique et
interprétation. J’ai eu avec mes professeurs des expériences extrêmement riches.
Ils ne m’ont pas apporté seulement la technique de base, mais aussi une
véritable inspiration. En enseignant, je veux rendre ce que j’ai reçu : la
technique, et l’inspiration ! Du reste, lorsque j’avais seize ans, je m’étais
assigné trois buts artistiques : chanter la Maréchale, chanter les Vier letzte
Lieder et devenir professeur.
Et
aujourd’hui, quels seraient vos objectifs ?
Réussir ma vie personnelle, d’abord. Et puis aborder des rôles
que j’ai différés , comme les rôles véristes : Tosca, André Chénier, Adriana
Lecouvreur… Je voudrais aussi m’investir davantage dans la mélodie, notamment la
mélodie espagnole et française. Je raffole des Ariettes oubliées, des
Fiançailles pour rire, des Nuits d’Eté, et de Shéhérazade ! Je voudrais aussi
m’essayer aux mélodies grecques. Je voudrais enfin travailler davantage avec des
musiciens que j’admire, comme Christian Benda, le dernier descendant de la
grande lignée allemande, qui est un chef comme il en existe peu.
En somme, vous restez au contact permanent de la musique.
Je ne pourrais pas vivre sans la musique. Je suis
passionnée par le répertoire le plus classique, mais aussi par les musiques
folkloriques, par le jazz … Je vis baignée de musique, à l’exception de la
musique médiévale et de la musique baroque, qui ne me parlent pas… sauf comme
musiques d’ambiance… Je n’y trouve pas l’enracinement humain que j’attends dans
toute musique… … que je trouve en revanche chez Beyoncé et Christina Aguilera !
C’est ce qui me plaît dans la voix : cette dimension humaine. Pendant toutes ces
années de chant, je n’ai pas rencontré de chanteur dont je puisse dire du mal.
Tous sont des individus particuliers, pétris d’humanité, pleins de naïveté et
d’imagination, et portant en eux quelque chose de foncièrement sain. J’adore les
chanteurs !
Propos recueillis par Sylvain
Fort