Trente ans après la dernière
production de Khovantchina au Comunale, la direction du théâtre
qu'il convient désormais d'appeler "Del maggio Musicale" propose
le dernier opéra de Moussorgski dans la version déjà
réalisée à Paris en 2001.
L'actualité internationale
donne malheureusement un relief particulier à ces représentations.
Moussorgski avait voulu écrire un opéra qui reflétât
ses conceptions de musicien et de citoyen, s'éloignant encore plus
que Boris des formes musicales et des harmonies de l'opéra européen
et faisant du peuple russe, éternel souffre-douleur des rivalités,
de l'égoïsme et du mépris des puissants, le véritable
héros de son oeuvre.
Mais dans la Russie des années
1870, toute vérité n'était pas bonne à dire
; d'où le recours à l'histoire, pour que le passé
éclaire le présent. La khovantchina expose l'échec
d'un complot contre le pouvoir impérial, accusé par le boyard
Ivan Khovanski et le moine Dossifeï de détruire les institutions
traditionnelles sous l'influence d'agents de l'étranger et de ainsi
de trahir les valeurs éternelles de la Russie : le pouvoir réservé
de droit aux nobles et la liturgie orthodoxe des Vrais Croyants. A eux
se joint un homme qui craint d'être tombé en disgrâce
bien qu'il approuve les réformes, l'ambitieux Golitsine.
On le voit, à aucun moment,
ces personnages ne se demandent ce qui serait bon pour le peuple russe.
Soit parce qu'ils le considèrent comme une masse informe ayant pour
destin de les servir aveuglément et dont les vies individuelles
n'ont aucune importance - les Khovanski père et fils et Golitsine
- soit parce qu'ils savent ce qui est bon pour lui et qu'il n'a donc qu'à
leur obéir - Dossifeï.
Délivrés d'eux par
leur défaite - Khovanski est assassiné, Golitsine exilé
et Dossifeï se suicide - le peuple sera-t-il plus heureux ? Chaklovity,
l'agent déclencheur de la répression contre les comploteurs,
semble attendre la solution d'un homme providentiel que le Ciel enverrait,
ce qui semble dire qu'il n'est pas encore là et qu'il ne peut s'agir
du tsar Pierre...
Moussorgski n'apporte pas de réponse,
ce n'est pas le propos de son opéra. Il se borne, si l'on peut dire,
à montrer ce peuple tel qu'il est à travers ses représentants
: capable de la pire cruauté (les streltsy) et de profonde compassion
(le choeur qui commente le départ en exil de Golitsine), enjoué
et matérialiste (l'ivresse des soldats) et profondément mystique
(les Vieux Croyants), mais toujours réduit par ceux qui pourraient
l'aider au rôle de témoin passif, condamné à
regarder l'Histoire se faire, à en subir les terribles conséquences
et/ ou à disparaître.
Les individualités qui l'incarnent
n'échappent pas à ce tableau pessimiste. Les serviteurs sont
voués à recevoir des avanies, tel l'envoyé de Solitsine
qui doit être étrillé sur ordre de Khovanski père.
Les fonctionnaires ne sont pas à l'abri des exactions, témoin
le scribe qui craint d'être tué par les streltsy. Marfa a
été abandonnée par le fils Khovanski malgré
les serments qu'il lui avait faits ; toujours amoureuse de lui, elle parvient
mal à sublimer cet attachement incompatible avec le service de Dieu
auquel elle veut se vouer. Susanna incarne la bigote refoulée dont
les frustrations explosent dans un délire menaçant.
C'est en fonction de ce pessimisme
que James Conlon a choisi, comme Valery Gergiev et Claudio Abbado avant
lui, de remplacer le choeur final de la version Chostakovitch par celui
de la version de Stravinsky, plus en accord avec ce climat. Du prélude
jusqu'au terrible grondement final, l'ex-chef permanent de l'Opéra
de Paris a conduit de main de maître un orchestre tout entier acquis
à sa cause. Donnant le meilleur d'eux-mêmes, les musiciens
(bois, cuivres, percussions), ont su trouver les couleurs variées,
la suavité, la rudesse, la violence, les stridences, la légèreté,
la souplesse, l'extatique requises par les différentes scènes.
Chacune aurait pu s'écouter les yeux clos tant l'exécution
musicale adhérait à la situation.
Peut-on en dire autant de l'aspect
théâtral ? Le souci de ne pas reproduire les imageries de
carton-pâte a du bon, mais le décor du premier acte, s'il
est impressionnant, ne rend pas toujours l'action très claire. Les
corps étendus devant les murailles du Kremlin dont les bulbes dorés
dépassent le haut des remparts disent bien la misère du peuple,
mais pourquoi le veilleur n'est-il pas endormi ? Ce manquement à
la discipline indique pourtant dès le début que la Russie
connaît une crise de l'autorité, ce qui sera explicité
par le scribe.
La scène au cours de laquelle
Andrei Khovanski "courtise" Emma à sa manière de prédateur
manquait de force ; ce jeune coq n'est pas habitué aux refus et
il ne les supporte pas : sa violence doit, très vite, devenir manifeste.
Emma est une luthérienne dont le père a été
tué et le fiancé exilé ; est-il bien pertinent de
la décolleter joliment ? La libido des Khovanski s'éveille-t-elle
seulement si les épaules sont découvertes ?
A l'acte II, les conjurés
se rencontrent chez Golitsine. Le décor est constitué d'un
mur immense, d'un jardin au milieu du plateau, dont la découpe irrégulière
représente, suppose-t-on, l'âme de Golitsine, divisée
entre le réformisme éclairé et les superstitions ataviques.
Ce symbolisme primaire semble avoir éclipsé un aspect de
la rencontre entre les trois "loosers", si j'ose dire. Leur affrontement
a une dimension comique pour le spectateur vigilant - tant il est clair
que leur association est vouée à la déconfiture -
que confirme la musique narquoise qui commente leur querelle et dont on
n'a guère tiré parti.
Au chapitre des réussites,
le début de l'acte III jusqu'à l'intervention de Susanna,
qu'on pourrait souhaiter plus véhémente, et la fin à
partir de l'irruption du scribe, l'acte IV en entier (à l'exception
du passage où Chaklovity s'assied sur la cathèdre d' Ivan
Khovanski, symbolisme grossier et provocation peu pertinente ) et l'acte
V jusqu'au bûcher, même si les successifs changements d'habit
des Vieux Croyants, destinés à matérialiser par le
passage du noir au blanc l'accession au statut de martyr, prennent dans
le contexte dramatique quelque chose de vaguement frivole.
Reste à aborder le plan vocal.
Comme sur le plan musical, la réussite est complète. Elena
Zaremba, mezzo à la voix claire et jamais forcée, est une
Marfa convaincante de bout en bout. L'Emma de Marina Fratarcangeli est
plus conventionnelle ; la voix est jolie mais le désespoir du personnage
n'est pas fermement marqué. Irena Milkeviciute chante Suzanna d'une
voix précise et contrôlée, peut-être un peu trop
pour un personnage censé s'emporter.
Valery Alexeiev prête
quant à lui son baryton à Chaklovity. Dans son rôle
de délateur, il trouve les accents d'autorité nécessaires
et sait, au troisième acte, rendre sensible l'émotion de
ce patriote qui ressent profondément les souffrances de la Russie.
Robert Brubaker est un bon acteur et parvient à traduire les interrogations
de Golitsine comme ses frayeurs, d'une voix claire et bien projetée.
(Ne pas le vieillir est un choix défendable, mais peu compatible
avec les nombreuses actions qu'il semble avoir accomplies au service du
trône).
Son compatriote Clifton Forbis, soit
parce qu'il s'était échauffé, soit par souci de composer
le personnage, donne d'Andreï Khovanski une image qui gagne en implication
; du fils à papa dévoyé du premier acte à l'homme
seul du dernier, le personnage s'enrichit, et la voix avec lui. Dossifeï
avait pris la voix sonore de Roberto Scandiuzzi. En grande forme, sans
aucune faille ni impureté, le timbre se déploie magnifiquement
et le guide des Vieux Croyants s'incarne avec noblesse dans la haute stature
du chanteur. Vladimir Ognovenko, enfin, est un Ivan Khovanski impeccable,
aussi bien par la qualité du chant que par le métier du comédien
; sa composition dans l'acte IV est un modèle, mais toutes ses autres
interventions sont excellentes.
Le public de la première qui
avait résisté aux quatre heures quinze de spectacle a manifesté
sa satisfaction en applaudissant longuement tous les participants, des
figurants aux ravissantes danseuses du ballet persan de l'acte IV, en passant
par les choeurs et les seconds rôles. Parmi les solistes, les quatre
derniers nommés et Elena Zaremba sont acclamés. Mais le grand
triomphateur est James Conlon dont la joie fait plaisir à voir :
si la salle trépigne, l'orchestre tout entier est resté dans
la fosse et tous les musiciens applaudissent sans fin celui qui a été
l'âme de cette grande représentation.
Maurice SALLES