Ses chanteurs l'appellent Maître Yoda, non sans
une pointe de tendresse dans la voix. Chacun de ses concerts s'achève par un
triomphe; c'est que les amateurs d'opéra (et de Rossini en particulier), savent
ce qu'ils doivent à Alberto Zedda. Père fondateur du Festival de Pesaro
et grand réviseur musicologique de l'oeuvre de Rossini, Zedda a porté sur ses
frêles épaules la Rossini renaissance des années 70, un mouvement qui a
complètement révolutionné l'art d'interpréter ce compositeur mésestimé. Alors
qu'il va sur ses cinquante ans de carrière, Zedda reste infatigable, on le voit
chaque saison porter des orchestres à bout de bras, faire sortir de formations
modestes des sonorités inespérées et, surtout, insuffler une verve géniale à bon
nombre d'interprètes. C'est dans le cadre des représentations de La
Cenerentola à l'Opéra Royal de Wallonie (où il est invité chaque
saison) que nous l'avons rencontré.
Comment êtes vous devenu
l’éminence rossinienne que vous êtes ?
Pur hasard, vraiment. Au début de
ma carrière je ne pensais pas particulièrement à Rossini, j’ai dirigé le
Barbier mais ce fut une expérience isolée ; à vrai dire je n’étais pas non
plus un grand amateur de Belcanto, je n’avais pas encore découvert Monteverdi
dont l’écriture musicale m’a permis de faire le lien avec ce qu’on appelle le
Belcanto romantique. Au cours de mes dix premières années professionnelles comme
chef d’orchestre j’ai surtout dirigé de la musique symphonique, j’avais gagné un
concours important à la radio italienne, concours d’autant plus important que
c’était le premier après la seconde guerre mondiale, tout le monde musical
italien avait les yeux rivés sur nous. J’avais présenté
une symphonie de Mozart et Petrouchka de Stravinsky, j’ai ensuite été
invité un peu partout en Italie, notamment à l’Orchestre de l’Académie de
Santa-Cecilia. A cette époque je dirigeais beaucoup de musique nouvelle. Il
faut dire que j’ai étudié au conservatoire de Milan où mes camarades
s’appelaient Berio, Nono, Castiglioni… des compositeurs dont j’ai créé pas mal
d’œuvres. Pour être honnête, à cette époque, je n’avais pas un très grand
intérêt pour l’opéra, j’y suis arrivé graduellement par Wagner, bien sûr, mais
aussi par Moussorgski, Ravel, Pelléas et Verdi avec Falstaff et Otello, bien
qu’il y avait dans Otello des éléments qui ne nous plaisaient pas beaucoup.
Inutile de dire qu’à nos yeux Rigoletto et Traviata ce n’était pas grand chose
et ne parlons même pas de ce pauvre Puccini qui était un compositeur pour femmes
de chambres. Heureusement, nous avons beaucoup évolué depuis cette époque
(rires). Bref, je ne m’intéressais pas du tout à Rossini. J’ai commence à
m’intéresser à l’opéra quand je suis devenu l’ami de Celletti dont j’avais lu
les livres avec un très grand intérêt. J’ai doucement commencé à réaliser qu’il
y avait dans cette musique – qui a mes yeux n’existait même pas – une force de
chant qui est peut-être la plus poétique, l’extrême possibilité où l’interprète
est aussi créateur, où il a l’occasion de participer, de donner vie à la musique
et ne se contente pas d’en être le médium. Honnêtement, pour
Verdi et Puccini, il suffit de bien chanter, de suivre sagement
les indications du compositeur et tout est prévu pour que ça marche. L’orchestre
peut-être modeste, les chanteurs peu talentueux et le chef sans inspiration :
Verdi et Puccini vous feront quand même pleurer. Dans l’Opéra romantique
l’émotion se situe toujours aux mêmes endroits, on en connaît par cœur toutes
les ficelles : le public sort ses mouchoirs au moment voulu. Rossini offre des
degrés d’émotion très différents, c’est une émotion résolument plus
intellectuelle, moins épidermique, elle ne saisit pas la chair et le sang des
spectateurs, c’est une des choses qui m’a tout de suite interpellé. Maintenant,
d’un point de vue strictement musical, Rossini a un intérêt relativement faible.
Il suffit de le comparer à Mozart ou a Schubert pour constater la pauvreté et la
simplicité de sa musique. La mélodie rossinienne n’est pas non plus grandiose :
essayez de chanter un air de mémoire, ce n’est pas si simple… tandis
que Puccini et Verdi, c’est autre chose ! Heureusement, il y a un autre point de
vue, qui est également musical : celui du sens de la construction par exemple.
La construction du discours musical rossinien est absolument fantastique,
l’orchestration mise en parallèle à l’écriture vocale est un miracle. Mettez une
autre orchestration avec la même écriture vocale et tout s’effondre, elle permet
au chanteur de dépasser son simple rôle d’interprète. Après tout, c’est une
autre manière d’être musicien : Rossini était sans doute plus constructeur que
créateur.
Maintenant que les grands chanteurs de la Rossini renaissance (Horne, Blake,
Ramey,…) prennent leur retraite, comment voyez-vous l’avenir du chant
Rossinien ?
Ces chanteurs étaient
effectivement grands : grands rossiniens et grands belcantistes. Ils étaient
grands parce qu’il y avait une religion du belcantisme qui a heureusement
disparu. Vous savez, ce genre de religion, même vocale, s’inscrit dans la
configuration de toutes les religions : il s’agissait d’un ghetto, d’un ghetto
doré, certes, mais d’un ghetto tout de même ! Je ne suis pas convaincu de
l’utilité du « spécialisme », même si dans les années 70, nous en avons eu
besoin pour lancer le Festival Rossini de Pesaro. D’ailleurs – ce qui est
cocasse – c’est qu’au moment de lancer le premier Festival il nous a fallu nous
tourner quasi-exclusivement vers des chanteurs étrangers. Pourquoi ? parce qu’en
Italie la tradition du chant romantique a complètement écarté des Conservatoires
la tradition du chant belcantiste. Les étudiants de cette époque avaient pour
professeurs des gens qui avaient – souvent très mal – chanté de l’opéra
romantique toute leur vie. Il y avait donc pléthore de grandes voix mais qui
ignoraient tout de la technique, de l’agilité, des trilles et des messa di voce.
Si d’aventure on montait une œuvre belcantiste, on l’adaptait à la sauce
romantique et on coupait tout ce qui posait problème. Nous nous sommes donc
tournés vers des artistes anglo-saxons qui, eux, n’ont jamais perdu le contact
avec la technique de chant belcantiste et ce parce que Händel, qui en est un des
plus brillants défenseurs, est inscrit très profondément dans leur culture
musicale. Il n’y a pas une famille dans ces pays qui n’ait été au moins une fois
écouter Le Messie. Les jeunes chanteurs qu’étaient Marilyn Horne, Rockwell
Blake, Chris Merritt étaient donc solidement imprégnés de cette tradition et, à
mes yeux, dès qu’ils sortaient de ce répertoire ils devenaient inappropriés : je
n’aime pas du tout la Carmen de Marilyn Horne, ni les Bellini de Rockwell
Blake, quant à Chriss Merritt, il n’était pas vraiment à sa place dans les
Verdis qu’il a abordés, comme Il Trovatore…
Et
I Vespri Siciliani à La Scala ?
Là par
contre, il n’avait pas tort, l’écriture de l’œuvre le lui permettait. L’erreur
vient plutôt de la Scala et de Riccardo Muti qui avec une équipe de chanteurs
belcantistes (Studer, Merritt) a opté pour une lecture résolument romantique
de l'oeuvre. Il a cherché dans cette pièce
tout ce qu’il y avait de nouveau, de génial et de novateur ; ce fut donc
l'exécution d’une grande œuvre héroïque
de Verdi… alors qu’il avait sur son plateau la fine fleur des chanteurs
belcantises. La pauvre Cheryl Studer qui est une chanteuse magnifique s’y est
plus ou moins cassée les dents. C’est
un problème qu’on rencontre souvent quand on aborde une œuvre comme Guillaume
Tell car on peut la lire de
deux manières : comme la dernière œuvre belcantiste ou comme l’un des premiers
opéras de la tradition romantique italienne. On pouvait à l’époque confier
Arnold à Nourrit ou à Dupraz (ndlr : inventeur du célèbre contre-ut de
poitrine), cela revient a opter entre une version de l’œuvre avec Florez,
chanteur idiomatique ou avec Lauri-Volpi qui l’a chanté de manière extrêmement
héroïque. On peut examiner le même phénomène avec des œuvres comme Le Siège
de Corinthe ou Moïse et Pharaon. Mais franchement, à mon avis,
Rossini n’est pas gagnant quand on le met dans les bottes de Verdi. Dans ce cas,
je préfère le vrai Verdi.
C’est à cause de ça que Rossini
aurait arrêté ?
Oui, sûrement mais il avait aussi
des problèmes de santé. Rossini pensait arrêter sa carrière bien avant cet
ultime Guillaume Tell, il en parlait déjà dans ses lettres alors qu’il
composait Semiramide à Venise. S’il était certainement un grand
compositeur, il était avant tout un homme d’une extrême intelligence, un homme
qui comprenait… qu’on ne le comprenait pas. Il suffit de lire les critiques de
l’époque pour s’en rendre compte : on le classait parmi les continuateurs de la
tradition, or, franchement, il n’y a rien de comparable entre un Rossini et un
Cimarosa ou un Paisiello. D’accord, la forme de ses opéras n’est pas originale,
il l’a adoptée des opéras comiques de Mozart, son génie
réside plutôt dans le fait d’avoir appliqué cette forme à
tous ses opéras, qu’ils soient « comiques » ou sérieux. Le Mozart de l’opéra
seria conservait la forme traditionnelle, vraiment ampoulée théâtralement
parlant. On se retrouvait avec trente airs sublimes
enchaînés les uns aux autres. A l’époque, quand on ne faisait rien de ses
journées, un tel divertissement pouvait être intéressant. Aujourd’hui, après une
longue journée passée au bureau, les bâillements risquent d’apparaître avant le
trentième air, tout sublime qu’il soit. Mozart se rendait
compte qu’il s’agissait d’une dramaturgie difficile car extrêmement limitée et
heureusement il a eu l’idée de faire ses opéras comiques et d’y laisser
éclater tout son génie. Le coup de force de Rossini aura
donc été de prendre cette « nouvelle forme » inventée par Mozart dans ses opéras
comiques et de l’appliquer aux opéras serias. D’ailleurs,
Donizetti et Bellini l’ont suivi dans cette voie et c’est
bien pour cela qu’ils considéraient Rossini comme leur père et non parce qu’ils
s’identifiaient à lui au point de vue musical. Ils avaient compris la force de
cette structure ; pour eux le modèle de l’opéra à venir vient de là. Pour ce qui
est de la vocalité, par contre, elle reste ancienne, comme dans le Mozart seria
qui est sans doute l’exemple type de belcantisme extrême, il est d’ailleurs
quasiment impossible de chanter Lucio Silla
ou Mithridate dont le rôle titre n’a pas encore trouvé d’interprète digne
de lui. Le belcantisme de Rossini est plus génial, plus facile. Chez Rossini le
texte est moins important : la ligne de chant est expressive, elle n’est pas
figée, l’interprète peut la modeler en fonction de ses idées et cela bien au
delà des variations et des cadences. Chez Mozart c’est tout à fait impossible,
car l’instrumentation dicte souvent une ligne que l’interprète doit
impérativement suivre. Pour moi, Rossini parvient à se détacher de la
caractéristique strictement virtuose pour tendre vers le geste théâtral, une
psychologie expressive. Mais ce qui est vraiment moderne chez Rossini, ce
sont une série de figures culturelles qui n’étaient ni
classiques ni romantiques. L’ambiguïté par exemple, Rossini est ambigu, on ne
connaît jamais la vérité. Dans La Donna del lago, Elena est-elle vraiment
heureuse ? Veut-elle vraiment de Malcolm ou tout compte fait préfèrerait-elle
Uberto auquel elle a clairement renoncé ? C’est une héroïne fascinante qui a un
rapport important avec l’eau et avec la nature et dont on se demande jusqu’où va
l’innocence. C’est une sorte de Mélisande avant l’heure. Rossini est aussi l’un
des inventeurs du « non sens », à l’époque des Lumières tout devait être
expliqué, clair, déterminé… Rossini a fait du non-sens sa marque de
fabrique. Il a aussi laissé une grande place à l’ironie dans son œuvre. Dans sa
« Vie de Rossini » Stendhal parle de « folie organisée »… c’est sans doute la
plus belle définition que l’on puisse trouver de l’œuvre de Rossini, œuvre qui
du vivant de son auteur était vue comme la continuation de la tradition…
Justement, vous ne pensez pas que dans Le Barbier, quand Bartolo chante
son petit air suranné, c’est une pique que lançait Rossini à Paisiello, auteur
d’un Barbier très académique ?
Clairement,
oui. D’ailleurs Le Barbier est l’œuvre de la démarcation entre le monde des
jeunes et le monde des vieux. A mes yeux, on le comprend réellement en mettant
en parallèle les personnages de Figaro et de Basilio. Ce dernier est en quête
perpétuelle d’argent, tout comme Figaro, mais là où Bartolo se contente du
simple plaisir de l’or, Figaro cherche autre chose : le pouvoir. Pour ce faire,
il se rend utile, indispensable. C’est cela qu’illustre son grand air d’entrée.
Rosinsa, elle aussi, est un personnage très moderne. Quand le Comte lui chante
sa sérénade, elle minaude, dit « non, non, non » et finit par dire « si ».
Rosina joue un jeu tout à fait nouveau : elle s’assume, elle n’est pas une
victime. Après la sérénade, elle jette un billet au Comte où elle lu dit, en
gros : « je vois bien que je t’intéresse… eh bien moi aussi tu m’intéresses mais
à quel jeu jouons-nous, quelles sont tes intentions ». Cette jeune fille qui
prend son destin en main, c’est le jeu de l’amour moderne. On ne se rend pas
compte que les grandes valeurs de l’école romantique, à savoir l’amitié
éternelle, la fidélité et l’amour grandiloquent fatiguent la jeunesse
d'aujourd'hui. L’ironie et le non sens, en revanche, pas du
tout…
Vous
avez énormément travaillé aux révisions musicologiques des œuvres de Rossini,
comment expliquez vous qu’aujourd’hui il y ait plusieurs œuvres qui n’ont pas
encore de forme précise ?
L’édition
critique ne consiste pas seulement à déterminer un texte, même si c’est son
premier devoir. Elle doit avant tout donner aux musiciens tout le matériel
qui est entrée dans l’histoire de l’opéra de manière légitime et
authentique. Qu’est ce qui est authentique ? Par exemple, feuilletez la
partition de La Cenerentola, arrivé à l’air de la basse, Alidoro, vous
trouverez un air composé par Luca Agolini, un assistant de Rossini. Or il existe
un air pour Alidoro, absolument magnifique, composé par Rossini lui-même, c’est
d’ailleurs l’air qu’on a l’habitude d’entendre dans chacune des exécutions
modernes de l’œuvre. Alors pourquoi cet air ne figure-t-il qu’en appendice de
l’édition critique ? Parce qu’à la création de La Cenerentola, création
dirigée par Rossini lui-même, c’est l’air d’Agolini qui a été présenté au
public. Ce n’est que deux ans plus tard, quand Rossini a eu une grande basse à
sa disposition qu’il a écrit l’air que nous connaissons.
L’édition critique d’une partition se charge donc d’offrir la partition telle
qu’elle était lors de sa première exécution, car on estime qu’il s’agit de la
version validée par le compositeur et pas encore marquée par la tradition, les
modes et les habitudes. Il s’agit donc de l’expression le plus directe de la
créativité de l’artiste. On travaille ensuite à mettre en appendice tout ce qui
nous semble « authentique », comme cet air d’Alidoro. Quoi qu’il en soit,
Rossini était un être mystérieux. Prenez Il Turco in Itala, œuvre
commandée par un théâtre très important (La Scala de Milan) et dont il confia
l’écriture du finale à un élève. L’air d’entrée de Don Geronio, et l’un des deux
airs de Don Narciso sont également du même élève. On se trouve donc devant une
œuvre comportant des passages sublimes et qui se ponctue par un final, sans
grande imagination, composé par un subalterne. Je comprends qu’on confie la
composition d’un petit air à un élève, mais pas le finale de l’opéra, c’est
fou ! Enfin, Rossini était en crise, il était terriblement malheureux de ne pas
être compris par ses contemporains, d’être relégué parmi les « classiques », lui
qui était le père d’une vocalité si originale, d’une liberté pour l’interprète
inédite depuis Cavalli ou Monteverdi. A mes yeux Rossini
est un compositeur qui a échappé aux mouvements de son époque : le classicisme
et la romantisme. Qu’était-il d’autre qu’on compositeur tout simplement
moderne ? Cherchons lui des homologues dans l’art plastique par exemple. Les
noms qui me sautent aux yeux sont Miro, Dali, Clay, Mondrian, Kandinsky,
Kokoschka,… On ne peut pas le comparer à ses contemporains. Rossini fut un
compositeur moderne vêtu d’habits anciens.
Propos recueillis par Camille De Rijck