Néron, Agrippine, Otton, Poppée et Claude sont
cinq des personnages les plus fascinants de l’antiquité. La mise en scène de
David McVicar s’attache à leur attribuer les maux et les joies des personnages
qu’ils pourraient incarner dans la société contemporaine. Néron est un jeune
adolescent ambitieux fourré dans les jupes de sa mère et dont la sexualité se
manifeste avec une spontanéité nonchalante ; Agrippine est une matronne dévouée
corps et âme à la carrière politique de son fils et est prête à
tous les sacrifices, à toutes les ignominies pour parvenir à ses fins. Poppée
est la belle jeune femme, dans la fleur de l’âge qui pour s’élever socialement
n’hésite pas à faire s’éperdre de désir quelques amants. Otton est le jeune
soldat courageux qui – encore un peu vert – serait prêt à sacrifier patrie,
honneurs et couronne de lauriers pour la femme qu’il aime. Enfin, Claude est un
tyran débonnaire, attaché à s’épanouir pleinement dans sa sexualité de
quarantenaire et si la pourpre impériale peut l’y aider : tant mieux !
Ce qui fait la réussite de cette vision, ce n’est pas la transposition à notre
époque, ce ne sont pas non plus les clins d’yeux à la société qui nous entoure
ni la belle impertinence de certaines scènes. Ce qui fait la grandeur de cette
mise en scène, c’est qu’elle réussit parfaitement à donner corps à ces
personnages et à justifier chacune de leurs actions par un profil psychologique
des mieux dessinés. Ainsi, le spectateur est d’emblée convaincu que Néron,
transporté au vingt-et-unième siècle serait bel et bien le jeune homme décrit
plus haut.
Un concept suffit rarement à animer une soirée
(surtout quand celle-ci dure près de quatre heures), il faut donc saluer le nombre
incroyable de trouvailles qui colorent les scènes, les rendant ainsi
captivantes. Le piège de ces opéras baroques étant de proposer une alternance de
scène rocambolesques et stéréotypées, David McVicar a parfaitement compris que
le seul traitement qui sauverait le spectateur de l’ennui, était de le faire
rire car, indéniablement, Agrippina est l’une des œuvres les plus comiques et
les plus savoureuses de la production de Händel. Ainsi on notera quelques
phrases qui feraient d’admirables citations, comme Narciso abandonnant lâchement
son ami Otton, désavoué par l’empereur et lui lançant benoîtement : « L’amitié
dure aussi longtemps que le succès ».
Pour ceux qui auraient le bonheur de découvrir cette production à Bruxelles ou
au Théâtre des Champs Elysées de Paris, je ne dresserai pas la liste des gags
qui animent la production, simplement je me permets de signaler que l’air de
fureur de Néron, où celui-ci sniffe des lignes de coke en vocalisant à une
allure démente, restera gravé dans mon esprit comme l’un des moments les plus
jubilatoires auxquels il m’ait été donné d’assister.
Véritable leader charismatique, René Jacobs est le Kadhafi des chefs d’orchestre
: il terrorise ses solistes avec des dogmes dont il ne s’éloigne jamais ;
seulement à l’inverse du sympathique tyran libyen, Jacobs obtient un résultat
devant lequel il n’est à propos que de s’agenouiller. Béni soit René Jacobs
qui, dans toute sa divine splendeur, trouve les couleurs, les
sonorités et les motifs les plus appropriés pour mettre cette partition et ce livret en
branle. Après avoir entendu Jacobs, comme les lectures de Gardiner, McGegan,
Haïm et Malgoire me semblent soporifiques. Question de goût, sans doute.
Le plateau est en tous points remarquable à l’exception d’Antonio Abete,
Pallante scéniquement impressionnant mais qui peine quelque peu dans les
ornementations et dont la voix est décidément bien petite. La Poppée de Miah
Persson, toute sensuelle qu’elle soit, a bien du mal à faire oublier Rosemary
Joshua dont le charme, le talent et le sex-appeal avaient émerveillé bien des
mélomanes il y a trois ans, dans la même production. Cependant, il faut
reconnaître beaucoup de mérites à la jeune soprano suédoise qui fait montre d’une
belle musicalité et d’un investissement scénique jouissif. Réserve également –
mais moindre – pour le Claudio de Lorenzo Regazzo, qui manque d’extrême grave
(défaut particulièrement exposé dans ce rôle). Le chanteur est cependant très à
l’aise dans les passages de grande véhémence et la caractérisation de son
personnage est vraiment une réussite. Dominique Visse est un Narciso moitié
Woody Allen, moitié Roberto Benigni, sa voix de caractère rend son personnage
(couard de nature, sorte de loup Isengrin des temps modernes) encore plus
désopilant. Les stars de cette production sont donc sans nul doute Malena Ernman
(Néron) et Anna Caterina Antonacci (Agrippina). La première, grimée en
adolescent déclare avoir étudié le comportement de son frère et de son mari pour
rendre son Néron le plus crédible possible. Le moins que l’on puisse dire c’est
qu’elle n’a pas les yeux dans les poches ! Magie du maquillage, Malena Ernman
campe un adolescent tellement crédible sur scène qu’à la sortie on entend
beaucoup de gens demander : « Oui mais pour finir, c’est une mezzo ou un contre
ténor ? » Ceci étant dit, saluons l’interprète dont la musicalité atteint des
sommets de subtilité et de bon goût, chacun des quatre airs de Néron est exécuté
avec une grâce et avec un sens de l’à propos tout bonnement confondants.
Soulignons aussi la virtuosité de cette interprète dont les vocalises n’ont rien
à envier à Cecilia Bartoli.
Enfin, Anna Caterina Antonacci prouve que ce n’est pas parce qu’on chante faux,
quasiment du début à la fin, qu’on est une mauvaise chanteuse. Il est vrai qu’il
y a quelque chose dans l’intonation de cette artiste qui fait qu’elle chante
pratiquement tout trop bas. Ce défaut a parait-il beaucoup énervé René Jacobs
qui n’adresse pas le moindre signe ni le moindre regard à son interprète pendant
toute la représentation. Pas vraiment bouleversée par l’ire de Wonder-René, la
pulpeuse Anna Caterina offre une incarnation des plus érotiques de l’histoire de
l’opéra. Bon nombre de messieurs quittèrent d’ailleurs La Monnaie, ce dimanche
après-midi, avec un léger boitement qui fit rougir leurs épouses. Antonacci
n’est certes pas la plus grande chanteuse de tous les temps, mais elle a trouvé
en Agrippina le rôle qui la rendra immortelle ; le rôle qu’aucune autre ne
rendra aussi délirant. Car c’est en meneuse de revue tantôt alcoolique, tantôt
manipulatrice, tantôt nymphomane – salope jusqu’au bout des faux-ongles – qu’Antonacci
fait progresser l’intrigue. Ajoutons à cela un souffle impressionnant et des
vocalises impeccables héritées de sa fréquentation assidue du répertoire
rossinien et nous obtenons un petit miracle de musique et de théâtre.
Agrippina est donc un spectacle à ne pas manquer, dont on aimerait qu’il reste à
l’affiche éternellement pour y inviter tous ses proches et faire – enfin – un
peu de prosélytisme avec efficacité.
Camille De Rijck