Pia
de' Tolomei est une figure de légende en Italie, à tel
point que des représentations populaires nombreuses existent encore
aujourd'hui.
L'oeuvre musicale la plus
connue s'étant emparée de la légende médiévale
est ce cinquante-cinquième opéra de Gaetano Donizetti, créé
à Venise le 18 février 1837 et faisant suite aux triomphes
successifs de la première italienne de Marino Faliero, des
créations de Lucia di Lammermoor et Belisario, et
précédant de quelques mois seulement celui de Roberto
Devereux. Représenté jusqu'en 1860, Pia de' Tolomei
réapparaît
un siècle plus tard en 1967 et précisément à
Sienne, berceau de la noble famille des Tolomei.
La Casa Ricordi et la "Fondazione
Donizetti di Bergamo" ont préparé et édité
une édition critique rassemblant les variantes que Donizetti, infatigable
réviseur, a effectué pour cette partition (à ce sujet,
nous renvoyons volontiers l'aimable lecteur à notre article bientôt
publié sur ce site).
Le premier personnage important
à paraître est Ghino, et le ténor Dario Schmunck, au
timbre clair comme la plupart des Ghino des reprises modernes, tente d'assumer
efficacement, malgré quelques aigreurs, les élans généreux
alliant passion et élégance, formant l'essentiel de son rôle
de "méchant-tout-de-même-humain". Malheureusement, son propre
élan et ses coup de glottes ne remplacent hélas pas chaleur,
éclat de timbre, ni technique suffisante et donc pour apprécier
pleinement le rôle de Ghino, on retournera à la voix si bien
timbrée d'Aldo Bottion à Sienne en 1967. Le baryton Andrew
Schroeder possède un timbre noir et un peu rugueux, convenant en
cela au rôle d'époux passionnément épris au
point d'être défait à l'idée que sa femme le
trahisse, mais devant faire ressortir la douleur de sa bonne fois... même
s'il est dans l'erreur ! En cela, A. Schroeder parvient à nous convaincre
même s'il semble, comme le ténor D. Schmunck, un peu limité
dans l'expression de la générosité intrinsèque
de la ligne mélodique voulue par Donizetti.
Le mezzo-soprano Laura Polverelli,
en Rodrigo dei Tolomei, frère de Pia, se montre sans failles, avec
des graves sonores, des aigus pleins mais clairs, et des variations techniquement
affirmées... d'autant qu'on lui avait laissé ses deux airs,
composés un peu à contrecoeur par Donizetti qui les coupa
plus ou moins dans d'autres productions. (Le rôle fut d'abord conçu
pour un ténor mais Donizetti accepta obligeamment de le composer
pour contralto). Si le duo avec Pia, dans le Finale I°, n'atteint pas
au sublime miraculeux de l'exécution de Londres en 1978, ce n'est
pas dû aux interprètes mais à la partition, présentant
un délicat accompagnement de pizzicati au lieu des suggestifs harpèges
belliniens des violons adoptés à Londres.
Les autres interprètes
se révélèrent efficaces, à commencer par l'Ubaldo
de Francesco Meli dont A. Cammarano (un descendant du grand librettiste
romantique ?!...) se demanda dans sa critique sur operaclick si
ce jeune chanteur de vingt-cinq ans n'aurait pas dû chanter le rôle
de Ghino ! Souhaitons que le "r" qui lui manque pour rappeler un grand
ténor du passé, Francesco Merli, lui soit de bon augure.
Daniel Borowski, en caverneux (c'est le cas de le dire) ermite Piero, et
Carlo Cigni prêtant son beau timbre sonnant à Lamberto, vieux
serviteur des Tolomei, composent les deux basses de la distribution, efficaces
et bien dans leur rôle. Tout comme la Bice, suivante de Pia, de Clara
Polito et le geôlier interprété, selon le feuillet
inséré dans le programme de salle, par Luca Favaron, tandis
que le présentateur radio indique Bo Schunnesson, (identification
apparemment plus plausible si l'on en juge par l'accent dans la prononciation
italienne).
Les choeurs du Gran Teatro
La Fenice, menés par Emanuela Di Pietro, ont la précision
nécessaire pour rendre notamment un passage très typé
comme ce choeur furtif si donizettien introduisant le Finale
primo, ou la stretta donnant la chair de poule qui le couronne.
La célèbre
Patrizia Ciofi est une somptueuse Pia, résumant toutes celles qui
l'ont précédée. Elle possède en effet le timbre
à la fois accrochant ou incisif comme celui de Jolanda Meneguzzer
ou de Lois Mc Donall, mais imprégné également de cet
aspect angélique pleinement et incroyablement offert par Lella Cuberli.
La valeureuse cantatrice
nous semble posséder l'intelligence du rôle, décrit
par elle dans l'entracte comme écrasant. Sa technique pleinement
efficace lui permet non seulement ces magnifiques aigus et suraigus piani
à couper le souffle, mais également de varier joliment les
reprises, aussi l'on s'interroge : de tels interprètes, faisant
montre d'une si belle compétence, seraient-ils tellement rares aujourd'hui,
au point que le Maestro Muti interdise aux chanteurs placés sous
sa direction toute velléité de colorature (c'est-à-dire
de variations) ?...
(Pia à terre, probablement
dans l'Aria-Finale secondo (Patrizia Ciofi))
Durant l'entracte, comme
toujours agrémenté d'interviews des interprètes et
de citations tirées des sympathiques messages électroniques
envoyés par les auditeurs, Patrizia Ciofi nous révèle
la propre expérience de sa confrontation à cet opéra.
Elle le définit comme "un po`spezzetata", un peu morcelé
ou fragmenté, en ce sens qu'elle ressent moins la continuité
d'une Lucia di Lammermoor (offrant pourtant sept tableaux et donc
seulement un de moins que Pia qui en comporte huit). "Je retrouve, certes,
une vocalità allant du lyrique à la colorature, poursuit
la Signora Ciofi, mais quoi qu'il en soit, toujours avec un accent dramatique,
et peut-être avec Pia allons-nous plus loin que le caractère
dramatique ["la drammaticità"] de Lucia : la scène
finale de Pia, de sa mort, est une scène délicate en certains
moments mais qui possède à l'intérieur un caractère
dramatique vraiment très profond. Je dois dire qu'à la fin
de cet opéra - bien que je le croyais au début plus ìsimpleî
entre guillemets, plus bref, comportant moins, disons, de difficultés
techniques... - je me retrouve en réalité, avec une grande
fatigue en moi : cette scène finale est donc une très grande
page de bel canto... dramatique, en fait, dramatisé vocalement
d'une manière très intense."
La direction de Paolo Arrivabene
est précieuse à plus d'un titre, en commençant par
échapper au faux critère moderne de dramatisation hélas
imposé par ces chefs croyant qu'aller vite rend la musique plus
dramatique, alors qu'on ne fait que lui brûler les ailes,
que l'exécuter, au sens négatif du terme ! Précipiter
les tempi aboutit à "bâcler" en effet les délicatesses
conçues par le génie, comme ces "certe individuazioni
timbriche, nella dosatissima orchestra donizettiana, certaines mises en
valeur de timbres, certaines identifications de sons, dans le très
dosé orchestre donizettien", comme l'observait justement Guglielmo
Barblan(1) lors de la redécouverte de l'oeuvre. Interrogé
durant l'entracte par le présentateur de la RAI lui demandant ce
qu'il pensait de l'orchestration donizettienne habituellement estimée,
le maestro Arrivabeni confia la stupeur première qui le saisit,
à l'ouverture de la partition. Il découvrait précisément
ces recours si fréquents aux instruments solistes, ces touches si
justement dosées dont le "Maestro Donizetti", selon son expression,
émailla sa partition. L'auditeur sensible et attentif ne peut que
remarquer en effet ces soupirs de la clarinette, ces sourires mélancoliques
de la flûte, ces traits délicatement insidieux des cuivres,
introduisant une mélodie, soulignant un sentiment même fugace,
une attente angoissée, et faisant que si l'on rente de s'interroger
en se demandant quel autre instrument on aurait pu choisir pour telle ou
telle occasion, on n'aurait pu mieux faire que Donizetti, avec lequel on
tombe immanquablement d'accord.
En cela, Paolo Arrivabeni
laisse "respirer" l'exécution, respectant la palette du créateur,
laissant s'épanouir le triste sourire de la flûte, le soupir
de la clarinette, le souffle mélancolique des violoncelles si donizettiens.
Il sait faire vivre et laisser vivre la partition, pratiquement
exempt d'accélérations intempestives, non seulement maestro,
"chef", mais aussi concertatore.
La mise en scène de Christian
Gangneron habillait apparemment les personnages à la manière
médiévale et les encadrait de panneaux présentant
le texte célèbre de l'évocation de Pia par Dante Alighieri
dans La Divina Commedia. Si elle ne passait évidemment pas
sur les ondes de la radio, elle mérite de voir au moins citer l'essence
de sa conception, ayant certainement dû influencer le spectacle dans
son ensemble. Christian Gangneron construisit en effet "sa" Pia pour apprendre
ensuite, juste la veille de son envol pour Venise, qu'au-delà du
temps, il concordait en tout point avec Donizetti recommandant chaudement
à l'interprète de Pia "il sorriso ed il morire",
le sourire dans le fait de mourir, secret de Pia, secret de Donizetti !
En attendant la reprise en
terre donizettienne, puisque le "Teatro Donizetti" de Bergame aura la bonne
idée de donner l'opéra dans autre version de la partition,
on peut dire qu'il s'agit d'une réussite globale pour le Gran Teatro
La Fenice reconstruit qui, avec Pia de' Tolomei, non seulement représentait
noblement le Romantisme italien dans sa saison inaugurale, mais accomplissait
également le choix symbolique d'accueillir enfin un opéra
commandé par lui mais créé au Teatro Apollo (aujourd'hui
Goldoni) pour cause d'incendie !
Yonel BULDRINI
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Note
In : Una eroina senza
nessun peccato da redimere ; Programme du Teatro Comunale de Bologne
pour Pia de' Tolomei, Saison 1967-68. Grand spécialiste de
Donizetti, G. Barblan laissa une refonte inachevée de son important
ouvrage dédié au cygne de Bergame mais qui fut tout de même
publiée, complétée grâce à de nombreux
articles consacrés à des reprises spécifiques de certains
opéras, comme ici pour Pia de' Tolomei.
© Crédit photos : Michèle
Crosera, source :
http://www.teatrolafenice.it/news/news.jsp?id=3786&target=focus