Elle
avait quelque chose de farouche dans le visage et dans la voix. Un
timbre métallique, des traits anguleux, un regard noir –
l’Ortrud idéale, qui passe de la véhémence
démoniaque de « Entweihte Götter »
à l’humilité fielleuse de « Hier zu
deinen Füssen » avec un terrifiant naturel.
Elle avait aussi quelque chose de fascinant et d’immense. Comme
si Brünnhilde, Isolde et Elektra lui étaient taillés
sur mesure. Légendaire, elle l’a été
dès ses débuts. Remplacer Lotte Lehmann en Sieglinde, un
soir de broadcast au Met, entourée de Traubel, Melchior, Schorr,
Kipnis et Thorborg, c’est jouer sa carrière à
quitte ou double. La consécration, elle a pourtant dû
l’attendre. Car si l’attaque de Pearl Harbor lui vole la
vedette ce 7 décembre 1941 en rappelant les New-Yorkais à
des préoccupations autrement plus cruciales, c’est
peut-être pour que la révélation de ce
phénomène vocal et scénique se fasse encore plus
idéalement dix ans plus tard, dans l’écrin du Neue
Bayreuth.
Nourrisson, elle dormait dit-on dans la loge de Flagstad pendant que
celle-ci se produisait sur la scène du Met. A la fin de la
guerre, c’est cette même Flagstad qui conseille à
Wieland Wagner de choisir Astrid Varnay pour assurer la relève
sur la Colline sacrée. Elle y deviendra une habituée
pendant 17 étés. Aux côtés de Hotter,
Mödl, Windgassen, Vinay, Rysanek, elle y écrit un
éblouissant chapitre de l’interprétation
wagnérienne mais aussi de la mise en scène
d’opéra. Plus que tout autre, Varnay illustre la
révolution scénique de Wieland Wagner, à tel point
que sa stature et son maintien lui valurent cette célèbre
remarque du metteur en scène : « Pourquoi
aurais-je besoin d’un arbre sur scène lorsque j’ai
Astrid Varnay ? ».
Sa discographie aussi se réduit presque exclusivement à
ces étés passés sur la scène du
Festspielhaus. Quelques (très) rares gravures en studio (qui ne
pouvait de toute façon pas rendre justice à cette voix
indomptable et rebelle), des live new-yorkais de la première
époque, des traces de sa reconversion en mezzo
dramatique… Tout le reste n’est qu’accumulation
wagnérienne miraculeusement (méticuleusement ?)
préservée par le disque pirate. Faute de l’image,
on se contentera d’écouter ses Senta, Ortrud, Sieglinde,
Kundry, Isolde et Brünnhilde qui révèlent,
d’une année sur l’autre, une sorte
d’acharnement à sonder le mystère wagnérien,
le sens de l’opéra, dont l’interprétation
s’enrichit au fil des représentations au lieu de
s’épuiser.
Telle Kundry, elle n’aura de cesse d’arpenter les
scènes en quête de nouveaux visages, de nouvelles
métamorphoses, en une « seconde »
carrière d’un fascinant éclectisme – avec
néanmoins une attirance toute particulière pour les
rôles ambigus (Claire Zachanassian de la Visite de la vieille
dame, Leokadja de Mahagonny, Mother Goose du Rake’s Progress),
désespérés (Mamma Lucia, Kabanicha de Katia
Kabanova), névrosés (Klytemnestra, Herodias) voire
damnés (Kostelnicka, la Nourrice de la Femme sans ombre)…
Les monstres sacrés sont éternels, mais pas immortels. En
consciencieuse gardienne du temple, Astrid Varnay s’est
assuré que tous ses collègues (Rysanek, Mödl,
Hotter, et plus récemment Nilsson) se soient retirés au
Walhalla pour pouvoir les y rejoindre. Mais en l’état
actuel du chant wagnérien, on se demande quelle valkyrie a bien
pu l’y conduire.
Sévag Tachdjian
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