"On
ne sait pas où l'on va, mais on l'on suit la perfection du dépouillement
d'une voix intérieure", écrivez-vous à propos du Winterreise.
Votre interprétation semble justement privilégier l'épure
et l'intériorité, avec une grande variété de
nuances, jusqu'au murmure, au chuchotement, elle n'exclut pas l'éclat,
mais elle se situe à mille lieues de certaines lectures expressionnistes
et théâtrales qui ont vu le jour ces derniers temps . Quel
rôle a joué votre travail avec Inger Södergren dans le
développement de cette approche très personnelle du cycle
?
Sa connaissance de Schubert
en tant que soliste, en particulier du Schubert des dernières sonates
pour piano, sa manière de le concevoir se distingue de nombreuses
visions pianistiques. Sa manière de phraser, son unique musicalité
et sa sonorité si ronde et douce à la fois, ont une influence
considérable sur la construction du cycle, nous cherchons ensemble
à pouvoir exprimer le plus simplement possible tout ce que nous
pouvons ressentir comme émotions dans cette merveilleuse musique.
La vision d'Inger m'a confortée
dans la mienne, et c'est toujours un immense bonheur quand deux personnes
qui jouent ensemble s'aperçoivent qu'elles ressentent la même
chose. Il existe déjà tant de versions, ce n'est pas facile
d'aborder l'oeuvre, il faut vraiment avoir quelque chose de personnel à
dire. Cela me tenait à coeur de retrouver cette simplicité,
cette intériorité qui me semblent flagrantes à la
lecture du texte, mais qui pourtant ne vont pas de soi pour tout le monde.
Il y a beaucoup d'artistes
qui, en s'attaquant à une oeuvre mythique, veulent à tout
prix se mettre en avant, faire quelque chose d'original en exagérant
de manière artificielle toute leur expression, en soulignant chaque
mot sans penser à la phrase musicale, en essayant juste de se faire
remarquer. En fait, c'est très enfantin et superficiel comme comportement;
un artiste arrivant à une réelle maturité, n'adoptera
pas un tel comportement...
Les artistes ont bien sûr
tendance à développer leur ego - On nous le demande d'ailleurs
! [Rires] - mais ça peut vite devenir dangereux. Par contre,
la chose qui me semble intéressante, c'est d'oser aborder le Winterreise
avec sa propre expérience. Chacun a son vécu, sa manière
de voir l'amour et la mort, cela suffit pour que la première phrase
du cycle sonne de manière différente avec chacun.
Nous avons travaillé
le cycle avec notre coeur, en profondeur, avec notre expérience
du répertoire romantique, en essayant de réaliser un travail
raffiné, de soigner amoureusement tout ce qui était possible,
mais sans non plus chercher à faire étalage de cette expérience
à tout moment. La seule chose qui compte c'est d'avoir quelque chose
à dire. S'effacer totalement derrière la musique, c'est bien
sûr aussi une utopie, mais on peut la servir en étant simplement
sincère.
Inger Södergren & Nathalie
Stutzmann
© www.nathaliestutzmann.com
C'est aussi votre premier
disque consacré à Schubert. S'il figure au programme de vos
récitals depuis de nombreuses années, vous semblez plus intime
avec Schumann. Comment définiriez-vous vos affinités avec
l'un et l'autre ?
Ils font partie des quatre
ou cinq compositeurs auxquels je voue un amour absolu, mais ils sont liés
à des périodes différentes de ma vie. La manière
de s'exprimer de Schumann, ses extrêmes, ses ruptures, ses passions,
ses changements de climat, cette folie, cette bizarrerie, cet emportement,
ces cris suivis du silence, ses harmonies parfois presque un peu malsaines,
ce romantisme le plus sombre, m'ont toujours attirée, mais encore
plus quand j'étais fort jeune. Jusqu'à la trentaine, Schumann
me parlait plus que tout autre. Mais je sentais que Schubert viendrait
un peu plus tard.
Avec sa simplicité
mélodique, on le fait souvent travailler aux jeunes, tout comme
Mozart d'ailleurs. Mais nous savons tous que rien n'est plus délicat
en Art, que la simplicité ! Réussir à s'exprimer avec
simplicité demande une vraie maturité.
Il y a trois ou quatre ans,
j'ai eu envie de me replonger dans l'univers schubertien, avec tout mon
vécu. J'ai ouvert la partition, je l'ai lue d'une traite et le déclic
s'est fait. Je sentais que j'avais quelque chose à dire, j'étais
attirée par son extrême dépouillement, en particulier
dans la seconde partie, qui est très éloignée de Schumann.
Je me sentais instinctivement prête à l'aborder.
Est-ce de la même
manière, instinctive, intuitive, que vous en êtes venue à
chanter Les Nuit d'été ? [Nathalie Stutzmann les
donnait, notamment, en septembre dernier à Turin].
On me les demande beaucoup
en ce moment. Il y a de nombreux concours de circonstance dans la vie artistique...
Je les ai chantées il y a trois ou quatre ans, mais seulement en
Allemagne - Berlioz y est très populaire. J'avais eu, comme beaucoup,
un choc en découvrant la version de Crespin qui reste à mon
avis, inégalée jusqu'à ce jour. En tout cas, c'est
de la très belle musique et je trouve que cette oeuvre phare du
répertoire mérite d'être défendue .Je me sens
un peu un devoir, en tant que Française, de l'interpréter.
Justement, votre rapport
au texte est-il le même en français et en allemand ?
La vocalité est très
différente. Au départ, on est toujours un peu plus à
l'aise avec sa langue maternelle, l'approche est plus naturelle, plus immédiate,
mais en raison de mon sentiment musical, et de mes origines germaniques,
j'ai un penchant pour la musique allemande. J'adore Debussy, Ravel, Poulenc
ou Chausson. Mais malheureusement, mes dieux qui sont Bach, Brahms, Schubert,
Schumann ne sont pas français !
Il y a dix ans, vous déclariez
: "Dans le travail comme dans le cheminement artistique, je n'ai jamais
été "contralto" : je suis musicienne" (Diapason, février
1994). Pourtant, ce timbre de contralto, rare entre tous, fascine intensément
bon nombre d'auditeurs. Quelle relation entretenez-vous aujourd'hui avec
votre voix ?
En disant cela, je ne voulais
pas déprécier ou diminuer le fait d'avoir une voix rare.
Je comprends cette attirance - comme le fait aussi qu'on puisse la détester
-, la curiosité pour cette voix étrange, ambiguë, pour
bien des raisons. C'est une chance, mais sur un plan concret, en termes
de carrière artistique, c'est difficile. Notre époque aime
la vocalisation, la pyrotechnie, les aigus transcendants, ce qui est à
l'opposé de l'émotion, de l'intériorité. J'exagère
un peu, mais il y a de ça aujourd'hui.
Les aigus d'une voix grave
peuvent être magnifiques, très émouvants aussi. Je
pense au Salve Regina de Vivaldi que vous avez enregistré
pour Hypérion...
Merci. Mais dans cette oeuvre
les aigus sont plutôt graves ! [Rires]. Heureusement, des
compositeurs comme Brahms ou Mahler ont su magnifiquement exploiter les
possibilités de la voix d'alto. Je me sens comme un peintre : j'imagine
des couleurs dans ma tête, des sons pour peindre la partition. Je
suis une musicienne qui chante, pas une chanteuse qui fait de la musique.
Ceci étant, j'ai la chance d'avoir un instrument qui convient à
ma personnalité : avec cette voix, on peux vraiment exprimer des
sentiments profonds, bouleverser les gens par des couleurs intimes. Je
pourrais avoir exactement la même voix, le même corps, le même
visage, mais avec une personnalité différente, l'expression
serait forcément tout autre. Ce qui explique le peu d'importance
de la catégorie vocale par rapport à l'expression musicale
qui est dirigée par le cerveau sensoriel.
On dit que les voix
de contraltos sont rares, c'est vrai. Mais elles ne sont pas tout à
fait inexistantes. Je donne souvent des master class et j'ai eu quatre
ou cinq élèves avec de très belles voix de contraltos,
mais une seule avait vraiment quelque chose à dire. Les autres étaient
tout à fait inexpressives et sans intérêt, car entendre
un beau son ne suffit pas. Il ne suffit pas d'avoir une belle voix pour
chanter les Kindertotenlieder de Mahler ! Il y a beaucoup de belles
voix dans le monde, ce n'est pas ce qui manque. Mais de grands interprètes,
il me semble que nous en manquons de plus en plus. Et ceci est aussi valable
pour les instrumentistes. Les gens s'ennuient aux concerts, et désertent
de plus en plus les salles. Il est vrai que le contexte actuel dans le
métier musical n'encourage pas les fortes personnalités.
On engage plus facilement les artistes discrets, sympathique et souples,
plutôt que les grands tempéraments qui sont plus difficiles
à manier. Et on essaie en opéra notamment, de compenser le
manque de personnalités des chanteurs par des mises en scènes
de plus en plus voyantes, extravagantes afin que le public ne s'ennuie
pas ! C'est un grave problème, car si l'opéra peut compenser
par le visuel, le concert classique ne le peut pas.
Quelles ont été
vos premières émotions artistiques ?
Vaste question... Elles remontent
loin. Lorsque j'étais enfant, j'accompagnais mes parents, chanteurs,
au concert et à l'opéra, pendant les vacances. A huit ou
neuf ans, j'étais dans la fosse pour regarder travailler les musiciens
ou dans les coulisses, près de la scène, ce qui me mettait
déjà dans tous mes états : les artistes sont fous,
et c'est beau la folie !
Ils prennent des risques
chaque soir, se remettent en question en permanence, et les voir depuis
la coulisse, c'est à dire en étant très proche, en
voyant leurs émotions, leur transpiration, c'est magnifique ! D'autres
émotions remontent au moment où j'ai pu jouer Bach au piano
pour la première fois, ce fut un autre choc, je pleurais seule sur
mon clavier, je pouvais rejouer soixante fois de suite la même pièce
!
Le succès rencontré
avec La verità in
cimento (Vivaldi) vous a-t-il donné envie d'explorer de nouveaux
répertoires dans le domaine de l'opéra ?
Oui, mais ce n'est pas facile.
D'une part, l'opéra offre peu de grands rôles pour un contralto.
D'autre part, je suis avant tout une récitaliste, et les gens ont
une tendance certaine à nous enfermer dans des boites avec étiquettes
! J'aimerais faire une ou deux belles productions par an, mais je tiens
à sélectionner les projets qui m'intéressent avec
attention.
Cependant, je compte consacrer
plus de temps à la scène, notamment avec Vivaldi. J'ai pris
beaucoup de plaisir à interpréter La verità.
Les récitatifs de Vivaldi, en particulier, exigent tout un travail
théâtral, faire passer le texte au disque est aussi un vrai
défi. Mais le jouer sur scène me ferait encore plus plaisir.
Ces vingt dernières
années, le répertoire baroque, de Monteverdi à Haendel,
a surtout été chanté par des contre-ténors.
Cela correspond aussi à une volonté des metteurs en scène,
qui aiment avoir un homme dans un rôle d'homme. Je ne vais pas lutter
contre ce genre de mode.
N'assistons-nous pas,
malgré tout, à un tournant, les voix féminines graves
ne sont-elles pas plus souvent sollicitées pour chanter ce répertoire
?
Oui, peut-être, sans
doute grâce au public et à certains chefs d'orchestres qui
préfèrent engager des altos féminines car ils ont
une préférence pour leurs couleurs vocales et leurs grandes
possibilités sur toute l'étendue de la tessiture. Cela dit,
ce sont encore souvent les metteurs en scène qui ont le pouvoir
de décision. Comme au cinéma, le physique, le look jouent
un rôle de plus en plus important. Si le metteur en scène
veut absolument que le Jules César de Haendel se promène
torse nu, puisque la mode est au déshabillage, on se tournera vers
un homme [Rires]...
Quels sont vos projets,
au concert et au disque ?
Parmi beaucoup de beaux projets,
je voudrais citer Le Chant de la Terre, en septembre, avec Ivan
Fischer. Nous avons fait la troisième de Mahler cet été,
c'était formidable et il m'a proposé Le Chant de la Terre.
Il m'a aidée à franchir le pas, c'est une étape importante
dans ma trajectoire. Avec Inger Södergren, nous allons aussi enregistrer
un nouveau disque consacré à Schubert, avec un programme
plutôt musique de chambre comme je les aime. Autour de la dernière
année de Schubert, 1828, le Schwannengesang (Chant du cygne),
et Inger jouera également la sonate pour piano en si bémol
majeur.
Y a-t-il une oeuvre que
vous auriez aimé créer ?
Toutes celles que j'aime
! [Rires]
On rêve que ces chefs-d'oeuvre
soient écrits pour nous, mais l'essentiel est de pouvoir les servir.
Je viens de créer une oeuvre de Sofia Gubaidulina pour alto et orchestre,
Stunde
der Seele, au Festival Klangspuren d'Innsbrück [septembre 2004].
C'est extrêmement intéressant de travailler avec un compositeur
vivant : on apprend beaucoup sur ce que l'on peut faire avec les autres.
Ils font souvent preuve d'une liberté extraordinaire et me confortent
dans l'idée qu'il faut aborder une partition avec l'esprit libre.
Si je disais à Gubaidulina, par exemple, qu'à tel moment
je verrais plutôt un pianissimo à la place d'un mezzo
forte, je le lui chantais, elle me disait que c'était effectivement
très beau, prenait son crayon et modifiait le passage ! Les compositeurs
sont mille fois plus ouverts, intelligents, curieux, ils aiment que l'interprète
ait quelque chose à dire ; si c'est senti, il n'y a aucun problème,
ils accueillent généralement nos suggestions et n'hésitent
pas à modifier le texte en fonction de nos remarques. J'ai participé
aux créations de nombreux compositeurs et cela s'est toujours bien
passé. Il ne s'agit pas d'en tirer la leçon que l'on peut
se permettre de modifier toutes les annotations de Schubert ! mais si à
un moment il y a un crescendo indiqué et que l'on ne le sent
vraiment pas , il vaut mieux faire autrement que de faire quelque chose
qui n'est pas naturel. Les besogneux qui travaillent pendant des jours
avec un métronome sous le nez devraient faire autre chose que de
la musique !
Si vous pouviez rencontrer
un compositeur, lequel choisiriez-vous ?
C'est une question difficile
! Un homme me paraît très intéressant, c'est Brahms.
J'aurais tellement de choses à lui demander ! [Rires] On
irait se promener ensemble dans les forêts...
En parlant du Winterreise,
vous dites justement que de grandes promenades dans la Nature vous ont
aidée à penser et à respirer cette musique. La Nature
ne joue-t-elle pas, au-delà de Schubert, un rôle essentiel
dans votre vie ?
Oui. Je vis aujourd'hui à
la campagne. J'ai besoin des villes, de leur animation et, voyagant toute
l'année, j'ai la chance de pouvoir concilier les deux. Mais pour
avoir longtemps vécu moi-même à Paris, je peux vous
dire qu'il est vraiment difficile d'y faire un vrai travail musical, car
ce travail demande concentration, silence, calme. Je pense que tout musicien,
même s'il n'a pas la possibilité de vivre en pleine campagne,
devrait se ménager des moments un peu "hors du monde".On a besoin
de calme, de recul, on a besoin d'être proche de cette nature dont
les compositeurs étaient eux-mêmes plus proches et qui est
très présente dans le romantisme allemand, où elle
apparaît comme un personnage. On est trop déconcentré
dans une grande ville, on est bousculé, stressé, il faut
au moins savoir se retirer quelques semaines. Dans Schubert, dans Brahms,
on entend assez clairement si l'interprète est proche de la terre,
s'il a le regard tourné vers les étoiles et vers la Nature.
Comment chanter "Erstarrung"
si vous n'avez jamais marché sur un chemin au milieu de nulle part,
dans la neige et le froid ? Bien sûr il y a l'imagination. Mais le
vécu sonne autrement... C'est particulièrement frappant dans
le Winterreise : le voyageur marche dans la nature, une nature parfois
dépressive, qui réveille en lui des émotions tournées
vers l'intérieur de l'être humain - émotions que n'entend
plus le citadin trop dérangé par les bruits extérieurs.
Il y a une profondeur, comme une source où se plonger. Par ailleurs,
la musique doit aussi rester naturelle. Nous sommes dans un monde qui intellectualise
tout, c'est ce qui tue la musique, l'émotion. Tout réflexion
passe forcément par le cérébral, or il faut savoir
oublier ce qu'on a analysé. Il y a un passage obligatoire et nécessaire
par l'analyse, pour saisir par exemple, une architecture comme celle du
Winterreise.
Mais après il faut l'oublier, laisser libre cours à son instinct,
à sa sensibilité. Les artistes ne sont pas là pour
livrer une démonstration technique ni pour livrer une étude
musicologique. Toute activité artistique doit rester une manifestation
de la vie mystérieuse de l'âme. La Nature nous dit tout cela.
Il ne faut jamais trop s'éloigner de l'essence de la vie et de cette
magie incomparable.
17 Décembre
2004
Entretien réalisé
par Bernard Schreuders