Le Teatro Donizetti, temple
consacré à l’illustre fils de l’amène Cité lombarde de Bergame, inaugure sa
saison par une rareté pourtant connue mais jamais montée sur une scène de
théâtre ! Comment est-ce possible, pourrait-on penser…le cas est en effet rare
parmi les soixante-dix opéras du noble Bergamasco ! Il s’agit d’une
œuvre exécutée seulement en studio pour l’enregistrement commercial réalisé par
l’infatigable firme Opera Rara (qui renouvela l’opération pour L’Assedio di
Calais et Zoraida di Granata).
UGO CONTE DI PARIGI,
puisqu’il s’agit de lui, n’a pas encore gravi les planches d’une scène de
théâtre depuis la réalistion de l’enregistrement studio en 1977. L’idée était
donc bonne de le présenter « chez » Donizetti, et dans « son » théâtre !
Pourquoi cette œuvre est-elle
passionnante ?… mais à plus d’un titre !
La diversité des préoccupations de
personnages principaux nombreux, les impressionnantes confrontations ainsi
occasionnées, le mystère entourant l’acharnement de la censure sur le livret (au
point de voir Felice Romani refuser d’y apposer son nom !). Un autre mystère,
entourant la pièce source retrouvée grâce à la patience britannique (Opera rara
et The Donizetti Society) bien après la réalisation de l’enregistrement. La
présence de la création, en pleine période romantique, dans la même saison
lyrique que… Norma. Et quelques curiosités comme celle de parvenir à
caractériser musicalement un personnage principal sans lui confier d’air
(!) : c’est déjà le cas du roi Enrico Ottavo dans Anna Bolena…à cette
différence près qu’il s’agit ici du rôle titre : Ugo conte di Parigi !
Ce 39ème opéra lui est
dicté par l’inspiration, un an après l’affirmation constituée par Anna Bolena
et se trouve en bonne compagnie : le 12 janvier 1832 est créée au Teatro San
Carlo de Naples la fort belle Fausta, bien-aimée car souvent remaniée par
son créateur. Le 13 mars 1832, c’est le tour de Ugo Conte di Parigi au
Teatro alla Scala, suivi de près, le 12 mai, par rien moins que… L’Elisir d’amore
(au Teatro della Canobbiana de Milan).
Les personnages masculins sont un
peu en retrait même si Ugo (ténor) parcourt l’opéra de sa générosité qui
l’irradie tout entier. L’autre personnage masculin est le trouble Folco d’Angiò,
(sympathique traduction de Foulques d’Anjou) jouant le rôle du méchant
baryton. A vrai dire, il y a aussi le jeune roi de France Luigi Quinto (Louis V)
mais vocalement on entend encore une femme puisque le rôle est confié à un
mezzo-soprano en travesti. Trois personnages féminins vont nouer les intrigues.
Emma, la reine mère (contralto), poursuivie par le remords d’avoir provoqué la
mort de son époux, le roi Lotario. Bianca d’Aquitania (soprano) aimant
désespérément Ugo alors qu’elle est promise au roi. Adelia, sœur de Bianca (sop.),
secrètement éprise du noble Ugo qui l’aime de retour.
Une autre curiosité réside dans le
fait que l’opéra est présenté dans un découpage dramatique inhabituel : « deux
actes et quatre parties » ; mais, pensera-t-on, il s’agit probablement de
tableaux ou changements de décor à l’intérieur d’un acte… eh bien non ! car les
parties I et III comportent chacune deux tableaux tandis que les parties II et
IV sont constituées d’un tableau unique ! (chacun des deux actes comporte donc
deux parties et trois tableaux). Fantaisie du célèbre librettiste Felice
Romani ?… Il s’agit plutôt d’une conception dramatique et musicale fort précise
et construite : la première partie s’achève sur une très impressionnante
confrontation opposant le roi, Bianca, sa sœur Adelia et le perfide Folco.
Bianca, promise au roi mais éprise d’Ugo, tergiverse ; le roi Luigi finit par
penser qu’elle « aime ailleurs », selon l’expression consacrée et Folco se
frotte les mains de voir les soupçons du roi se porter sur Ugo. Les menaces du
roi à l’égard de Bianca se heurtent aux graves avertissements de celle-ci et
Donizetti en fait une Stretta finale du quatuor si dramatique qu’elle en
donne la chair de poule !
La deuxième partie
consacre son tableau unique à la révélation mutuelle de l’amour existant entre
Adelia et Ugo, puis au grand Finale de l’acte comprenant des « Scene »
(récitatifs enrichis) accumulant coups de théâtres, un ensemble « Concertato »
ciselé autour des soupçons, doutes et méfiances de tous les personnages et une
entraînante « Stretta » finale, véritable point culminant de l’acte,
traduisant en musique le paroxysme de l’amour désespéré, de la jalousie, de la
colère la plus noire. Ugo est arrêté et conduit en prison.
La troisième partie
commence dans la prison de Ugo et l’on découvre sa magnanimité car pour épargner
Adelia, il tait leur amour et accepte l’injuste emprisonnement. On constate
l’intelligence de Donizetti qui résiste à lui placer un grand air de désespoir,
se contentant de le « caractériser » en un simple Arioso (Scena
élaborée et proche d’un air). De même, point n’est besoin d’un long duo entre
Ugo et Bianca afin que celle-ci devine qui est sa rivale : on fait entrer Adelia
rapidement et là on obtient un Terzetto efficace ! Des hommes d’armes
viennent délivrer Ugo en l’exhortant à épouser le parti contraire au roi, Ugo
les suit mais surtout pour fuir Bianca ! Le tableau suivant nous montre la
belle réconciliation du roi et d’Ugo qui a finalement contenu les rebelles et
préservé le trône. Le noble Conte di Parigi présente sa bien-aimée Adelia et le
roi promet dans son Air de pardonner à Bianca en la faisant reconduire dans ses
terres d’Aquitaine. C’était sans compter le caractère de feu du personnage…et il
faut d’ailleurs savoir que Donizetti intitula pendant un temps son opéra :
Bianca d’Aquitania !
La quatrième partie
est en fait le complexe et passionnant Finale : un sombre prélude donne l’état
d’esprit de Bianca, torturée par la recherche d’un moyen d’empêcher le mariage
d’Ugo avec sa sœur. Folco lui donne une bague contenant du poison en rappelant
que dans cette même galerie conduisant à la chapelle royale, mourut le roi
Lotario…Bianca hésite, elle n’était pourtant pas née pour le crime ! Au moment
où elle va entrer dans la chapelle, une lamentation la retient : c’est Emma la
reine mère. On comprend à ses mots couverts (probablement par la
censure !) qu’elle s’accuse du meurtre de son époux, Lotario. Bianca est
bouleversée par ces remords déchirants et un revirement s’opère en elle (traduit
par un simple Arioso et non par un air !) : au lieu de détruire par
vengeance, elle se punira elle-même : elle avale le poison.
Une poignante Scena (et non
un duo –ô économie donizettienne !) l’unit à Emma à qui elle dit ces paroles
puissantes :
« Je tente un délit. (...) Pour
que je n’aie pas à l’accomplir / Montre-moi ta douleur.”
Les éclairs et le tonnerre servent
d’écrin enflammé à sa Cabaletta finale, son adieu à tous. Mais, loin
d’être une demande de pardon ou l’expression d’un regret quelconque, sa
déclaration finale n’est que désespoir extrême et en cela, cet adieu fou et
presque maudissant est complètement romantique :
« De quel amour j’ai pu t’aimer,
de quelle haine je te hais à
présent,
te les révèlent cette terrible
violence extrême,
ma mort, ma fureur.
Espère donc, ô coeur ingrat,
espère recevoir de la joie de
cette femme...
Moi en mourant, je lui laisse à
elle
Et cette haine... et cet
amour. »
Pas de cadences conclusives, les
soupirs de Bianca mourante alternent avec les « Ah ! » consternés des autres
personnages ; les plaintes de la flûte avec les fortissimi de l’orchestre. La
voix de Ugo domine toutes les autres alors que retentit la dernière charge
orchestrale, scellant la catastrophe.
Salut aux bienheureux passionnés
qui fouleront le sol de la Cité lombarde, secrète derrière ses remparts,
magnifique d’histoire, de clairs-obscurs, de terrasses de cafés jonchées de
feuilles de marronniers à peine rouillées par l’automne qui épargne un peu la
région…
Un instant d’émotion (le
premier !) lorsqu’ils franchiront les portes du Teatro Donizetti : « Il » est là
qui monte la garde, un bouquet de roses blanches à ses pieds… On est absorbé par
le velours cramoisi et avant de découvrir la magnifique salle, on passe devant
un buste à la mine vraiment renfrognée car lui, il ne règne pas ici : Giuseppe
Verdi !
Yonel Buldrini