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BERLIN
02/03/2008
Aïda-Cendrillon (Annalisa Raspagliosi)
devant le rêve sucré promis par les sectes
© Alain Kaiser
Giuseppe VERDI (1813-1901)
AIDA
Opéra en 4 actes
livret d’Antonio Ghislanzoni
d’après un scénario d’Auguste Mariette
Mise en scène : Christopher Alden
Scénographie : Andrew Lieberman
Costumes : Doey Luethi
Éclairages : Adam Silverman
Aïda : Annalisa Raspagliosi
Amnéris : Irina Mishura
Radamès : Carlo Ventre
Amonasro : Zeljko Lucic
Ramfis : Raymond Aceto
Le Roi d’Egypte : Ante Jerkunica
Un messager : Joel Prieto
Une prêtresse : Jacquelyn Wagner
Orchestre et chœurs du Deutsche Oper Berlin
Direction : Renato Palumbo
Berlin, Deutsche Oper Berlin, 2 mars 2008
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Aïda-Cendrillon au pays des sectes
Bien sûr, comme à Paris (et ailleurs), la situation des
gens de spectacle n’est pas rose, et plus encore ici depuis la
réunion, sous une même direction, des trois opéras
nationaux berlinois. Les techniciens n’ont plus de contrats
corrects et n’ont pas eu d’augmentation de salaire depuis
plusieurs années : la première d’Aïda
était donc le moment rêvé pour qu’ils
s’expriment. La directrice, très ennuyée, est venue
expliquer devant le rideau que, pour sauver la représentation,
elle les autorisait à s’adresser au public. Petit discours
gentillet, pancartes portées mollement
(« Tarifvertrag Jetzt ! »), la
représentation peut quand même commencer. Le chef, qui a
son timing à respecter, attaque sur les chapeaux de roues. Mais allons directement à la fin.
Quelle plus grande jouissance peut-il y avoir pour un metteur en
scène que de se faire huer, le plus fort et le plus longtemps
possible, à la fin d’une première ? Car enfin,
c’est la preuve, face à la qualité de son travail,
de la médiocrité du public, et tout
particulièrement de ce public des premières, à qui
il serait si agréable de pouvoir dire en retour
« allez, casse-toi, pauvre con ! ». Cette
jouissance si particulière, Christopher Alden a dû l’éprouver ce soir, où il a été copieusement chahuté au rideau final.
Y avait-il des raisons à cela ? Après tout, ce n’est qu’une nième relecture d’Aïda,
et nous avons déjà rendu compte sur ce site de nombre
d’entre elles, souvent remarquables. Mais le problème ici
est que l’œuvre n’a plus rien à voir avec ce
qui est écrit : les situations sont peu plausibles, ce qui
se passe sur scène est souvent en décalage avec le texte
chanté par les artistes, bref on n’y comprend quasiment
rien et on a du mal à suivre le déroulement de
l’histoire (puisqu’il y a quand même une
histoire : à noter que le Deutsch Oper Berlin est
l’un des seuls dans le monde à ne pas faire figurer le nom
de l’égyptologue Auguste Mariette, auteur du
scénario original, sur son programme).
Donc le mieux est que j’essaie de vous raconter cette toute nouvelle Aïda au pays des sectes (en même temps que du Sekt), ou du moins ce que j’ai cru en comprendre.
Nous sommes dans le hall d’un gratte-ciel, briques et bois,
marbre vert foncé veiné de blanc, au centre un pilier et
une fontaine, bref tout ce que l’architecture des années
70 a pu nous donner de pire. Des chaises tubulaires noires, ici et
là, permettent de s’asseoir autant que de besoin. Le seul
intérêt du dispositif est que ce sera le décor
unique pour les quatre actes, permettant d’enchaîner les
tableaux sans une seconde d’interruption, et que donc on gagnera
du temps. Radamès entre pendant le prélude orchestral, et
reste bouche bée devant la fontaine où trône
un mouton : trois hommes arrivent et en sortent une noyée bien
sûr toute dégoulinante d’eau, qu’ils
traînent jusqu’en coulisses : c’est le cadavre
d’Aïda, nous verrons tout à l’heure pourquoi et
comment (suspens insoutenable).
Ramfis (Raymond Aceto), obligeant de pauvres gamins à manger des gâteaux
sous le fracas des « trompettes d’Aïda » © Photo Jean-Marcel Humbert
Flash back en quatre actes et sept tableaux : acte I, première scène, « à Memphis » :
entrent un homme et une femme habillés en strict uniforme
grisâtre : c’est Ramfis et la grande prêtresse,
qui seront omniprésents tout au long de la
représentation. Radamès chante sans conviction son air,
assis sur une chaise le long d’un mur (style salle
d’attente de dentiste). À noter que beaucoup de parties
chantées seront exécutées par d’autres
solistes dans la même position. Pendant ce temps, la
prêtresse va chercher Aïda, la technicienne de surface de
service, et lui donne ses ordres : il faut nettoyer toute cette
eau par terre (ben oui, c’est un flash back mal vu, mais quoi, on
ne peut pas laisser la scène dans cet état) ; Aïda
revient donc avec un seau et une serpillière, et s’active
à genoux avec application. Amnéris entre à son
tour (diadème de diams sur la tête), s’assied et lit
un livre : c’est en fait le petit livre blanc de la secte,
que tout un chacun a dans sa poche. Ils roucoulent tous les trois assis
sur des chaises. Puis plein de gentils membres de la secte entrent, et
un messager sort de la fontaine comme des égouts, tout
ruisselant.
Deuxième scène, « le temple de Vulcain » :
à noter qu’on ne verra jamais le pharaon-gourou qui, comme
tout gourou qui se respecte, ne doit pas se montrer : sa voix est
diffusée par haut-parleur, et quand il parle, Ramfis se tourne
dos au public, bras levé tenant le petit livre blanc contre le
pilier central, tandis que tous les présents se voilent la face
avec le même petit livre blanc. En lieu de ballet, la grande
prêtresse se tord de douleur par terre (convulsions, transes
mystiques, mal au ventre ?), puis se relève en brandissant le
revolver destiné à Radamès ; celui-ci est
affublé d’un petit boléro du plus charmant effet,
on lui bande les yeux et on apporte une cible.
Acte II, première scène, « l’appartement d’Amnéris » :
en fait, c’est la préparation de la scène suivante.
Toute une armée de mini-miss aux tutus multicolores arrive et se
trémousse de la manière la plus ridicule possible sous
des bannières portant répétée la mention
« Rejoice ». Des jeunes femmes entrent avec des
gâteaux et les posent autour de la fontaine ; toujours pas
de ballets, la musique est jouée, mais ne sert de support
qu’à des jeux scéniques.
Deuxième
scène, « à Thèbes », dite
« scène du triomphe » : on
apporte des tables et des nappes comme pour un buffet. La grande
prêtresse, qui régente tout, dirige les jeunes femmes qui
mettent les gâteaux sur les tables. Pendant ce temps,
Amnéris donne à Aïda son diadème, met son
tablier, prend sa serpillière et nettoie la margelle de la
fontaine. Sous les sonorités un peu fausses des fameuses
trompettes, des jeunes garçons entrent à leur tour pour
le concours de « qui mangera le plus de tarte dans le moins
de temps possible, sans y mettre les mains », c’est
d’un drôôôle, ma chère. Leurs mamans,
prévoyantes, leur ont mis des bavoirs en plastique où est
inscrit en rouge le mot « Pie ». Après
toutes ces joyeusetés, fini la fête, il faut tout ranger.
Et vous savez quoi ? Eh bien tout le monde se tire sans rien
faire, et c’est la pauvre Aïda qui doit se payer tout le
travail. Comme elle est très efficace, elle va au plus
pressé et va chercher une immense poubelle à roues
(bruits divers dans la salle !), en déploie le couvercle,
et y jette méticuleusement les nappes avec dedans tous les
restes de gâteaux. Quelques comparses enlèvent les tables,
et toute la secte revient avec chacun sa chaise. Radamès a
toujours les yeux bandés. Amnéris reprend son
diadème à Aïda, et lui rend son tablier. Tout le
monde s’assied en cercle autour de Ramfis et du mouton dans la
fontaine. Amonasro se dégage de la foule : il est
prisonnier de la secte (?). D’autres prisonniers en
sous-vêtements montent sur les sièges : ils acceptent
d’être intronisés pour avoir la vie sauve. Suit une
scène de baptêmes par immersion dans la fontaine ;
comme on lit dans le programme : « Au cours d’un
rituel de baptême extatique, le corps pécheur,
“ennemi intérieur”, est plongé dans
l’eau purificatrice ». Tout le monde brandit le petit
livre blanc. Puis il pleut du plafond (sûrement une fuite
d’eau à l’étage du dessus).
Acte III, « au bord du Nil » :
après une scène insipide (par rapport au reste) entre
Aïda et son père, Radamès arrive, et Aïda
commence à se tortiller et à faire la vamp de
Prisunic ; Radamès embrasse son tablier et le sniffe comme
si c’était la petite culotte de Madonna. Puis il retire
son boléro : est-ce donc qu’il irait trahir ?
Puis ils s’enroulent dans une nappe…
Acte IV (on fatigue), première scène, « le procès » :
et ça continue comme ça, jusqu’à ce que
l’on apporte de grandes plantes au fond du hall, genre plantes
carnivores de La Petite boutique des horreurs. Amnéris est
furibarde, rien ne se passe comme elle voudrait, alors elle
déchire le petit livre blanc, retire sa couronne, la jette par
terre et la piétine. Eh bien, que pensez-vous qu’il
arrive ? Elle se prend une de ces baffes de la grande
prêtresse (qui l’aurait bien tuée, mais ce
n’est pas possible vu qu’elle doit encore chanter à
l’extrême fin de l’opéra), une sacrée
baffe qui l’envoie valdinguer dans un coin de la scène,
où elle restera prostrée jusqu’à la chute du
rideau.
Deuxième scène, « le tombeau » :
le prêtre et la grande prêtresse s’asseyent au fond,
Aïda apporte à Radamès le long tablier bleu du grand
prêtre et l’en habille ; ils entrent dans la fontaine,
Radamès y plonge Aïda pour son baptême rituel, puis
la maintient sous l’eau : elle n’en sortira pas
vivante !
Radamès et Amnéris au dernier acte (Carlo Ventre et Irina Mishura)
© Photo Jean-Marcel Humbert
Au-delà du ridicule certain de nombre de situations, le
problème majeur de cette production est la mauvaise
adéquation entre la dramaturgie et l’œuvre. Car
d’abord, nous sommes avec Aïda
dans le cadre d’une religion d’État, non d’un
domaine privé ; donc la relecture qui nous est
proposée, qui pourrait fonctionner avec d’autres
œuvres lyriques, est ici particulièrement mal
adaptée, dans la mesure où la lutte entre les pouvoirs
politique, militaire et religieux y est totalement gommée au
profit de vagues dissensions internes qui n’intéressent
personne. Et ensuite parce que le metteur en scène est
passé à côté de la vraie bonne idée,
qui était celle de l’importance qu’ont
aujourd’hui les sectes égyptisantes dans le monde ;
une thèse soutenue récemment à
l’université de Strasbourg montre bien ce
développement et ses dangers, en même temps que la place
qu’occupent aujourd’hui ces dérives sur
l’Internet. Transformer la dramaturgie de cette mise en
scène simpliste vers la lutte de deux sectes égyptisantes
aurait d’un seul coup fait basculer l’ensemble dans le
crédible d’une inquiétante actualité ;
et un sphinx à la place du mouton, voire quelques
éléments égyptisants de ci de là auraient
d’un seul coup éclairé la production d’un
jour nouveau. Encore aurait-il fallu avoir un dramaturge de
qualité et compétent, d’où
l’importance de ce métier encore trop ignoré.
Que dire des chanteurs qui se débattent avec des rôles
qu’ils doivent adapter à la nouvelle situation ?
Simplement que pour assurer dans ces conditions, d’excellents
chanteurs ne peuvent suffire, il aurait fallu des chanteurs
exceptionnels. Et le problème ici, comme dans Norma
deux jours avant à Unter den Linden, est que nous avons des
chanteurs de troupe qui ne tiennent pas la route jusqu’au bout. Annalisa Raspagliosi
a fait de jolies choses, elle a la voix et le physique
d’Aïda, mais elle ne survit pas à l’entracte,
et son air du Nil est plus que médiocre. Raymond Aceto (Ramfis) a du mal également à terminer, et même Irina Mishura (Amnéris), la meilleure du lot, connaît une baisse de tonus au moment du procès. Carlo Ventre (Radamès) hurle trop souvent, et souvent un peu trop haut, et Zeljko Lucic (Amonasro) n’entraîne pas l’enthousiasme. Paradoxalement, ce sont, outre Irina Mishura, Ante Jerkunica (le Roi), Joel Prieto (le messager) et surtout Jacquelyn Wagner,
séduisante prêtresse, qui surnagent de l’ensemble.
Une mention spéciale pour d’excellents chœurs, et
pour la direction d’orchestre de Renato Palumbo, attentive, vigoureuse et décoiffante, parfois un peu chaotique, mais intéressante avec ses forte inattendus, et qui n’est pas, parfois, sans rappeler Toscanini.
En conclusion, quel dommage qu’un vrai travail en profondeur ne
soit pas allé jusqu’au bout de l’idée –
au demeurant excellente – des risques plus que jamais
d’actualité des sectes. La production y aurait
gagné en crédibilité et en véracité,
au lieu de se perdre dans le cloaque d’anecdotes singeant, une
fois de plus, l’American way of life.
Jean-Marcel Humbert
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