Grandeurs
et misères impériales
Pour la première fois de son
existence, l'Opéra de Montréal (OdM) donne dans le baroque
et en portant son choix sur Agrippina, la direction artistique mise
sur la comédie plutôt que sur une oeuvre aux dimensions réellement
dramatiques. On doit saluer l'à propos de cette décision
et pourtant, compte tenu de la méconnaissance pour le public local
des opéras de Haendel, ce n'était pas gagné d'avance.
Merci à Bernard Labadie, directeur artistique de l'OdM, d'avoir
pris ce risque et d'y avoir mis tant d'énergie. Depuis l'annonce
de la saison 2004-2005, on a rêvé toute une année à
cet opéra qui allait ébranler nos habitudes d'écoute
à l'OdM. Il était intéressant de se livrer à
cette anticipation et de se demander comment allaient revivre ces personnages
historiques et surtout cette musique, véritable festival de vocalises,
d'arie da capo ou dal segno, de messe di voce, de canti di sbalzo,
d'airs façonnés sur des mouvements et des rythmes de danses
souvent en contraste, voire en opposition avec les sentiments exprimés,
procédé cher au compositeur pour souligner le ridicule ou
l'ironie de certaines situations.
À l'aube d'une célébrissime
carrière, Haendel n'a que 24 ans lorsqu'il écrit cet opéra
pour le Theatro San Giovanni Grisostomo de Venise. Dans sa vaste production,
il s'agit de son troisième opéra. Vincenzo Grimani, cardinal
et diplomate de son état, fournit au compositeur un des meilleurs
textes qu'il eût à mettre en musique. Pour le librettiste,
les agissements du pouvoir impérial s'apparentent beaucoup à
ceux de la Rome papale de son époque et il en évoque les
contours dans une action ingénieuse, pleine de rebondissements,
mêlant accents dramatiques et éléments vaudevillesques.
L'ambitieuse Agrippina, épouse de l'empereur Claudio, discrédite
Ottone, l'amant de Poppea, pour assurer à son fils Nerone la succession
au trône. Ses plans sont déjoués, mais sachant que
Claudio n'est pas indifférent aux charmes de Poppea, elle lui dévoile
l'amour de celle-ci pour Ottone. L'empereur ordonne le mariage de Nerone
et de Poppea et décide que l'empire ira à Ottone. Celui-ci
préfère épouser la femme qu'il aime et laisse l'héritage
à Nerone. Claudio approuve, Agrippina triomphe et l'opéra
se termine allègrement. Des intrigues, complots, tromperies, duplicités,
merveilleusement servis par une musique qui se déploie avec grandeur
et élégance, se succèdent à folle allure. Cette
vision kaléidoscopique d'événements historiques ne
nous touche guère aujourd'hui, mais elle est prétexte à
comédie. C'est d'ailleurs ce qu'en fait le metteur en scène
même si ce n'est pas toujours du meilleur goût.
Jacques Leblanc accentue les traits
de caractère des deux femmes qui s'affrontent, avec une insistance
marquée pour la turpitude d'Agrippina et l'insignifiance de Poppea.
Cela nous amène parfois à questionner l'opportunité
de certaines situations : l'entrée de Poppea, amenée sur
scène dans son bain, son désinvolte dandinement en scène,
son frétillement auprès des hommes qui l'approchent. Et cela
se prolonge au point qu'on en arrive à se demander si la Poppea
de l'histoire est bien celle qu'on nous décrit ici. On n'ose y croire.
C'est peut-être efficace au plan théâtral, mais le spectateur
voudrait comprendre pourquoi des personnages de si haut rang ont pu se
disputer ses faveurs. On saisit finalement les raisons pour lesquelles
Agrippina s'est joué d'elle aussi facilement, comme d'ailleurs de
tous les autres protagonistes. Le metteur en scène a pris soin de
ne pas amenuiser la stature du rôle principal renforçant ainsi
de façon saisissante le contraste entre les deux femmes. À
côté d'elles, les autres personnages sont moins efficacement
articulés. Sur le plan de la scénographie, quelques détails
tentent, sans y parvenir, de relever le comique de la situation. Au premier
acte, un écran annonce la une du Roma Times avec la manchette suivante
: "Claudio è ritorno". À la toute fin de l'opéra,
l'écran utilisé pour les surtitres détaille le destin
des protagonistes : ils se suicideront (Nerone, Ottone) ou seront assassinés
(Claudio, Agrippine, Poppea, Pallante, Narcisco) ; seul Lesbo survivra
à ces intrigues et se recyclera dans un emploi quelconque à...
New York. On a déjà vu pire.
Les décors font une lointaine
allusion à la Rome antique : trois hautes tours triangulaires à
la base, déplacées au gré des situations, figurent
les pans intérieurs ou extérieurs de palais romains. Très
peu d'accessoires sur la scène : un trône, quelques bancs,
un lit, une chaise pliante. Les costumes, par contre, n'ont absolument
rien à voir avec les événements décrits dans
l'oeuvre et nous situent bien plus loin dans le temps. Certains revêtent
une tenue de ville bien contemporaine, des figurants habillent un semblant
de costume ninja, le bandeau en moins, le manteau dont Claudio est vêtu
lors de sa rencontre "intime" avec Poppea ressemble à s'y méprendre
à celui d'Otello et la robe bustier noire que porte Agrippina au
troisième acte rappelle la grande duchesse de Gérolstein.
Ce voyage vestimentaire, ces disparités s'insèrent harmonieusement
dans le ridicule des situations.
Karina Gauvin (Poppea) & Daniel
Taylor (Ottone)
© Opéra de Montréal
Vocalement, les femmes dominent le
plateau. Lyne Fortin campe une Agrippina toute de feu ; voilà un
rôle taillé sur mesure pour elle. On sent l'engagement artistique,
la pensée musicale qui flotte bien haut et qui met la voix et l'émotion
au service de l'expression. Et quelle voix ! Elle a gagné en intensité
et en agilité depuis sa Thaïs de 2003. Les épisodes
de canto di sbalzo et les vocalises dont ses airs foisonnent ne
lui causent aucun souci. À l'acte II, les deux grands mélismes
du "pensieri" comme tout l'air d'ailleurs sont à couper le souffle.
Pour ses débuts à l'OdM, Karina Gauvin favorise, comme il
se doit, une incarnation extériorisée de Poppea. La touche
du metteur en scène y est pour quelque chose bien sûr, mais
le jeu qu'elle nous offre lui appartient. On n'y est pas insensible, mais
c'est surtout sa voix et la beauté sensuelle qu'elle dégage
qui impressionnent. Parfaitement à l'aise sur le large ambitus de
son rôle, qui semble beaucoup l'inspirer, elle chante et joue les
ingénues de façon impeccable. Le mezzo-soprano Krisztina
Szabo interprète finement Nerone. Elle défend avec énergie
un rôle exigeant d'elle une forte présence en scène
et une souplesse qui l'amène au la aigu. C'est justement en raison
de l'étendue de sa voix que ce rôle, normalement chanté
par un soprano, lui est confié et elle s'en tire avec tous les honneurs.
Narciso trouve en Michelle Sutton une interprète de choix dans un
rôle qui ne requiert aucune virtuosité particulière.
Chez les hommes, on notera la belle
projection et l'impeccable tenue du souffle de Daniel Taylor quelque peu
tendu toutefois dans les deux lamenti d'Ottone à l'acte II.
Phillip Addis ne semble pas avoir beaucoup d'appétence pour le personnage
de Pallante et pour le style de chant attendu. Cet emploi aurait peut-être
été mieux servi par l'énergie et la voix bien timbrée
d'Étienne Dupuis, un peu à l'étroit en Lesbo. Kevin
Burdette ne possède vraiment pas les moyens requis pour chanter
Claudio. Au deuxième acte, la chute de deux octaves en deux mesures
jusqu'au ré grave, qui devrait être un moment de pure splendeur
vocale dans l'air Cade il mondo, tombe complètement à
plat. Les épisodes de canto di sbalzo, fréquents dans
son rôle, n'impressionnent pas davantage.
Pour les Violons du Roy, la musique
baroque n'a plus de secret. C'est son répertoire de prédilection.
Par ailleurs le relèvement de l'orchestre dans la fosse libère
des sonorités aux couleurs chatoyantes qu'on n'a jamais aussi bien
entendues dans cette salle à l'occasion d'une représentation
d'opéra. Bernard Labadie donne une lecture éblouissante de
l'oeuvre. L'urgence de sa direction, le soutien qu'il apporte aux chanteurs,
la possibilité qu'il leur donne de s'épanouir librement dans
leur interprétation apportent à cette musique une fraîcheur
nouvelle. Les détails orchestraux qu'il met en évidence scintillent
comme autant de joyaux.
Réal BOUCHER