Né en 1971, le Londonien Thomas
Adès devient compositeur en résidence de l'Orchestre Hallé
à sa sortie de l'Université de Cambridge. On connaît
surtout de lui Living Toys, commande du Sinfonietta de Londres, et cet
unique opéra, Powder her face. Mais il y a aussi à
découvrir Five Eliot Landscapes, la Chamber Symphony, créée
en 1993 par l'Orchestre philharmonique de la BBC, The Origin of the
Harp (1994) et These Premises are Alarmed pour l'inauguration
du Bridgewater Hall en 1996. Thomas Adès mène également
une carrière de pianiste et chef d'orchestre et assume la direction
artistique du Festival d'Aldeburgh.
Commandé par l'Opera Almeida
pour le Festival Cheltenham en 1995, Powder her face peut être
considéré comme un opéra de chambre, puisqu'il ne
sollicite que quatre chanteurs et un ensemble orchestral de quinze instruments.
C'est l'opus 14 au catalogue d'Adès, sa composition datant de 1994-95.
La création française
de l'opéra eut lieu à Nantes, dans une production de Laurence
Dale. Il est donc logique de la voir arriver à Metz, d'autant que
dès sa création anglaise, l'ouvrage a connu une carrière
magnifique pour un opéra contemporain. Est-ce la mention "pour public
averti" de l'affiche ou le manque de curiosité ? La salle est loin
d'être pleine, mais les absents ont, selon l'adage, bien tort, car
"la" scène effectivement un peu scabreuse de l'acte I n'est qu'un
épiphénomène (qui plus est justifié dramatiquement
et musicalement) en regard de la formidable révélation musicale
du talent de Thomas Adès et de la pertinence du travail scénique
de Laurence Dale.
L'argument repose sur une histoire
réelle qui défraya la chronique anglaise, celle de la Duchesse
d'Argyll, aux moeurs plus que scandaleuses et au divorce tumultueux. Mais
les faits ne sont que prétextes à une critique au vitriol
des conventions de la société aristocratique, d'Angleterre
ou d'ailleurs. Tout le monde en prend pour son grade, du duc cachectique
et libidineux à sa maîtresse cynique, des serviteurs aux faux
amis, des juges aux tabloïds... Toute une société du
paraître et de l'hypocrisie, de l'argent et du pouvoir. Et pourtant,
le livret est si habile que la tendresse ou la compassion des auteurs pour
des personnages victimes avant tout de leurs propres faiblesses émeut
en permanence et atténue ce que la charge pourrait avoir d'excessif.
Féroce, oui, méchant, jamais. On rit souvent, un rire franc,
complice, presque fraternel. Oui, ils sont décadents, ridicules,
excessifs, menteurs et corrompus, mais ils nous ressemblent tant... Et
au bout du compte, la morale est sauve, puisque la Duchesse finit bien
par payer ses dettes, au propre comme au figuré.
Ah, cette Duchesse ! Magnifique personnage
campé avec panache par Sally Silver, ambassadrice du rôle
sur toutes les scènes. Tout au long des huit chapitres construits
comme un film par flash-backs ou "flash-forwards" de 1934 (consécration
de la débutante de l'année) à 1990 (chute définitive
de l'héroïne après sa condamnation), la Duchesse se
vautre dans un luxe réel ou imaginaire qui justifie à lui
seul son existence : tout s'achète, un comte comme un garçon
d'étage. Sauf qu'un importun finit toujours par présenter
la facture... Sally Silver est somptueuse, plie sa voix aux caprices de
la partition, parfois bien scabreuse, et réussit une transformation
magnifique, dans le deuxième acte, hétaïre élégante
et nymphomane devenue épave sublime et émouvante, rendant
enfin les armes, dissoute dans les brumes de l'abandon et de l'oubli, scène
finale bouleversante et admirablement réglée par Laurence
Dale.
Autre révélation de la
soirée, un feu follet nommé Heather Buck, voix radieuse et
fluide, incroyablement ductile et virtuose, qui plus est belle et splendide
comédienne. Endossant comme tous les chanteurs de l'ouvrage (sauf
la Duchesse) plusieurs rôles, elle fait preuve d'une présence
scénique et d'une faculté de transformation ahurissantes
: l'air dans lequel, surgie d'une pièce montée, elle décrit
les fastes du mariage chez les riches est un pur délice scénique
et musical. A ses côtés, les deux hommes de la partition sont
aussi désopilants, féroces, et magnifiques chanteurs. Ajoutons
qu'à l'évidence tous se délectent de la partition
vocale...
C'est peu dire qu'elle est d'une complexité
et d'une richesse d'inspiration stupéfiantes quand on songe à
l'âge du compositeur à l'époque, 23 ans. On soupçonne
une culture musicale à l'évidence encyclopédique,
tant les clins d'oeil assumés et parfois tendrement ironiques aux
illustres prédécesseurs abondent : notes bleues échappées
d'un jazz imaginaire, École de Vienne, cabarets de Berlin, scènes
de Broadway, réminiscences de tangos mondains, parodies de crooners,
effluves de Bernstein... La liberté d'écriture est totale.
Ça virevolte, pas de répit, tirades en solo captivantes (pour
la Duchesse, mais aussi pour un juge plus anglais que nature...), duo,
trios, la musique est aussi sarcastique que le texte, elle en rajoute,
c'est énoooooooooooorme parfois, poétique souvent, mais Dieu
qu'on s'amuse ! Et que le chef et les musiciens, pas si imaginaires que
ça, ont du talent. Décor à transformations astucieux
quoique parfois bruyant, ballets cohérents, lumières ingénieuses.
Laurence Dale fait monter tout le monde sur scène aux saluts de
la première : ce n'est que justice.
De l'opéra contemporain comme
cela, on en redemande... C'est plein d'esprit, pas une miette à
jeter, pas une note, pas une scène... Thomas, à quand le
prochain ?
Sophie ROUGHOL