Ouvert depuis à peine un mois,
le nouveau théâtre d'Erfurt, beau bâtiment et salle
confortable aux reflets pourpres, s'attaque à des ouvrages importants
dans des productions nouvelles, dont une Aïda particulièrement
intéressante coproduite avec l'Opéra de Monte-Carlo.
Oeuvre à trois personnages écartelée
entre l'intimisme et le spectaculaire, Aïda est de plus en
plus fréquemment revisitée par des metteurs en scènes
plus ou moins inspirés qui essayent tout à la fois de "faire
original", de gommer les côtés un peu surannés et de
soutenir l'intérêt des spectateurs (1).
Le travail du metteur en scène Dieter Kaegi et de son décorateur
Bruno Schwengl est dans cette veine : ici, point de costumes pharaoniques
(ou si peu), point de sphinx dorés, d'esclaves nubiens ni de prêtres
au crâne rasé... Au contraire, toute l'action se déroule
dans une Égypte européanisée des années 1920-1930.
Le tarbouche remplace donc le némès, et le lamé
doré le lin plissé. Radamès est habillé en
explorateur, avec veste de toile et bandes molletières ; Amnéris
en femme libre des années 1920, coiffée à la garçonne,
portant une jupe longue à taille haute, corsage et cravate, ou une
robe longue de cocktail ; "Pharaon" est un bey habillé, comme
les prêtres, d'une tunique longue recouverte d'une veste occidentale
; Aïda est plus sobrement vêtue d'une robe classique plissée.
Les chanteurs, très bien dirigés,
doivent donc incarner des personnages quelque peu différents de
ce que la tradition nous a légué. Amnéris, comme souvent,
est la mieux servie. La princesse, interprétée par une chanteuse
au physique agréable, commence par déshabiller Radamès
dès leur première rencontre sur scène ; il l'empêche
d'aller plus avant et elle doit se contenter de lui arracher sa veste ;
un peu plus loin dans l'action, la scène se déroulant dans
ses appartements est transposée dans une salle de gymnastique ou
tout un "escadron volant" s'entraîne à l'escrime : elle a
beau jeu ensuite de menacer Aïda d'un fleuret moucheté ou de
la cravache qu'elle porte sous le bras. Tout au plus pourra-t-on trouver
un peu redondant la violence physique qu'elle ajoute à une violence
verbale déjà fortement exprimée ; quant à son
duo final, c'est la bouteille d'alcool à la main et déjà
passablement éméchée qu'elle reçoit Radamès,
en affichant un état d'exaspération - et d'ébriété
- qui ne fait que croître jusqu'à la scène du procès.
Le pouvoir civil est personnifié
par un notable qui prépare "sa" guerre autour d'une grande table
où des figurines représentent l'armée au pied des
pyramides et d'un obélisque. C'est simple et efficace. Quant au
"triomphe de Radamès", il se déroule lors d'une soirée
mondaine bien vue, qui permet à moindre frais de résoudre
l'une des difficultés (entre autres financières) des habituelles
productions ; les prisonniers, une fois leur sort réglé,
se voient distribuer une carte de séjour...
Le pouvoir religieux, de son côté,
est traité d'une manière plus traditionnelle mais très
esthétique : un beau cercle de prêtres couchés autour
d'une vasque enflammée évoque la scène du "temple
de Ptah" ; quant à la scène du procès, c'est devant
une vaste table chargée de dossiers qu'elle se déroule, contrairement
à la tradition qui nous cache les juges.
L'acte du Nil est plus faible, car
il ne s'intègre dans aucun des partis pris précédemment
développés. Mais il est vrai que c'est un moment plus intimiste
de duos.
Un des intérêts majeurs
de la réalisation est de nous épargner des ballets qui sont
de plus en plus souvent sifflés par le public d'aujourd'hui ; la
musique est bien sûr conservée, mais devient le support d'actions
complémentaires : dans le temple, on assiste à la simple
intronisation de jeunes aspirants ; chez Amnéris, ce sont des joutes
à fleuret moucheté ; seul est conservé le ballet de
la scène du triomphe où une Loïe Fuller vient - entre
autres - régaler les invités.
(© 0péra d'Erfurt)
Des caméras de cinéma
(comme dans la Cléopâtre de Massenet à Saint-Etienne)
créent une certaine distanciation, et de gros projecteurs sur pied
permettent aux acteurs de participer directement à certains jeux
de lumière (Radamès sous un projecteur d'interrogatoire dans
la scène du procès). Et le spectacle culmine dans un tableau
final plus traditionnel, mais très beau : deux murs de forme triangulaire
creusés d'un sarcophage vertical se rapprochent, jusqu'à
enfermer les deux amants à l'intérieur d'une pyramide qui
se reconstitue sous nos yeux. L'ensemble de la production est très
efficace car fort bien réalisé, avec un goût d'une
grande sûreté et une parfaite adéquation à l'esprit
de l'oeuvre et à sa musique : le spectacle marche, les spectateurs
aussi.
Les chanteurs chargés de défendre
cette belle production ne sont pas de niveau international ; mais ils jouent
avec coeur et défendent merveilleusement bien le spectacle. Radamès
(Carlos Moreno) aurait intérêt à revoir d'urgence sa
technique vocale (et sa justesse) s'il ne veut pas y laisser sa voix ;
en revanche, Amnéris (Alina Gurina) et Aïda (Iveta Matyasova)
nous ont offert deux belles personnifications tant sur les plan du jeu
et de l'art vocal que sur le celui du physique. Amonasro était plus
moyen, mais les autres protagonistes défendaient fort bien des rôles
où il leur fallait jouer tout autant que chanter. Le chef d'orchestre
(Walter E. Gugerbauer) a maintenu l'ensemble dans un rythme soutenu qui
a contribué largement à rendre plausible cette relecture
originale et bien vue.
Cette très belle réalisation
qui fait honneur au nouveau théâtre d'Erfurt en le mettant
d'emblée au nombre des scènes dont il conviendra de suivre
la programmation, sera à revoir à Monte-Carlo fin janvier
2004, où elle sera adaptée à une salle beaucoup plus
grande (Grimaldi Forum, 1800 places) avec une distribution réunissant
les plus grands noms du moment.
Jean-Marcel HUMBERT
(1) Cf. Jean-Marcel
Humbert, "How to stage Aida", dans Sally MacDonald et Michael Rice, Consuming
Ancient Egypt, UCL Press, London, 2003, p. 47-62.